Aller au contenu

Marane la passionnée/16

La bibliothèque libre.
Éditions des « Bonnes Soirées » (p. 185-196).

XVI


Jamais ma cape ni mes lunettes ne m’avaient semblé si lourdes que ce jour-là.

Je marchais d’un pas saccadé et je parlais tout en gesticulant. J’étais prête, Dieu me pardonne ! à haïr celui que j’aimais tant. Je trouvais invraisemblable qu’un homme pour qui je ressentais tant de tendresse pût croire tant de mal d’une jeune fille qui ne vivait que pour lui.

La télépathie était en faillite.

L’après-midi avait un ciel gris un peu nacré. Il convenait à mes sentiments ; il était indécis. J’en arrivais à être perplexe. J’avais juré que je n’aimerais que M. Descré, puis, je m’étais dit que je ne voulais pas épouser un être près de qui j’aurais à me défendre. À l’heure présente, je flottais dans ma volonté.

Je trouvais dur de sacrifier cet amour qui me paraissait si beau et je me jugeais lâche de le provoquer. Puis, je me raccrochais à cette pitié due à ce malheureux bafoué par une femme.

N’était-il pas digne d’une tendresse sincère ? Pouvais-je abandonner un de mes semblables à sa solitude morale, lui laisser croire surtout que toutes les femmes manquaient de cœur ?

Ne témoignait-il pas à leur égard d’un peu de mépris, bien qu’il estimât Maria Lespir.

Mes raisonnements se heurtaient à mille pensées extravagantes, alors que mon âme se grisait de mille leurres qui me paraissaient convaincants.

Je sentais que mon cœur n’était plus qu’une pauvre chose torturée et que tout mon bel amour s’exhalait de mon être en un amer regret.

Je souffrais avec passion.

Je gravissais le sentier comme on monte à l’assaut. Mais, à mesure que je me rapprochais du but, je me tourmentais.

L’inquiétude me dévorait. Pendant quelques secondes, j’eus la pensée de fuir, de laisser là toute lutte, toute peine et de finir mes jours dans un couvent à l’abri de tout sentiment humain.

Mais je n’éprouvais nul attrait pour la vocation religieuse. Il me fallait me mélanger avec des humains à l’activité multiple.

Et, pour tout avouer, je voulais revoir M. Descré. Pourtant, j’étais contente de le haïr un peu. Il me semblait que cela compensait la ferveur que je lui vouais.

Soudain, il se profila devant mes yeux. Il était sur « ma » plate-forme. Il contemplait la mer d’un air pensif.

Je m’arrêtai. Je rajustai mon voile autour de mon visage. J’enfonçai mon béret et je resserrai ma cape.

Mon sang battait mes tempes à grands coups. Je ne ressentais plus aucune haine, mais un amour infini. Miracle du cœur.

C’était à cet homme, occupant une si grande place dans mon esprit, que j’allais présenter ma défense. Ses réponses décideraient de mon avenir.

Mes chiens me devancèrent et coururent à lui. C’était déjà un ami pour eux.

Je pris une allure compassée pour arriver à son côté.

— Mes hommages, Mademoiselle.

— Bonjour, Monsieur !

Combien ces salutations étaient cérémonieuses, banales, pour mon âme tourmentée, dédaigneuse de routine. Mais c’était le monde avec ses conventions que je détestais.

Mme Descré se porte bien ?

— Elle est absente pour quelques jours.

Il y eut un silence ; puis je murmurai presque bas :

— Voulez-vous que je vous parle de Mlle de Caye ?

— Il me semble que ce serait fort intéressant.

Sa voix était un peu sourde. Je pensais qu’il était fort désireux d’entendre ce que je pourrais dire, mais qu’il craignait de montrer trop d’empressement. Ce n’est jamais courtois pour une femme quand un homme lui demande de parler d’une autre.

Je commençai :

— Marane de Caye…

Je fus interrompue tout de suite :

— Marane ?

— Mais oui, Marane.

— Quel nom bizarre !

Je ne répondis pas. Mon nom me plaisait. Je repris :

— Marane de Caye est une jeune fille qui peut sembler étrange, parce qu’elle a l’horreur des conventions niaises qui entravent toute initiative. Elle peut ne pas paraître bonne, parce qu’elle ne divulgue pas ses charités. Quant à épouser un valet de ferme, elle n’aurait jamais songé à un acte semblable, car elle a trop le respect du nom de son père. Elle n’est nullement vulgaire, mais elle ne s’embarrasse pas d’usages mondains. Élevée à la campagne, elle considère les gens selon la valeur de leurs âmes. Malheureusement pour elle, le régisseur des propriétés était un homme trop ambitieux.

— Ah ! oui, le dénommé Chanteux !

— Vous avez entendu parler de lui ?

— J’ai su qu’on l’avait retrouvé frappé de congestion au bord d’une pièce d’eau.

— C’est exact. La mort de cet homme a été providentielle, parce qu’il ruinait la famille de son défunt maître.

— Il ne paraissait pas aimé. C’est le sentiment qui me semblait animer l’ouvrier qui m’en a parlé.

— Il ne faisait rien pour l’être. Il terrorisait Mme de Caye, qui ne savait comment sortir des griffes de ce monstre.

— Oui, c’est ce que j’en ai déduit !

M. Descré était pensif. Sans doute réfléchissait-il à la vie précaire de ces deux femmes seules à la merci d’un homme avide.

Je poursuivis :

— Vous comprenez combien il était facile pour cet homme sans scrupules, de tendre à Mlle de Caye les pièges les plus grossiers. Quand cette jeune fille inexpérimentée s’enthousiasmait pour un idéal, il dénaturait le sentiment qui la poussait. C’est si simple pour un homme de répandre la calomnie.

J’eus une pause, durant laquelle M. Descré dit :

— Mais cette jeune fille s’est réellement sauvée d’un couvent ?

— Ce n’était pas un couvent. Elle était allée chez une

cousine éloignée de sa mère, afin de vivre un peu de l’existence des villes. Cette dame avait des filles. Or, le rêve de Marane de Caye était d’avoir une amie. Elle avait presque toujours vécu seule, son frère étant parti pour finir ses études. Quand elle arriva chez sa cousine, elle fut tout de suite conquise par le charme de la seconde, qui s’appelait Jeanne.

— Jeanne ? répéta M. Descré.

— Oui, son amie se nommait Jeanne et Marane était heureuse. Avec son cœur passionné, elle ne pouvait qu’éprouver une amitié dévouée, désintéressée, pour cette jeune fille qui la séduisait par une douceur, par une bonté, une apparence de tendresse qu’elle ne faisait que simuler.

M. Descré eut un mouvement. Il allait parler, mais il se retint. Je poursuivis :

— Il advint que Marane ayant la pudeur de ses sentiments de première amitié, elle n’osait les proférer tout haut à son amie, timide soudain devant elle. Un soir, dans sa ferveur, elle eut l’idée de les lui écrire.

— Oh ! s’exclama M. Descré d’une voix étouffée. Je le regardai. À quelle pensée s’adressait cet « Oh ! » qui paraissait signifier : « La pauvre enfant ! Elle a cru être comprise et être payée de retour ! ». Je le pris ainsi et je continuai :

— Vous devinez, n’est-ce pas, Monsieur, que cette lettre devint le jouet de Jeanne et qu’elle s’en moqua en compagnie de ses sœurs. L’une d’elles prévint Marane. Celle-ci, avec sa candeur, sa tendresse méconnue, sa fierté blessée à juste titre, ne put tolérer une semblable lâcheté et traîtrise de celle qu’elle avait placée si haut. Elle s’en alla. L’affreux Chanteux transforma ce départ en une fuite de couvent.

— Je comprends tout ! murmura M. Descré.

— La nature enthousiaste, généreuse de Marane, la rendit bien malheureuse à la suite de cette aventure.

— Ah ! que j’eusse aimé que ma femme fût ainsi ! s’écria M. Descré, sous une impulsion irrésistible.

Je sentis dans mon cœur une rosée bienfaisante. Comme ces mots avaient été bien dits ! Je penchai la tête pour savourer ma joie, car je craignais que l’éclat de mes yeux ne surprît, bien qu’il fût atténué par les verres de mes bésicles.

Je repris avec une apparente tranquillité :

— Elle était trop droite pour que cette trahison ne s’imprimât pas dans son âme. Si elle eût vécu dans le monde, elle eût été accoutumée à ces façons superficielles et déloyales, mais elle n’avait eu jusqu’alors que le spectacle de la nature.

— Pauvre petite !

Ah ! que M. Descré me plaignait bien ! Déjà fléchissait en moi la résolution de dédaigner ses avances. Ainsi le cœur se joue de la volonté.

— Je n’ai pas besoin de vous dire dans quel état d’esprit Marane revint chez sa mère. Elle avait cru atteindre l’amitié merveilleuse et la moquerie lui avait répondu. Elle découvrit alors une âme fruste, en la personne d’un fils de fermier. Il avait quinze ans et il était simple et bon. Elle voulut, en toute innocence, en faire son ami.

— Mon Dieu ! soupira M. Descré.

— Mais les sentiments purs sont mal interprétés par certaines natures. Ce jeune berger n’avait rien de mauvais en soi, mais sa mère était une ambitieuse, qui, poussée par le misérable Chanteux, conseillait mal son fils. Un jour, ce dernier, après une cruelle hésitation, se permit, sous prétexte d’amitié, de vouloir embrasser Marane. La jeune fille, indignée, lui lança une gifle à toute volée !

Jamais encore, je n’avais entendu rire M. Descré. Mais il fut pris d’une hilarité si joyeuse, si éclatante, que je ne pus m’empêcher de l’imiter.

— Ah ! que c’est bien ! put-il enfin articuler.

— Vous trouvez ?

— Oh oui ! cette Marane est délicieuse.

Je savourai mon bonheur, et je poursuivis :

— Elle comprit que le rêve de l’amitié était difficile à réaliser. Mais ce qui lui vint aussi à l’esprit, c’est que cette scène avait peut-être été organisée.

« Elle se méfiait de Chanteux, elle pensa qu’il cherchait à la compromettre afin de ne plus lui laisser que la perspective d’épouser le berger, tandis que lui…

— Lui ? questionna M. Descré :

— Lui voulait épouser Mme de Caye.

— Le misérable !

Le cher M. Descré serrait les poings dans une sainte colère.

Qu’il était beau ! Je pensais qu’il serait un excellent défenseur et il me semblait que mon mariage avec lui serait une bénédiction.

Je repris mon récit :

— Le jeune fermier a d’ailleurs avoué que la scène de ce malheureux baiser avait été préméditée. Puis est survenue la mort de Chanteux, et l’ordre est revenu.

Pendant quelques minutes, nous restâmes silencieux. La mer était pleine de rayons. Son murmure était doux, et dans le lointain, s’avançaient avec lenteur des voiles blanches.

— Marane de Caye apprit un jour la mort de son amie. À vrai dire, cette disparition ne l’affecta pas. Sa nature est ainsi faite qu’elle ne peut sacrifier à l’hypocrisie. Cette femme l’avait bafouée, s’était moqué d’elle et elle ne pouvait plus l’aimer. Toute sa faculté de pitié s’est retournée, vous ne savez pas vers qui, Monsieur ?

— Pas du tout !

— Devinez.

M. Descré me regardait comme s’il voulait déchiffrer sur le peu de visage que je montrais l’énigme que je lui posais.

Il murmura :

— Je serais incapable de deviner.

— Eh bien ! sa pitié s’est tendue vers le mari, ce M. Renaud de Nadière, qu’elle ne connaissait nullement. Elle voulait aller le trouver, non pour le plaindre d’avoir perdu sa femme, mais pour le réconforter dans son chagrin d’avoir eu une épouse semblable.

— Oh ! expliquez-vous plus clairement ! s’écria M. Descré, au comble de l’excitation et de la surprise.

— Soyez calme, Monsieur ! Vous êtes prévenu que Marane de Caye est une personne étrange qui n’agit pas comme toutes les jeunes filles. Eh bien ! elle était persuadée que M. de Nadière avait cruellement souffert du caractère de sa femme et qu’il avait été très malheureux.

M. Descré m’interrompit pour s’écrier :

— Cette jeune fille est étonnante !

— Il a fallu que sa mère s’opposât fermement à une démarche aussi inconsidérée. Vous jugez quel scandale aurait eu lieu si Marane de Caye, introduite près de ce veuf, lui eût dit : « Je sais que Jeanne était méchante et rusée et que vous avez dû vivre de biens mauvais jours en sa compagnie ! » Ces choses se pensent, mais…

Je n’achevai pas ma phrase. M. Descré marchait à grands pas sur la plate-forme étroite et j’eus peur qu’il ne tombât à la mer.

— Faites attention !

— C’est vrai, répondit-il en passant la main sur ses yeux.

Il y eut encore un silence. Une mouette cria et M. Descré sortit d’un rêve pour m’adresser la parole :

— Pardonnez-moi. Mon esprit s’est égaré vers d’autres voies. Je trouve cette jeune Marane si franche, si vraie. Ah ! que ce serait reposant d’être compris par une âme pareille !

Je restai tout interdite devant le bonheur qui s’épanouissait en moi. Marane de Caye commençait à être vengée.

— Mademoiselle, ne vous étonnez pas de mon émotion, en écoutant de votre bouche la défense de Mlle de Caye. J’ai de bonnes raisons pour trouver à votre récit des sujets d’étonnement. Non, M. de Nadière n’a pas été heureux avec sa femme, et Mlle de Caye a vu juste.

Mes yeux, sous mes lunettes, s’agrandissaient de surprise. Ce fut comme une hallucinée que j’entendis M. Descré ajouter :

— Je me sens en confiance avec vous, et je vais vous avouer que je suis Renaud de Nadière.

— Ah ! vous ! Et votre femme était…

— Jeanne de Jilique !

C’était lui, Renaud de Nadière ! Mon amour pour lui renaissait ! M. Descré m’avait blessée en me répétant ce que l’on disait de moi ; mais M. de Nadière était celui que j’aimais et que je devais réconforter.

Juste ciel ! J’arrachai mes lunettes que je jetai à la mer. Je me débarrassai de ma cape, de mon voile. Mes nattes apparurent. Rasco et Sidra les attrapèrent dans leurs mâchoires, en m’encadrant, et je criai :

— Je suis Marane de Caye !

Mes yeux verts, j’en étais sûre, flamboyaient. Il articula d’une voix rauque :

— Vous, Marane ?

Puis, je compris soudain qu’il était encore plus incorrect pour Mlle de Caye que pour Maria Lespir, d’être seule sur un roc avec un jeune homme. Je fis volte-face sans un mot et je dévalai le sentier, tirée en avant par mes deux chiens qui me tenaient fortement par les cheveux.

J’eus cependant le sang-froid de remercier Dieu tout le long du chemin, tout en lui recommandant l’âme qui s’agitait dans mon corps. La descente était rapide, et mes chiens, fous de joie d’avoir reconquis leurs habitudes, ne mesuraient plus leurs bonds.

J’entendis au-dessus de moi des cris : « Arrêtez ! Vous allez vous tuer ! » Mais, aérienne, je filais comme le vent.

J’arrivai à la maison échevelée, rouge et je me précipitai dans la chambre de ma mère :

— Maman ! Maman ! sa femme, c’était Jeanne de Jilique !

— De qui parles-tu ?

— De Jeanne de Jilique, mon amie, sa femme !

Ma mère me contempla, effrayée.

— Marane, sois plus calme. Tu vas avoir une congestion. Tu es restée trop longtemps en plein soleil.

— Il s’agit bien de soleil et de congestion ! ripostai-je : je te répète que Jeanne de Jilique était la femme de Renaud de Nadière.

— Mais oui, nous savions cela depuis longtemps.

— Tu ne comprends pas, maman ! M. Descré est le mari de Jeanne de Jilique.

— Calme-toi, Marane !

Maman vint près de moi et s’empara du mouchoir avec lequel je m’essuyais le front. Elle l’inonda d’eau de Cologne et me le passa sur les tempes.

— Quel malheur ! Tu as sûrement attrapé un coup de soleil !

— Mais non, maman ! répliquai-je, impatientée.

Puis, dans une détente subite, je pleurai. Maman m’étendit sur sa chaise-longue et s’inquiéta :

— As-tu mal à la tête ?

— Non ! Non !

Ma crise de larmes était passée. Je ne me sentais plus que du rire au bord des lèvres. Je me redressai d’un bond et j’expliquai :

— Je vais fort bien et je suis heureuse ! Tu n’as donc pas encore deviné que M. Renaud de Nadière et M. Descré ne font qu’un ? Il est venu ici, pour cacher son chagrin d’avoir été si malheureux avec sa femme. Voulant être tranquille, il s’est caché sous son nom patronymique. C’est lui qui a épousé Jeanne. Tu vois quelle coïncidence extraordinaire ! Quand je t’assurais que j’aimais M. de Nadière, tu vois que j’avais raison. Je l’aimais par intuition, et j’ai aimé M. Descré parce qu’il incarnait le genre d’homme qui me convenait. Donc, cela ne pouvait être que le même personnage.

Ma mère était ahurie de ce que je lui annonçais, mais il fallait bien qu’elle se rendît à l’évidence.

Je fus bientôt assez calme pour lui narrer mon entretien avec Renaud de Nadière par le détail. Ainsi que moi, elle loua la Providence de ce concours de circonstances.

Puis, elle me dit :

— La situation devient fort délicate.

— Délicate ? Pourquoi ?

Je ne voyais nul obstacle à ce que mon plan se déroulât selon mes idées.

— Tu t’es sauvée un peu sottement.

— C’est vrai. Mais tout à coup les convenances se sont présentées à moi, et j’ai pensé que c’était mieux que M. de Nadière me demandât en mariage à ma mère.

— En mariage ! Il est loin d’en être question. Tu ne sais pas si tu lui plais.

— C’est forcé, je dois consoler ce pauvre Ned…

Je comprenais maintenant ce surnom de Ned. C’était à la fois Renaud et Nadière.

— Consoler ! répondit maman ; ce n’est pas prouvé qu’il le désire.

— C’est certain, et lui doit me faire oublier que Jeanne m’a causé ce chagrin.

— J’espère que vous ne parlerez plus de cette malheureuse. Elle a expié toute la peine qu’elle a faite et il faut la laisser en paix.

— Je veux bien.

Il y eut un tout petit silence, puis je repris :

— Il est tout naturel que Renaud de Nadière demande ma main. Je la lui accorderai tout de suite et nous nous marierons vite.

— Ne te crée pas d’illusions suivies de déceptions.

— Mais c’est mathématique ! criai-je, la voix triomphante.

J’employais volontiers ce mot, en quoi j’imitais Évariste.

— Il est certain que M. de Nadière ne peut faire autrement que de te rendre visite, dis-je encore à maman. Il est ton voisin. Il m’a vue descendre le sentier comme une chèvre et je suis sûre qu’il me croit tuée.

Maman me reprocha mon manque de sang-froid :

— On ne se sauve pas ainsi comme une folle ; il faut penser à ses gestes.

— C’est vrai, j’ai eu tort ; mais la situation était tellement étrange qu’il me semblait que c’était le seul parti à prendre.

— Enfin, soupira maman, avec toi on peut toujours compter que les choses ne seront jamais comme elles doivent être.

— Moi, je trouve qu’elles se déroulent normalement. Maintenant, je me demande quand viendra M. de Nadière ?

— Il est bizarre que ce Monsieur n’ait pas donné son nom exact.

— Il l’a donné, mais il a négligé sa particule ; pour vivre à la campagne, il n’en avait pas besoin. Il s’appelle Descré de Nadière. Papa s’appelait bien Ribin de Caye. Je pourrais tout aussi bien me présenter comme Mlle Ribin.

— Tu as toujours raison.

Il y eut un instant de réflexions muettes. Déjà, je me repentais de m’être en allée si vite. Je serais encore en train de converser avec Renaud, tandis que le temps me paraissait long et que l’inquiétude me venait.

Combien de jours se passeraient sans que je le revisse, car j’étais bien décidée à ne plus le rencontrer, à ne plus rien tenter pour favoriser une entrevue. J’estimais qu’il devait maintenant venir à la maison pour demander ma main. Et je n’étais plus aussi sûre de cette démarche.

Je questionnai à brûle-pourpoint :

— Crois-tu qu’il m’ait trouvé belle ?

Ma mère rit quelque peu et me répondit :

— Comment pourrais-je le savoir ?

— Jeanne de Jilique était brune. Je suis blonde. Un homme peut-il aimer deux genres de femme différents ?

La gaîté de maman augmenta :

— Quelle question ! Je ne crois pas que la nuance de cheveux puisse avoir une influence. Plaire, c’est répondre à un attrait. Peut-être n’a-t-il même pas vu que tu étais blonde.

— Pourtant, Rasco et Sidra ont empoigné mes tresses.

— C’est un comble ! Il a dû être tellement ahuri que je suis certaine qu’il a pris tes nattes pour deux cordes qui entouraient ton cou !

Je fus vexée et je criai :

— Je suis fière de mes cheveux ! Je veux qu’il les ait admirés.

— Quelle prétention, se moqua maman.

Je devenais malheureuse. L’ironie de ma mère m’exas pérait. J’aurais voulu que M. de Nadière frappât à notre porte.

Cette soirée de mai me parut une des plus longues de ma vie. Je tournais comme un écureuil. J’allais dans le jardin, je rentrais. Je posais une question à ma mère, et je n’écoutais pas sa réponse.

Je me voyais déjà mariée, et je me demandais où nous habiterions. J’évoquais le visage de mon frère à l’annonce de mes fiançailles. J’éprouvais une joie débordante en pensant que, moi aussi, je pourrais lui vanter mon fiancé, qui serait enfin l’ami rêvé.

Tout ce qui passait à portée de mon esprit retenait mon attention et tout me paraissait futile.

— Maman, il est d’usage, n’est-ce pas, que les jeunes mariés fassent un voyage sitôt après leur mariage ?

— Oui, c’est une coutume.

— Je trouve cela idiot, et je ne me conformerai pas à cette coutume. Avant de voyager avec mon mari, je veux d’abord apprendre à le bien connaître. En supposant qu’il n’aime pas plus que moi les hôtels, nous nous forcerions, croyant nous plaire mutuellement. Non, des tours de parc, voilà un bon voyage de noces.

— Ne fais pas de projets, Marane !

— Pourquoi ? C’est gai de bâtir des projets !

— Tu ne sais pas si M. de Nadière sollicitera ta main.

— Quelle idée ! Maintenant plus que jamais !

Je cherchais à me persuader et je continuai avec feu :

— Il m’a dit textuellement qu’il serait doux d’être compris par une âme semblable à celle de Marane de Caye. Alors, maman, je puis conclure à un dénouement selon mes vœux. Dans cette union, n’aurai-je pas une tâche haute à remplir : dédommager M. de Nadière de son premier mariage.

— Encore !

— Mais, maman, ce que j’en dis là, c’est pour chercher à me sanctifier.