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Mars ou la Guerre jugée (1921)/22

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 51-52).

CHAPITRE XXII

DE LA VIOLENCE

Au sujet de la colère, que beaucoup appellent courage, il faut comprendre qu’elle n’est pas absolument opposée à la peur. Chacun sait par expérience comment l’on passe de la peur à la colère, et comment l’action vive soulage et délivre. Mais entre deux souvent se développe une agitation stérile et comme une impatience musculaire, qui se traduit par gestes, discours et pensées. C’est dans ce passage que l’orgueilleuse colère montre le visage de la peur ; ce que la crise nerveuse, chez les êtres faibles, fait voir à plein. Ces remarques sont encore éclairées si l’on s’est assuré que la peur est toujours en quelque façon peur de soi.

Il est bien aisé de surprendre cette ambiguïté et ce mélange des passions lorsque les disputeurs s’irritent. L’orateur timide force contre l’obstacle, élève la voix, serre la gorge, et arrive bien vite à la fureur. Il importe d’observer ici l’ordre véritable des causes et des effets. Ce n’est pas parce qu’il veut du mal au contradicteur qu’il élève la voix, mais au contraire parce qu’il élève la voix qu’il en vient à une espèce de haine. Qui comprend ces causes en rit bien. J’entendis un jour un grammairien qui parlait furieusement sur l’orthographe ; nul ne songeait à le contredire, mais il n’en menait pas moins une rude guerre contre sa propre peur. J’ai oublié ce qu’il disait de l’orthographe, mais j’ai retenu ce qu’il faisait voir au même temps, et qui était d’un bien plus grand prix, j’entends que la colère, fille de peur, n’attend pas l’ennemi pour combattre. Ainsi la violence s’exerce d’abord contre elle-même, et toujours contre elle-même. Le génie comique, qui est ce qui survit de l’esprit enchaîné, éclairera en chacun ces remarques si simples, jusqu’à proposer cette relation étrange, qui définit peut-être la guerre, et dans laquelle l’ennemi n’est en vérité qu’un prétexte pour se nuire à soi-même. Qui veut la guerre est en guerre avec soi.

On comprend sans peine, d’après cela, que l’action violente soit une espèce de soulagement dans le paroxysme de la passion. Là est le bonheur de se venger. Les imprécations, les souvenirs, les raisonnements n’en sont que des effets accessoires. Se venger, c’est faire une action attendue, annoncée par l’état du corps, et qui délivre les muscles de leur pénible travail de contracture contre eux-mêmes, qui étrangle la vie. Tout, en ces crises, est œuvre de force et seulement de force ; car les vicissitudes de la passion, que les idées suivent comme elles peuvent, dépendent seulement de la position du corps et des forces de chaque muscle, chacun violentant les autres autant qu’il peut ; chaos et éruption des forces mécaniques. D’où l’on voit que la Fatalité trouve ici une matière convenable, et la plus forte preuve, car le vif plaisir de la vengeance nous récompense aussitôt. Telle est en bref l’histoire d’un crime passionnel, et la guerre est réellement un crime passionnel. L’amour, la pitié, l’horreur, poussent avec la haine par ce chemin qu’elle ouvre. Cette ambiguïté des passions déchaînées est-ce qui étonne le plus dès que l’on entre dans cet immense sujet ; et c’est ce qui suspend aussitôt la guerre contre la guerre. Car toute violence est guerre. Et le pouvoir, par ses ruses, fait de toute guerre sa guerre. Dans le combat, ce qu’il y a de fureur contre les maîtres lointains et contre les féroces spectateurs, qui peut le savoir ? Le gladiateur croyait égorger César peut-être.