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Mars ou la Guerre jugée (1921)/23

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 53-54).

CHAPITRE XXIII

COMMENT ON FOUETTE LES PASSIONS

Toute la presse nous a fait vingt fois le tableau des intérêts et des revendications d’une nation à l’autre. Et les brochures pacifistes, ou irénocrates, ou quelle que soit l’étiquette, recherchent une solution juridique de ces conflits, chose qui ne peut manquer d’intervenir si les intérêts jouent seuls. Méditez sur ce mot d’un avocat : « Les intérêts transigent toujours ; les passions ne transigent jamais. » On peut vivre en paix vingt ans et plus, dans ces conflits d’intérêts, comme l’expérience l’a fait voir ; on peut donc y vivre toujours ; tout se tasse ; tout s’arrange. Il ne faut pas espérer ici une espèce de code qui aurait tout prévu. Il y a des procès, et ruineux pour tous, non par l’insuffisance du code, mais par les passions ; et il y a d’heureux arrangements, plus avantageux que les procès, dès que les intérêts jouent seuls. Détournez donc votre regard de ce vain étalage juridique, dangereux surtout par la fausse sécurité qu’il vous donnerait. Guettez les passions qui naissent, et que les tyrans conduisent si bien.

Un exemple. Vous lisez partout que ce peuple a fait voir une étonnante résurrection après une longue décadence. Vous acceptez l’idée sans examen ; ou bien vous pensez que ce n’est qu’un lieu commun sans importance. Vous ne saisissez pas l’effet de cette injure suivie à ces jeunesses qui grandirent en essayant de juger. Les petits et grands tyrans se virent détrônés après la célèbre affaire Dreyfus, dont tous aperçoivent maintenant l’immense portée. Vous n’avez pas discerné non plus, quand les tyrans reprirent peu à peu le pouvoir, cet éloge aux jeunes, et cette invitation à mourir ? Je me suis opposé tant que j’ai pu, par l’écrit et par la parole, à ces jugements redoutables, qui semblaient à presque tous un indice de ces oscillations communes dans l’histoire des peuples, et dont on aime à dire que les causes sont inconnues. Pour moi j’ai toujours vu clair dans ces discours d’officiers et d’académiciens : « Cette jeunesse était lâche ; cette autre jeunesse vaut mieux. » Songez aussi à cette littérature académicienne, qui, par des injures suivies à l’ennemi, allait à la même fin. Songez aux violences de la rue, et à ce chantage organisé par les royalistes. Cette vague de guerre a passé sur vous, vous entraînant, vous portant vers la catastrophe. Et vous en étiez toujours, vous en êtes peut-être encore à chercher quelque tribunal arbitral qui réglerait les différends entre nations. Mais comprenez donc que nul ne se battrait pour un différend entre nations, au lieu que n’importe quel homme se battra pour prouver qu’il n’est pas un lâche.

J’ai senti cette effervescence, cette espèce de panique, cette farouche détermination des jeunes qui disaient : « Eh bien, qu’on en finisse ; mourons pour les Académiciens. » L’un de ces jeunes, qui a eu la chance d’être tué dans les premiers combats, me disait avec cette force tranquille que j’aimais : « Laissez donc ; cela nous regarde ; ce n’est pas à vous que l’on demande de mourir. »

Faites attention à ce danger-là. Essayez de voir cet honneur fouetté et galopant, et de quel air sont reçus les plats conseils sur les arrangements possibles, les formules diplomatiques, l’incertitude des armes, les ruines, les morts, les deuils ; de quel air est accueillie cette Sagesse trop claire et qui parle si bien à côté, par l’homme qui offre enfin sa vie et qui ne pense qu’à bien mourir. Dans le parti des braves, aussi, on trouve de ces sourds et muets pour la Raison, dès que l’honneur parle. Jugez maintenant selon leur vraie puissance ces déclamations sur la décadence et sur la renaissance, sur les Asmus, gros mangeurs de choucroute, et autres plaisanteries homicides ; et si vous n’avez pas été indulgent à ces choses, dormez en paix.