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Mars ou la Guerre jugée (1921)/78

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 163-164).

CHAPITRE LXXVIII

DE L’ORGUEIL

J’ai trouvé dans Hegel, entre tant de vues profondes sur la nature humaine, une idée qui m’a étonné d’abord, et qui m’a été ensuite un secours pour surmonter ce grand et énorme Sujet. Vous savez comment procède ce Penseur à discipline, toujours par oppositions et réconciliations, ce qui représente déjà assez bien les guerres intestines d’une pensée en travail. Les artifices mêmes de cette méthode dialectique ne m’étonnent point ; il faut bien des précautions et plus d’une marche oblique si l’on veut prononcer utilement au sujet de cet étrange animal. Voici donc l’idée. Une Conscience de soi s’éveille à elle-même et mesure son étendue et son pouvoir ; son étendue qui contient tout, et son pouvoir qui est de juger universellement. Ce moment, qui est de Jeunesse pensante, est naturellement abstrait et vide par l’ambition même ; c’est toute la richesse humaine, mais en prétention seulement. Observons que toute idée à sa naissance représente ce moment de la Suffisance, qui est aussitôt Insuffisance. Ce conflit de soi avec soi ne va jamais sans un peu de colère, qui, surmontée, fait la Modestie, fille d’orgueil. Mais ne suivons pas par là. Ce que je veux considérer, avec notre auteur, c’est la rencontre de cette Conscience de soi avec une autre Conscience de soi, qu’elle reconnaît comme telle. Ce qui résulte aussitôt d’une telle rencontre c’est le Combat d’où naîtra aussi l’Amitié véritable, fille de Guerre. Ici le lecteur le moins attentif reconnaît un mouvement humain sous mille aspects ; et j’aperçois aussitôt que c’est faute sans doute d’avoir pu combattre que les faibles en restent à la haine, barrés désormais et butés, sans développement possible.

Toute rencontre d’idée, toute prétention contre prétention passe par une telle colère, et la dépasse. C’est pourquoi une discussion irrite toujours au premier moment ; car il faut que les pensées s’accordent, et elles ne peuvent ; comme deux rois absolus ; et ce premier choc promet quelque chose de plus profond que la tolérance, toujours marquée de faiblesse. Ce que je veux retenir ici, c’est que la plus forte pensée n’est pas immédiatement pacifique, comme au reste les oppositions de doctrine le font assez voir. Et ici encore il faut dire que c’est par la faiblesse que la guerre s’établit. Qui ne peut comprendre s’irrite. Et l’homme, dès qu’il s’instruit et dès qu’il construit en sa pensée, ne peut admettre l’homme. De là tant de hérissements et de timidités orgueilleuses. Essayons de comprendre que le haut de l’homme n’est pas moins dangereux pour la paix que le bas. Je crois même qu’en toute ambition, c’est la prétention d’esprit qui mène tout le reste à la bataille. Si les hommes n’avaient que des besoins, je les craindrais moins.

Voici donc, il me semble, un beau chemin pour les méditations d’un homme jeune et avide de penser. Car c’est une grave méprise, et de grande conséquence si, par ces mouvements de guerre qui sont des moments inévitables, il se croyait rappelé à l’esclavage et aux mouvements animaux, jusqu’à leur abandonner la conduite et la solution de la guerre. Cet abandon de soi est en beaucoup et nous guette tous. Mais, tout au contraire, le mal de pensée ne se guérit que par la pensée. D’après cette vue donc, je prononcerais que c’est la pensée qui fait la guerre, par cette naïveté qui lui est propre qui fait que voulant l’Amitié Humaine, aussitôt elle la manque, et accuse d’autres causes que sa propre paresse et lâcheté. Au contraire, par victoire et foi, l’une portant l’autre, la pensée doit se reconnaître coupable ici, seule coupable, dès que, rencontrant de nouveau le moment du combat, elle n’ose point le surmonter et le dépasser par ses moyens propres. J’ai laissé quelque obscurité ici, je le crains ; mais je dis pourtant quelque chose qui, sous d’autres rapports, est assez clair pour chacun. Qui ne sait qu’il faut du courage pour aimer, dès que l’on pense ?