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Mars ou la Guerre jugée (1921)/79

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 165-166).

CHAPITRE LXXIX

HERCULE

Proudhon, sous le titre de Guerre et Paix, a voulu remettre la Force en sa place, louant comme il faut Hercule, et refusant de séparer la Vertu d’avec la Puissance. Je ne me détourne point de cette idée ; elle ne me fait point peur. Toute force humaine, autant qu’elle se rapproche de ce divin modèle, au contraire me plaît et me rassure. Et le vieux mythe éclaire comme il faut l’œuvre des Forts, qui est toujours de Justice, de Protection, de Redressement. La raison en est donnée tout au long par Platon dans sa République, où il fait voir que la force suppose une domination du Vouloir sur le désir, et même sur la colère, de façon que la force véritable est toujours d’âme en même temps que de corps. Juste en ses pensées, calme dans le péril, équilibré de la tête aux pieds, sans rien de vil ni de petit, tel est Hercule ; et l’enfant ne s’y trompe jamais, cherchant protection et assurance en cette large main, et vénérant l’infaillible massue. Mais Proudhon, comme il fait souvent, s’est jeté sans précaution dans cette grande idée, par le bonheur de mépriser ces cerveaux sans bras qui sont Juristes et Politiques. Adorant la force, il glisse à adorer la guerre. Erreur démesurée, il me semble.

Dans la guerre, au contraire, je vois la force humiliée et serve. Ce grand corps combattant, fait de millions d’hommes, ne me trompe point ; ce n’est pas un homme. Les métaphores n’y font rien. Je n’y retrouve point ce regard imperturbable, ni ces passions domptées, ni ce juste équilibre qui font le héros. Tout au contraire j’y vois des cerveaux sans bras, qui pensent à l’étourdie, sans rien risquer de ce sang qui les nourrit. J’y vois des passions déchaînées, sans mesure, sans pudeur ; une grande peur d’abord, dans tous les faibles, et une admiration intempérante, qui fouette les jeunes par l’éloge et par le blâme. D’un côté la ruse des Pouvoirs, qui visent toujours à s’assurer et à s’étendre ; de l’autre l’émotion des vieillards et des femmes, inactive et par conséquent déréglée ; sans compter les lâches s’il y en a, qui premièrement s’abritent, et aussitôt font voir le plus beau courage en discours. Tout cela ensemble exerce une action trop claire sur ceux qui ont la charge d’agir et de mourir pour que je dessine en forme d’Hercule le grand corps homicide. En cette tempête humaine, ceux qui ressemblent le plus au bon Hercule par l’équilibre et la puissance d’agir sont justement ceux dont les idées, les espoirs, les amours et les volontés sont descendus au rang de l’instrument aveugle, dont le premier devoir est de ne point juger ce qu’il fait. Et comme jamais celui qui conçoit n’est celui qui exécute, comme jamais celui qui décide n’est celui qui paie, et puisque finalement il n’y a pas un soldat sur mille qui approuve ce qu’il fait et qui puisse se vanter de l’avoir voulu, je ne puis voir en ce brutal mécanisme que la faiblesse déchaînée, les passions triomphantes et la vertu décapitée. Injustice essentielle. Hercule humilié.