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Massiliague de Marseille/p2/ch04

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 291-311).


IV

Les coupables


Quand une chaloupe de pêcheurs est désemparée par la tempête, que ses voiles arrachées, ses avirons brisés, elle flotte à l’aventure sur les vagues irritées, certes ses marins, séparés de l’abîme par quelques planches qui gémissent sous la poussée de chaque lame, connaissent d’horribles angoisses.

Mais le désespoir ne leur vient que si la situation se prolonge. Pendant les premières heures, les premiers jours, ils espèrent être recueillis. Après tout, ils sont sur la route suivie par les steamers de telle ou telle ligne ; rien d’impossible à ce qu’ils rencontrent un navire auquel ils adresseront les signaux de détresse et qui, suivant la coutume fraternelle de la marine, stoppera pour leur porter secours.

Dans le Far-West américain, rien de semblable. L’océan dénudé de la Prairie s’étend de toutes parts, au delà des confins de l’horizon.

L’homme abandonné dans le désert n’a plus d’espoir. Si aucun être humain ne se trouve sur son passage, la faim le terrassera bientôt, et s’il rencontre quelqu’un ce sera un Indien, un pillard qui le tuera.

Tel était le sort auquel le Puma, avec sa cruauté instinctive de Peau-Rouge, avait condamné les Canadiens.

Au départ de leurs ex-compagnons, Pierre, dont les mains étaient libres, avait ramassé le couteau du Mayo et délivré Francis.

Puis les deux hommes avaient tenu conseil.

— Chef, dit Pierre, qu’allons-nous faire ?

— La suivre, répliqua Francis.

— Bon, nous ne la rejoindrons pas. Nous à pied, elle à cheval.

— Là, là… tu sais que les Nordistes barrent la route qu’elle doit suivre.

— Oui.

— Eh bien ! cela ne nous indique-t-il pas notre devoir ?

— Sans doute, seulement…

— Seulement quoi ?

— Il faudra être auprès de la doña avant trois jours.

— Parce que…

— Parce que nous n’avons rien à manger. Pour toute arme, un couteau. Si dans trois jours nous n’avons rien mangé, nous serons à bout de forces et nous n’aurons plus qu’à nous coucher pour attendre la fin.

Francis secoua la tête d’un mouvement obstiné :

— Il faut que nous marchions… Je sens qu’elle aura besoin de nous.

— Oh ! ce que j’en dis, fit placidement l’engagé, ce n’est pas pour vous contrarier, je suis votre compagnon. Où vous irez, j’irai. Tant que vous voudrez aller de l’avant, je marcherai… et quand vous vous étendrez pour râler votre chant de mort, soyez sûr que je serai étendu à côté de vous.

Il est impossible d’exprimer le dévouement avec une plus tranquille insouciance.

Gairon serra longuement la main de Pierre.

— Ah ! fit-il, pourquoi as-tu demandé à partager mon sort ?

— Dame, chef, quand on s’engage, ce n’est pas seulement pour faire de bons repas et se promener les mains dans les poches. Vous en savez quelque chose, vous qui êtes victime de votre signature à Joë Sullivan.

— Pour un mois encore, soupira le chasseur.

Mais Pierre eut un gros rire :

— Non, non, pas pour un mois, chef… Vous serez libéré avant. Que les sorcières de l’Ontario me tordent le cou, si, à moins d’un miracle, nous ne sommes pas trépassés avant une semaine.

Pendant quelques minutes, les interlocuteurs observèrent le silence.

Ils hésitaient à parler.

La situation était bien telle que l’avait dépeinte l’engagé. Perdus dans le désert, privés de leurs carabines, il leur était matériellement impossible de chasser… Dès lors, la conclusion logique de leur isolement était la mort par la faim.

Soudain, Francis se couvrit le visage de ses mains, et avec un sanglot de rage impuissante :

— Oh ! fit-il… mourir, mourir… en laissant en sa pensée le souvenir d’un traître, d’un misérable… c’est trop ! c’est trop !

— Chef ! balbutia l’engagé, bouleversé par cette explosion de douleur.

— Et ne pouvoir rien, rien… Victime de la parole donnée, il me serait interdit aujourd’hui encore de lui jurer fidélité… Ma signature me lie pour un mois, un mois… et à l’instant précis où j’entrevois la délivrance, le moyen de me dévouer à elle, sans restriction… cette abominable aventure…

Mais cette colère douloureuse tomba soudain, et l’athlétique chasseur gémit :

— Oh ! Dolorès, Dolorès, jamais tu ne comprendras combien le traître t’appartenait, combien de tendresse cachait la trahison !

C’était poignant d’entendre se plaindre ainsi, rendu tout à fait faible comme un enfant par la souffrance, ce chasseur vigoureux, cet homme de bronze qui affrontait le danger en souriant.

Cela dura longtemps.

Enfin l’émotion de Francis se calma peu à peu. Il leva les yeux vers le ciel et, après un instant de réflexion :

— il est environ dix heures. Mais la lune est claire, et puis la trace d’une troupe de cavaliers est aisée à suivre. En marche, Pierre, en marche. Usons nos dernières forces à nous rapprocher d’elle.

Sans répondre, l’engagé se dressa sur ses pieds, après avoir passé le couteau du Mayo à sa ceinture.

Les deux hommes, alors, quittèrent le lieu où était naguère le campement, et le plateau du Val Noir redevint désert.

Sans peine, les Canadiens retrouvèrent la piste de l’escorte, et la poursuite commença.

Poursuite insensée !

Quelle chance avaient les deux hommes à pied, désarmés, sans vivres, de rejoindre leurs anciens compagnons montés sur les excellents mustangs (chevaux) amenés par le chef séminole ?

Et même, s’ils les joignaient, ne seraient-ils pas repoussés comme des coupables auxquels on avait fait grâce.

Mais Francis ne voulait pas s’arrêter à ces pensées.

Avec un entêtement monotone, il répétait :

— Je sens qu’elle aura besoin de moi.

Parfois, il ralentissait sa course rapide.

— Quel rêve, si je pouvais offrir ma poitrine au fer qui la menacerait. Si je pouvais tomber à ses pieds, les éclabousser de mon sang… mourir en lui criant : Mestiza, celui qui entre dans le néant t’avait déjà donné son âme… il te donne son existence.

Toute la nuit, les géants canadiens allèrent ainsi.

Ils avaient reconnu au passage que l’escorte de Dolorès avait fait halte vers deux heures.

Sans doute, la convalescente s’était sentie fatiguée, et Francis eut, à cette pensée, un accès de colère.

C’était absurde d’imposer à la Mestiza, à peine remise de sa terrible blessure, une étape aussi pénible. On allait la tuer.

Le rude chasseur parlait comme un tendre père. Il lui poussait des inquiétudes presque féminines.

Et Pierre essayait vainement de l’apaiser.

À l’aube, tous deux s’arrêtèrent dans un vallon, où une caverne de faible dimension, formée par un écoulement de rochers, leur assurait un abri contre l’ardeur du jour. Ils étaient las.

Huit heures de marche, après les émotions violentes de la veille, avaient épuisé leur vigueur. Le repos devenait indispensable.

Avec cela, les premières atteintes de la faim apparaissaient.

Gairon eut un regard attristé pour la surface nue de la prairie, aux herbes desséchées, que le soleil levant dorait de ses rayons obliques ; puis il se jeta sur le sol et ferma les yeux.

Évidemment le sommeil était loin de lui, mais il souhaitait s’isoler, interdire toute conversation à son compagnon.

Le bon sens de Pierre lui faisait peur, il craignait de l’entendre exprimer son avis sur la folie de leur entreprise.

L’engagé le comprit.

Sans une parole, il s’installa à quelques pas du Canadien, et lui aussi parut s’abandonner au sommeil.

Seulement, chez lui, le repos simulé ne tarda pas à se transformer en repos réel. Le brave garçon, décidé à suivre son chef jusqu’au bout, avait trouvé, dans la simplicité de sa façon d’envisager le devoir, la tranquillité morale qui permet l’oubli.

La journée était avancée, quand il reprit conscience de lui-même. La première sensation qu’il éprouva en revenant à la vie fut celle de la soif.

— Mâtin, murmura-t-il, il me semble que je boirais un fleuve !

Il se reprocha aussitôt cette exclamation. Son chef n’y verrait-il pas un symptôme de découragement ; plus que cela, un reproche ?

Et il chercha des yeux Francis Gairon.

À sa grande surprise, il ne l’aperçut pas.

Il ne songea pas une seconde à un abandon possible. Non, le chasseur devait errer aux environs ; mais quelle raison avait pu le décider à quitter l’abri des roches ?

Pierre se leva, fit quelques pas dans le vallon désolé, et soudain il eut un cri.

À trente mètres de lui, agenouillé, penché vers le sol, Gairon demeurait immobile, tel une statue, dans le poudroiement rougeâtre du soleil couchant.

Cet homme, prosterné sur la terre fauve, parmi les rochers brûlés, évoquait une idée de tristesse si poignante que, sans s’expliquer à lui-même le sentiment auquel il obéissait, Pierre marcha vers lui sur la pointe des pieds, avec les précautions enfantines et exquises en leur gaucherie d’un fidèle pénétrant dans le temple.

En dépit de ses soins, le sol friable, calciné, criait sous ses pas. Mais ce bruit n’attira pas l’attention de Francis, près duquel l’engagé arriva sans que le chef eût levé la tête.

Alors Pierre se rendit compte de l’objet de la méditation de son ami.

Francis regardait, les yeux troubles, un morceau de gaze déchiré sans doute à un voile.

L’ombre projetée par le corps de l’engagé le tira de cette extase. Il se tourna vers le nouveau venu, et lui montrant le lambeau d’étoffe :

— Son voile ! dit-il doucement.

Le chasseur haussa les épaules :

— Rien d’étonnant à ce que nous trouvions cela, puisque nous suivons sa trace.

Mais Francis l’interrompit rudement :

— Si. C’est la volonté divine qui a voulu, ne dormant pas, que mes jambes me conduisissent auprès de ce cactus, dont les raquettes épineuses avaient happé cette gaze. Ce chiffon me dit qu’il ne faut point de découragement… qu’il faut se remettre en route… qu’un jour elle saura la vérité et qu’elle pardonnera.

Le visage de Pierre exprima le doute, mais il ne jugea pas opportun de discuter, et avec sa soumission habituelle :

— Si vous jugez ainsi, chef, partons.

— Merci.

Gairon saisit la main de son compagnon, la serra à la broyer, puis glissant dans sa poitrine le fragment du voile de Dolorès, il se releva.

Un instant plus tard, les deux abandonnés quittaient le vallon.

La chance parut les favoriser d’abord. Vers minuit, ils rencontrèrent une source ombragée par un groupe de palmiers et ils purent étancher leur soif.

On leur avait laissé leurs gourdes. Ils les remplirent.

— Tu le vois, fit joyeusement Francis, notre situation s’améliore, nous n’avons plus à craindre que la faim.

— Oui, oui, répliqua l’engagé… mais elle commence à me mordre aux entrailles d’inquiétante façon.

— Bah ! marchons, marchons… Quand on est occupé, on songe moins à se dorloter.

Se dorloter, l’expression était comiquement cruelle, appliquée à des malheureux perdus dans la Prairie et dont l’estomac n’avait reçu aucune nourriture depuis trente-six heures.

Mais tel était l’état d’esprit de Pierre qu’il ne sourcilla pas.

De nouveau, les chasseurs arpentèrent la plaine, suivant la piste laissée par les sabots des chevaux,

Les kilomètres succédaient aux kilomètres. Emporté par une attraction mystérieuse, Francis ne semblait pas ressentir la fatigue.

Pierre, au contraire, commençait à tirer la jambe. De temps à autre, il restait en arrière, puis, se contraignant à l’effort, il accélérait son allure pour rejoindre son chef.

La lune descendait vers l’horizon, indiquant la troisième heure après minuit, quand les Canadiens atteignirent un champ de cactus hauts de six pieds, qui couvraient une centaine de mètres carrés.

— Ils ont campé ici durant la journée d’hier ! s’exclama Gairon.

De fait, on constatait partout les ravages causés, par la halte d’une troupe assez nombreuse.

Les raquettes des cactus avaient été coupées à coups de machete, des feux avaient été allumés, laissant sur le sol des monceaux de cendre grise.

Les chevaux entravés avaient bouleversé le sol de la pointe de leurs sabots.

— Tiens, regarde, reprit le Canadien qui furetait partout, regarde ces trous dans le sable… ce sont les piquets de sa tente qui les ont creusés… Et ici, au milieu d’eux, ces empreintes légères formant un rectangle… c’est le cadre de la natte sur laquelle la chère créature s’est reposée.

Francis semblait avoir oublié la lassitude, la faim ; à se trouver ainsi dans un endroit où la Vierge mexicaine avait respiré, il éprouvait une joie ineffable qui effaçait pour lui jusqu’au souvenir de ses misères.

Mais Pierre le rappela au sentiment de la réalité.

À terre étaient des débris d’os.

— Et cela, fit l’engagé, ce sont les ossements d’une antilope dont les blancs et les Indiens se sont régalés, tandis que deux braves chasseurs comme nous n’ont rien à se mettre sous la dent.

La faim faisait souffrir Pierre et son caractère, si égal d’ordinaire, s’en ressentait.

— Et puis, continua-t-il, pourquoi nous entêter dans une entreprise impossible ? Vers la fin de notre seconde étape, nous atteignons à grand’peine la première halte de la Mestiza…

— Eh bien… en nous maintenant à deux jours de distance, n’avons-nous pas chance de la rejoindre dès qu’un obstacle entravera sa marche.

— De la rejoindre ? fit railleusement l’engagé.

— Sans doute.

— Alors, chef, vous vous figurez que demain et après-demain nous fournirons la même carrière que ces deux dernières nuits ?

— Pourquoi pas ?

— Pourquoi, je vais vous le dire. À cette heure, le besoin de nourriture commence à se faire sentir, mais nous sommes échauffés par la marche et nous ne sentons pas la lassitude. Mais, dans quelques heures, nous devrons nous arrêter, dormir… Au réveil, nos jambes n’auront plus d’élasticité, notre volonté aura perdu de sa vigueur… Je connais cela… vous aussi, parbleu ! Tout vrai chasseur, même avec ses armes, a connu la faim dans la prairie.

Et comme Francis, vaincu par la logique des choses, baissait la tête sans répondre, l’engagé poursuivit avec force :

— Nous nous remettrons en route cependant, mais, malgré notre désir, nous irons moins vite. Cela durera un jour, deux jours… il y en aura quatre alors que nous n’aurons rien mangé. C’est le moment dangereux, celui-là… On a des visions, des hallucinations ; on voit, dans une espèce de rêve, des rivières poissonneuses, des pâturages où s’ébattent bœufs, moutons, bisons, daims… On ne souffre plus, mais, la tête ballottée comme celle d’un homme ivre, on perd la notion exacte des choses… on n’est pas plus à redouter qu’un enfant.

Il conclut paisiblement :

— Cela m’est égal… Je voudrais déjà être à ce quatrième jour où l’on dîne en rêve, où l’on ne sent plus la faim… mais, d’ici là, je souhaiterais être dispensé d’une fatigue sans but… Je me coucherais là, tranquillement, et je dormirais.

Doucement, Francis appuya sa main sur l’épaule de l’engagé.

— Eh bien ! dors, mon pauvre Pierre, dors… Il n’est pas juste que tu sois la victime de la folie qui est en moi… Dors, je poursuivrai seul.

Ces simples paroles rappelèrent à lui le chasseur.

— Vous laisser seul… Pour qui me prenez-vous ?… Je suis votre engagé, je dois vous accompagner partout.

— Mais ta faim, ta fatigue…

— Tant pis pour moi… j’aime mieux mourir en souffrant que mourir déshonoré. Allez, profitez du moment, chef… Vos paroles m’ont fait l’effet d’un coup de fouet… Marchons !

Et, arrachant une feuille de cactus qu’il se mit à mâchonner, en dépit de son amertume, pour tromper les réclamations de son estomac, Pierre s’éloigna à grandes enjambées.

« Brave cœur ! » murmura Francis.

Puis lui-même imita son compagnon.

Hélas ! les prévisions de Pierre devaient se réaliser.

Durant deux nuits encore, les Canadiens épuisèrent leurs dernières forces à suivre la trace de Dolorès ; mais, le matin du quatrième jour, ils se laissèrent tomber, exténués, près d’une mare, seul vestige humide conservé par un trou profond dans le lit d’une rivière desséchée.

Tous deux burent abondamment. Mais ensuite une sorte de torpeur les envahit. Une sueur glacée ruissela sur leurs fronts. Pendant de longues heures, ils s’agitèrent en prononçant des paroles incohérentes, mêlées à plaisir par le délire de la faim.

À cette crise succéda une période d’abattement.

Un lourd sommeil, avant-coureur de la mort, abaissa leurs paupières de ses doigts de plomb, et ils demeurèrent inertes, insensibles, vivants encore de la vie végétative, mais morts moralement.

Selon toute apparence, ils ne devaient sortir de cet état que pour entrer dans l’inconnu de l’éternité.

Cependant, — au bout de combien de temps ? ils n’auraient su le dire, — tous deux rouvrirent les yeux, avec l’impression qu’une boisson chaude tombait dans leur estomac, rappelant la vie prête à s’enfuir.

Leurs regards troubles perçurent confusément des ombres s’agitant autour d’eux et une voix rude résonna à leurs oreilles :

— Ils reviennent à eux, sergent.

— C’est bien, encore un peu de bouillon… On va les ramener au campement… là, le médecin major achèvera de les remettre sur pied…

— Ah çà ! bégaya Pierre, qu’est-ce que c’est que ça ?

Sa voix était faible comme celle d’un enfant. Elle fut entendue néanmoins et l’organe déjà entendu tout à l’heure reprit :

— Sergent, en voilà un qui remue la langue.

Ces paroles achevèrent de dissiper le brouillard qui obscurcissait la pensée des chasseurs.

Leurs regards s’éclairèrent, la lucidité leur revint et ils distinguèrent plusieurs soldats de la milice des États-Unis.

Le sergent s’était approché.

— Eh bien ! dit-il d’un ton jovial, vous vous décidez donc à revenir à la vie ? By God ! Vous en avez fait, des façons. Nous avons été sur le point d’y renoncer.

— Comment êtes-vous là ? interrogea Francis.

— Comment ? Mais, fort heureusement pour vous, nous faisions une reconnaissance, quand un de nos flanqueurs vous découvrit, pâmés sur le sable.

— Nous mourions de faim.

— Parbleu, cela se voyait. Grâce au ciel, le gouvernement fait entrer les tablettes de Liebig dans notre charge de vivres. On vous a fabriqué un bouillon à se lécher les doigts. On vous l’a ingurgité de force, et voilà… Maintenant, vous êtes de jolis garçons. Seulement, je m’étonne…

— De quoi ?

— De voir deux hommes qui, au jugé, ont l’expérience de la Prairie, s’y aventurer sans autre arme qu’un méchant couteau.

En un instant, Francis comprit qu’en disant la vérité, il nuirait à Dolorès.

Ces soldats faisaient évidemment partie de ceux qui pourchassaient la noble fille.

Il fallait leur donner le change et, d’un ton bonasse, il répondit :

— Nous avons été volés.

— Par qui ? fit curieusement le sous-officier.

— Nous l’ignorons. C’est durant notre sommeil ; nous croyions n’avoir rien à craindre et nous avions pensé inutile de nous imposer une faction… Nos chevaux, nos carabines, nos provisions, tout a disparu.

L’Américain haussa les épaules.

— Quelque pillard indien, sans doute.

— Nous l’avons supposé. Le sol rocheux, par malheur, n’avait conservé aucune trace.

— C’est fâcheux. Enfin, nous allons vous prendre en croupe et, au campement, vous trouverez bien de quoi vous refaire un équipement.

Puis, par réflexion :

— Au fait, vous venez de l’Ouest ?

Gairon eut une imperceptible hésitation, mais il pressentit qu’un mensonge pourrait embrouiller les choses.

Durant son évanouissement, les soldats avaient peut-être relevé la piste. Il valait mieux dire la vérité.

Aussi répondit-il :

— En effet, nous venons des rives du Rio Pecos.

— Et vous n’avez pas rencontré de voyageurs ? À cette nouvelle interrogation, qui se rapportait bien certainement à la petite troupe de la Mestiza, le Canadien dressa l’oreille.

— Des voyageurs ? répéta-t-il.

— Oui, ils sont conduits par une sorte de folle mexicaine, que Satan confonde, car c’est elle qui nous oblige à trimer dans ce pays de chiens.

Le mieux, pour ne pas éveiller les soupçons, était d’abonder dans le sens du Yankee.

Gairon qui avait serré les poings en entendant appeler « folle » la noble fille à laquelle il avait donné son cœur, se contraignit à sourire :

— Attendez donc. Je crois bien que nous avons vu les gens dont vous parlez.

— Ah bah ! Il y a longtemps ?

— Plusieurs semaines. C’était à une journée de marche du Rio Pecos.

Nous sommes tombés dans leur camp, où, du reste, on nous a admirablement reçus.

Le sergent se frotta les mains.

— Bien, bien… la Mexicaine est une très jolie fille — il se frisa la moustache — qu’accompagnent plusieurs Indiens, un hacendado de la frontière…

— Oui, oui… je vois que vous êtes renseigné…

— Insuffisamment. Car nous ignorons de quel côté ils se dirigent.

À cet aveu, Francis eut peine à contenir sa joie. La Mestiza avait donc échappé aux troupes chargées de s’emparer de sa personne, et avec une nuance d’ironie :

— Ah ! ce n’est pas moi qui vous le dirai, reprit-il… car je n’en sais rien. Nous avons reposé dans le camp de ces personnes, puis nous les avons quittées pour continuer notre chemin, sans nous inquiéter de celui qu’elles choisissaient elles-mêmes. Au désert, on n’est pas curieux.

— C’est un tort.

— Je m’en aperçois, monsieur le sergent, car j’aurais eu grand plaisir à vous apprendre ce que vous désirez savoir.

— Et vous n’auriez pas perdu votre temps. Il y a une prime de mille dollars pour celui qui trouvera la trace de la Mestiza, c’est ainsi qu’on la nomme… Et mille dollars constituent une somme assez rondelette pour que l’on puisse faire une part à qui vous aide.

Mais changeant de ton, le sous-officier demanda :

— Vous sentez-vous en état de supporter deux heures de cheval ?

— Trois si c’est nécessaire.

— Parfait ! alors, vous, je vous prends en croupe. Puis, appelant un de ses hommes :

— Fried, ordonna-t-il, tu feras de même pour ce gentleman.

De la main il désignait Pierre.

Cinq minutes plus tard, tout le monde était en selle et le détachement quittait au grand trot la rive de la mare où les chasseurs avaient failli trouver la mort.

Tout en trottant, le sous-officier parlait :

— Au camp, vous serez encore interrogé.

— Bon, fit Gairon, je répondrai comme je l’ai fait tout à l’heure.

— Certainement. Seulement, tâchez de rappeler vos souvenirs. Celui auquel vous aurez affaire est un malin parmi les malins, et un indice, sans importance pour vous ou pour moi, peut suffire à le mettre sur la voie.

— Qui est donc ce personnage ?

— Un gentleman qui s’est chargé d’empêcher la Mexicaine de mener à bien ce qu’elle a entrepris contre les États-Unis. Moi, je ne suis pas fort en politique, mais il paraît que c’est comme cela.

— Et ce gentleman ?

— À nom Joë Sullivan.

Francis sursauta :

— Sullivan ? redit-il en écho.

Dans l’espace d’un éclair, le chasseur avait entrevu le danger de se trouver en face de l’agent nordiste.

L’émotion de son accent n’échappa point au sous-officier.

Celui-ci se retourna à demi sur sa selle et d’un ton soupçonneux :

— On dirait que vous connaissez ce nom ?

Mais déjà Gairon s’était ressaisi et ce fut de l’air le plus tranquille qu’il répliqua :

— On dirait juste.

— En vérité.

— Et l’on pourrait ajouter que notre rencontre a quelque chose de providentiel.

— Comment cela ?

— Oh ! ce n’est pas mystère et rien ne m’empêche de satisfaire votre curiosité. Mon camarade et moi, nous étions engagés dans le désert uniquement afin de rejoindre Joë Sullivan, pour le compte duquel nous remplissions une mission secrète.

Et affectant une joie qu’il était bien loin d’éprouver, le Canadien conclut :

— Je n’aurais osé rêver un enchaînement de circonstances aussi heureux.

Si le sergent avait senti un doute se glisser dans son esprit, l’apparente bonhomie du chasseur en fit disparaître jusqu’au souvenir. Les deux hommes conversaient comme les meilleurs amis du monde, lorsqu’ils parvinrent au lieu du campement.

Cet endroit a été gratifié du nom de Green Rocks, — les rochers verts, — vocables qui font naître l’idée d’une oasis dans le désert, d’un vallon rocheux couvert de verdure.

Telle n’est point là raison de cette appellation.

Les Green Rocks sont une dépression rocheuse formée de granit cuprifère, lequel, sous l’action décomposante d’un soleil torride et des pluies de l’hivernage, s’est recouvert d’une couche d’oxyde de cuivre ou vert-de-gris.

De là, la désignation de roches vertes.

Rien n’est désolé d’ailleurs comme ce coin du désert. Le granit vert-de-grisé donne au paysage une apparence sombre et lugubre. On croirait errer parmi les scories d’une immense fonderie de cuivre, plutôt que dans un vallon disposé par la nature.

Cinquante hommes environ campaient là.

Tous considérèrent curieusement leurs camarades, les interrogeant au passage :

— Des prisonniers ?

— Où avez-vous capturé ce gibier ?

— Mais ce sont des coureurs de prairie.

— Voire même des Canadiens, répondit Pierre que la curiosité des miliciens impatientait.

L’escorte poursuivît néanmoins son chemin, se dirigeant vers quelques blocs de rochers disposés, par un caprice des éboulements, à la façon d’un dolmen druidique.

Sous leur abri, deux hommes assis semblaient absorbés par une conversation des plus intéressantes. L’un portait l’uniforme des officiers de la milice. L’autre, en costume civil, attira immédiatement les regards de Francis.

C’était Joë Sullivan en personne, Joë Sullivan auquel le liait, pour quelques semaines encore, l’engagement signé par lui.

Il eut un frisson de colère.

Là, à portée de sa main, se tenait l’homme qui avait fait de lui un agent de trahison, le maître de sa vie durant une année, le vrai coupable dont il portait la peine.

Un moment, ses yeux s’injectèrent de sang, il fut sur le point de crier sa haine. À son esprit se représenta le doux visage de Dolorès Pacheco, qui à cette heure sans doute l’avait chassé de sa pensée et se croyait généreuse en accordant un oubli dédaigneux à son meurtrier.

Ah ! comme il aurait bondi sur Joë avec joie, comme il l’aurait étranglé de ses mains puissantes !

Mais sa loyauté simpliste parla plus haut que sa colère.

Elle lui rappela qu’il était l’engagé du Nordiste ; que toute révolte serait seulement une trahison nouvelle, et il baissa la tête, éteignit la flamme de son regard, se contraignit à l’impassibilité pour se présenter devant son chef abhorré.

À peine avait-il dompté cette tempête intérieure que le cheval du sous-officier stoppa à trois pas du dolmen ; le militaire porta la main à son képi et respectueusement :

— Capitaine, notre reconnaissance n’a donné d’autre résultat que la rencontre de deux hommes qui mouraient de faim.

— Hein ?

— Ceux-ci, que nous avons amenés afin que vous les interrogiez.

Cela dit, il se retourna et ordonna laconiquement au Canadien :

— À terre.

Francis exécuta le mouvement commandé. De son côté, Pierre se laissait glisser à bas du cheval qui l’avait porté jusque-là.

Le capitaine ouvrait la bouche ; mais une exclamation de Sullivan arrêta la parole sur ses lèvres :

— Gairon !

S’il s’était trouvé inopinément en présence de Joë, le brave chasseur se fût assurément troublé, il aurait balbutié, se fût enlisé dans des explications contradictoires et il aurait, selon toutes probabilités, dévoilé l’état de son âme.

Mais il était prévenu. Depuis quelques instants, il s’attendait à voir peser sur lui le rayon acéré des regards du policier-frontière.

Si bien qu’il répondit d’un ton de belle humeur :

— Lui-même, gentleman, lui-même, avec le camarade Pierre. Plus heureux de vous revoir que vous ne le supposez, car nous avons bien cru ne plus jamais avoir ce plaisir.

Joë s’était levé. D’un geste impérieux, il renvoya l’escorte, et se plantant devant Francis :

— Comment se fait-il que, depuis de longs mois, je n’aie pas eu de vos nouvelles ? Il a fallu la venue d’Indiens fugitifs pour m’apprendre que la Mestiza campait au Val Noir, tandis que je la cherchais partout ailleurs. Deux de mes batteurs d’estrade que j’ai envoyés là-bas, sont revenus m’apporter la certitude qu’elle avait quitté cet endroit, mais sans pouvoir m’indiquer dans quelle direction elle s’était mise en route.

Il parlait, les dents serrées, avec une irritation froide, remplie de menaces.

— Bon, répliqua le Canadien sans se troubler. En voilà des questions. À laquelle vous plaît-il que je réponde d’abord ?

Son calme réagit sur son interlocuteur qui reprit avec moins de sévérité :

— Certes, je ne vous accuse pas, mon brave chasseur. Mais avouez qu’il est fâcheux d’être dans l’attente comme je m’y trouve depuis trop longtemps.

— Je l’avoue aisément, d’autant plus aisément que maintes fois je me suis dit : Le patron doit s’impatienter ferme, mais quand on a fait le possible, on a la conscience tranquille et l’on ne saurait connaître le remords.

— Que t’est-il arrivé ?

— Oh ! une chose bien simple. Vous m’avez trahi.

— Moi ?

— Ou plutôt votre signature.

Joë sursauta :

— Je crois deviner. Ceux que tu accompagnais…

— Se sont doutés… Je me demande encore comment, car ni Pierre, ni moi, n’avions commis la moindre maladresse… Ils se sont doutés de mon engagement à votre égard.

— Tu en es certain ?…

— Attendez, vous en serez certain aussi.

Il débita sans broncher l’histoire qu’il avait préparée en route, histoire qui côtoyait sensiblement la vérité.

— Figurez-vous, monsieur Sullivan, que la doña…

— Qui appelles-tu : la doña ? interrompit rudement le Yankee… C’est là un titre qui appartient aux nobles dames seules, et je ne sache pas que celle dont tu surveillais les actes y ait droit.

Une contraction fugitive des traits indiqua l’effort de Francis pour ne pas relever l’offense adressée à la Mestiza. Cependant il continua d’un ton soumis :

— Oh ! vous savez, dans le Nord, nous ne connaissons pas l’espagnol. Je dis : doña, parce que tout le monde le disait, voilà tout… Donc…

Il parut chercher :

— … Donc Dolorès Pacheco nous convia un soir à prendre le thé sous sa tente avec ses compagnons. Nous acceptâmes. On dut mêler un narcotique, à notre boisson, car nous nous endormîmes.

— Hein ?

— C’est comme je vous le dis. Quand nous rouvrîmes les yeux. Dolorès tenait mon portefeuille et me présentait notre traité d’engagement.

— Damnation ! gronda Sullivan.

— Ah ! oui, damnation, appuya le chasseur, car, à dater de cet instant, nous fûmes prisonniers, étroitement gardés… Et plus tard, quand Dolorès Pacheco et sa troupe partirent, ils nous abandonnèrent sans armes, sans nourriture, comme pour nous dire : Mourez ainsi que des chiens, nous ne voulons pas nous salir les mains à verser votre sang.

Le Canadien s’était animé en parlant ainsi.

La rancœur de la clémence méprisante de la Mestiza donnait à son accent une telle amertume que Joë ne soupçonna pas une seconde sa sincérité.

Ce dernier questionna encore toutefois, mais sans raideur :

— Rien ne vous a indiqué de quelle façon cette fille avait surpris votre secret ?

— Rien, monsieur.

Sullivan frappa du pied avec impatience.

— C’est la bouteille à l’encre, c’est le diable…

Puis, s’apaisant soudain :

— Et vous ignorez vers quel but se dirigeait l’aventurière ?

— Je l’ignore, fit avec force le chasseur qui enfonçait ses ongles dans sa chair pour ne pas céder à l’envie d’assommer le misérable qui traitait la Vierge mexicaine d’aventurière.

Il y eut un silence.

Enfin Sullivan haussa les épaules :

— Bah ! d’après mes renseignements, le but de l’expédition serait le territoire indien… Or, une ligne de petits postes s’étend le long de la frontière du territoire. Ni elle, ni ses compagnons ne franchiront cette barrière vivante.

Il tendit la main au Canadien et à Pierre :

— Au demeurant, je suis heureux de vous revoir sains et saufs. Reposez-vous. Mon ami, le capitaine Joles, — il s’inclina vers l’officier qui avait assisté à l’entretien, — vous fera distribuer des vivres. Reprenez des forces, mais surtout ne vous éloignez pas.

— Nous n’en avons nulle envie, monsieur Sullivan.

— Tant mieux, car je tiens à vous avoir sous la main. Vous connaissez bien la Mestiza, puisque vous avez vécu dans son camp pendant plusieurs mois.

— Certes.

— Eh bien, au cas où cette fine mouche se déguiserait pour essayer de tromper notre surveillance, vous éventeriez la ruse.

— Soyez tranquille, murmura, avec une imperceptible ironie, le chasseur amusé par l’idée que l’on comptait sur lui pour livrer Dolorès.

Sullivan n’y vit pas malice :

— Je suis tranquille, mon brave chasseur. Vous avez à vous venger, cela doublera votre clairvoyance de chercheur de pistes. En outre, notre contrat va venir sous peu à expiration et la prime vous sera versée. Eh ! Eh ! vous n’aurez pas perdu votre temps cette année.

Sans attendre de réponse, le yankee revint au capitaine.

— Mon cher ami, dit-il, veuillez envoyer des hommes aux postes voisins. Voici la nouvelle consigne : Nul ne doit traverser nos lignes. Quel que soit l’inconnu qui se présente, qu’on me l’amène ici !

L’officier se leva aussitôt et courut donner des ordres.

Quant à Joë, il salua les Canadiens de la main, et se retira sous le dolmen.

L’interrogatoire était terminé.

Bras dessus, bras dessous, les chasseurs rejoignirent le gros du détachement. Entourés par les soldats, ils racontèrent leur odyssée avec la même… fantaisie qu’à Sullivan lui-même.

Mais leur bonne grâce eut sa récompense : bouillon au Liebig, café, viande de conserve préparée par la maison Armour, de Chicago, leur furent offerts de copieuse façon.

Si bien qu’après avoir pensé mourir de faim, ils entrevirent l’instant où ils trépasseraient d’indigestion.

Décidément remis, se sentant dans les plus heureuses dispositions, ils décidèrent qu’un tour de promenade conviendrait tout à fait à leur état de santé.

Et sans se presser, en bons bourgeois sortant de table, ils flânèrent dans le vallon Green Rocks.

Loin des oreilles indiscrètes, les deux compères ne purent se tenir de rire. 

— Non, chef, commença Pierre, il faut que je vous félicite. Vous avez une façon de raconter l’histoire qui mettrait en gaieté un castor.

— Pouvais-je dire la vérité sans jeter ces damnés Nordistes sur la trace de cette sainte enfant, la Mestiza ?

— Ce n’est pas ce que je prétends dire. Seulement votre récit était si bien arrangé que je me demandais si, vraiment, les choses ne s’étaient point passées ainsi.

— Alors, le Sullivan n’a pas eu de doutes, d’après toi ?

— Lui… allons donc… Il vous regardait avec compassion. Dans ses yeux, je lisais aussi clairement que dans un livre.

— Tu lisais ?

— Ceci, chef : Braves gens que ces chasseurs, mais aussi maladroits que possible. Ceux-ci se sont fait pincer bêtement et ils ne comprendront jamais pourquoi.

— Je désire que telle fut son opinion.

— Parbleu ! je l’ai compris.

— Au surplus, doña Dolorès — Joë n’est plus là, rien ne s’oppose à ce que je dise : doña — au surplus, elle doit être en sûreté maintenant, bien au delà de la bande de terrain gardée par ces niais.

— Je le crois, chef.

— De manière que notre emploi devient une sinécure.

— Quel emploi ?

— Celui de reconnaître et de désigner la doña, si elle était arrêtée en essayant de percer les lignes nordistes.

— Le fait est…

Un brouhaha soudain coupa la phrase de Pierre.

En arrière, tout le camp était en rumeur, de même qu’au moment de l’arrivée des chasseurs.

Près du dolmen, où tout à l’heure Sullivan l’avait interrogé, un rassemblement s’était formé.

Les deux amis y coururent, et grâce à leur haute taille, à leur vigueur herculéenne, ils parvinrent à se frayer passage à travers les soldats.

Sullivan était là, au centre du cercle, questionnant une Indienne. Il aperçut les Canadiens.

— Venez ici, leur cria-t-il. Et les interpellés ayant obéi :

— Voici une femme qui se dirigeait vers l’Est. Arrêtée par mes hommes, elle n’a opposé aucune résistance.

— Bon, une Peau-Rouge, fit légèrement Gairon.

— Prise de peu d’importance, grommela Joë… Je suis de votre avis, mon brave chasseur ; mais comme on le dit en France, le pays de vos ancêtres : deux précautions valent mieux qu’une, et le trop en cela ne fut jamais perdu.

Ses interlocuteurs inclinant la tête en signe d’approbation :

— Je n’ai pas voulu renvoyer cette créature avant de l’avoir soumise à votre examen ; regardez-la avec attention et dites-moi si vous l’avez ou non aperçue au nombre des serviteurs de…

Il suspendit un moment sa phrase et termina enfin :

— De la personne que vous savez.

Le ton du Yankee indiquait la quiétude. Bien certainement, l’Indienne lui semblait une prise négligeable, et s’il chargeait ses engagés de la considérer, c’était uniquement, ainsi qu’il l’affirmait, pour ne négliger aucune précaution.

Sans regarder la prisonnière, tout occupé qu’il était à la confection d’une cigarette, Sullivan lui jeta cet ordre :

— Maria (dans le centre américain, on appelle toutes les femmes rouges, Maria, et tous les Indiens, José Maria), tourne-toi vers ces caballeros. C’est à eux qu’il appartient de décider si tu dois être captive ou libre.

Sans hésitation apparente, la femme pivota sur ses talons et se campa, la tête haute, les yeux largement ouverts, en face de Francis Gairon.

Celui-ci eut peine à retenir un cri de douleur.

Sous la couche de bistre qui recouvrait ses traits, sous les misérables haillons d’une squaw indienne, il avait reconnu la Vierge mexicaine.

Des questions multiples cavalcadèrent dans son cerveau.

Comment était-elle seule, séparée de ses compagnons ? Pourquoi cet ajustement misérable ?

Elle le regardait toujours, la lèvre dédaigneuse, un défi dans les yeux.

— Eh bien ? fit Sullivan qui, sa cigarette allumée, se rapprocha du Canadien.

Ce dernier appela à lui toute sa volonté, tout son calme et haussant les épaules :

— Les serviteurs de la personne en question sont autrement harnachés que cela.

Joë éclata de rire.

— C’était mon impression.

— Et c’était la bonne, monsieur.

— Alors, on laisse passer cette Peau-Rouge.

— Je pense que vous le pouvez sans que cela tire à conséquence. 

— Bien.

Et s’adressant à la fausse Indienne :

— Tu as entendu. Tu es libre… décampe !…

Puis aux soldats :

— Qu’on la laisse aller.

Une seconde, Dolorès — car c’était bien elle, Gairon ne s’était pas trompé — demeurait immobile. En son esprit, il se passait une chose étrange, inexplicable. Le Canadien l’avait devinée… elle l’avait lu dans son regard, compris dans l’hésitation de sa voix, et il mentait pour qu’elle fût libre… lui qu’elle-même avait chassé comme un serviteur indigne et félon.

Quel mystère se cachait donc au fond de l’âme du chasseur ?…

Entendait-il lui démontrer qu’elle avait été injuste à son égard, ou bien cherchait-il à racheter ses fautes passées ?

Et dans l’âme de la Vierge, pure et douce comme le calice d’une fleur, se glissait la crainte d’avoir jugé sur des preuves insuffisantes, de n’avoir pas assez longuement recherché la vérité.

Mais la voix rude de Sullivan s’éleva de nouveau.

— Dis donc, chienne, tu n’as pas entendu ?

Elle tourna vers lui un regard étrange :

— Si, señor.

— Alors, décampe au plus vite.

Elle ne résista pas. Se glissant entre les miliciens qui s’écartaient devant elle, elle sortit du groupe et s’éloigna, bientôt masquée, par les rochers.

Francis, qui avait repris sa promenade avec Pierre, serrait le bras de ce dernier à le broyer, en murmurant :

— Sauvée, sauvée par moi !… Mais comment se trouvait-elle seule, affublée ainsi, au milieu de ses ennemis ?