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Massiliague de Marseille/p2/ch05

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 312-325).


IV

Un pied blanc vend une face bronzée


L’explication que les chasseurs ne pouvaient se donner, était des plus naturelles.

Le Puma et Cœur de Feu qui, avec leurs guerriers, marchaient en éclaireurs devant la Mestiza, n’avaient pas tardé à découvrir la ligne de postes, établie ainsi qu’une barrière le long de la limite du territoire indien.

Profitant de l’ombre propice de la nuit, ces inimitables batteurs d’estrade avaient reconnu les positions occupées par l’ennemi et étaient revenus auprès de Dolorès, en lui annonçant qu’il était impossible à une troupe, aussi nombreuse que la sienne, de franchir, sans être aperçue, le cordon de surveillance établi par Sullivan.

La nouvelle avait été accueillie avec tristesse.

Pourtant Cœur de Feu, prenant la parole, s’était fait fort de tromper la vigilance des ennemis.

— Nous ne passerions pas ensemble, dit-il, mais rien ne nous empêchera de franchir la zone dangereuse en nous séparant.

Et tous l’interrogeant à la fois :

— Cœur de Feu n’a qu’une langue. Que ses frères pâles se taisent, afin qu’il lui soit possible de répondre à tout le monde à la fois.

Le silence s’était rétabli, le Séminole poursuivit :

— Les Capotes grises ont mission d’arrêter une troupe de cavaliers. Que la troupe se disperse et que, un à un, des piétons se présentent pour entrer sur le territoire indien ! Il y a gros à parier qu’ils ne seront pas inquiétés. Pendant cela, les Mayos et les Séminoles emmèneront les chevaux vers le Nord. Un parti de Peaux-Rouges en chasse est une rencontre qui ne surprend pas dans le désert. Nous passerons de notre côté et nous attendrons nos amis en un point fixé d’avance sur la rivière Canadienne, dont nous ne sommes pas très éloignés.

— Bravo ! s’exclama le Parisien Cigale. Voilà une idée excellente, ce me semble.

Mais Rosales intervint :

— Excellente, oui… et dangereuse aussi.

— Dangereuse ?…

— Parfaitement. La doña est connue, le señor Massiliague, moi-même avons, certainement été signalés par les espions… Nous courons donc le risque d’être reconnus. Et si l’un de nous est pris, notre ruse ne sera-t-elle pas aussitôt devinée par l’adversaire ?

Cœur de Feu écoutait en souriant :

— Le señor espagnol est un sage ; cependant, qu’il écoute la parole d’un guerrier plus jeune, il est vrai, mais plus accoutumé aussi à la guerre du désert.

— Parlez, brave Séminole.

— Ce qui inquiète mon frère, c’est la crainte d’être reconnu. Pourquoi lui et ses amis ne déguiseraient-ils pas leurs visages ? Pourquoi ne demanderaient-ils pas à leurs alliés indiens de les orner des peintures de chasse ? Pense-t-il qu’il serait aisé de les distinguer après cela ?

L’idée du jeune chef séminole provoqua un véritable enthousiasme.

Deux heures après son émission, Dolorès, Scipion, Marius, Rosales, Cigale, Coëllo, le visage et les mains recouverts d’une teinte brune sur laquelle se détachaient les signes d’ocre rouge qui indiquent qu’un indigène est sur le sentier de la chasse, avaient l’air de véritables Peaux-Rouges.

Le temps pressait. Aussi les groupes se séparèrent-ils aussitôt.

L’hacendado et Coëllo s’éloignèrent ensemble.

Massiliague, son fidèle Marius et le Parisien Cigale prirent une autre direction. Dolorès, accompagnée jusqu’en vue des postes nordistes par le Puma et Cœur de Feu, avait voulu seule tenter l’aventure.

Dans une sublime pensée de générosité, se rendant compte qu’elle était spécialement visée par les Yankees, que le danger était plus grand pour elle que pour tout autre, elle avait craint d’entraîner à sa perte un de ses compagnons.

Lorsque les détachements nordistes apparurent au loin, la jeune fille prit congé de ses amis indiens.

Ceux-ci revinrent en arrière, rejoignirent leurs guerriers, laissés à la garde des chevaux, et tous, sautant en selle, s’élancèrent au galop vers le nord, afin de traverser le cordon de surveillance à cinquante milles de là.

Voilà comment la Mestiza, arrêtée bientôt par une patrouille, avait été conduite devant Joë Sullivan qui l’avait relâchée, sans soupçonner qu’il venait de tenir entre ses mains celle pour la capture de qui il avait mis sur pied toutes les milices de la contrée.

La Vierge mexicaine avait franchi sans encombre le barrage humain qui la séparait naguère du but de son voyage.

Devant elle, le pays était libre d’ennemis. Plus aucun adversaire ne la séparait du but de son voyage.

Car Sullivan avait été bien renseigné.

C’était vers le territoire indien ; que sans cesse avaient tendu les pas de la Vierge mexicaine.

Bientôt elle atteindrait la rivière Canadienne, puis son affluent le Seeth. Elle remonterait le cours de ce dernier, et sur sa rive droite, elle rencontrerait un ruisseau torrentueux, encaissé, le Fraimy… lequel porte chez les Indiens un nom dont la signification a jusqu’ici échappé aux Visages-Pâles. Ce nom est Télatl qui, dans le vieil idiome toltec, ancêtre de l’atzec, avait pour sens le nombre sept.

Sept, chiffre fatidique d’un peuple qui s’intitulait la Nation des Sept Villages et qui plaçait son point de départ aux Sept sources jaillissantes dont la réunion forme le Télatl.

Tout à coup, elle tressaillit. Une voix rauque venait de la tirer brusquement de ses réflexions :

— Ohé ! la squaw, avance à l’ordre.

Elle regarda dans la direction où avait résonné cette injonction et demeura interdite.

Plusieurs officiers de la milice étaient assis au pied d’un monticule, auquel des aloès et des cactus faisaient une chevelure hérissée de pointes acérées.

Des chevaux entravés à quelques pas montrèrent à la jeune fille que toute tentative de fuite serait inutile.

Mais elle se rassura aussitôt.

Les officiers étaient munis de fusils de chasse, preuve qu’ils se disposaient à une de ces parties dont ils sont aussi friands que leurs collègues de l’armée anglaise.

Dès lors, il lui sembla n’avoir rien à craindre, et elle s’avança d’un pas assuré vers ces hommes.

L’un d’eux, grand gaillard sec, aux cheveux et à la barbe d’un ton roux, ayant conservé la raideur qui trahissait son origine anglo-saxonne, s’était levé et la regardait venir.

À trois pas, il l’arrêta :

— Halte !

Elle obéit, espérant que sa docilité abrégerait l’entretien.

— Squaw, demanda l’officier, à quelle tribu appartiens-tu ?

— Séminole, señor.

— Ah ! et comment es-tu si loin des villages de ta tribu, car si je ne m’abuse, il y a au moins un jour de marche d’ici aux territoires qu’elle occupe ? Est-il donc d’usage chez les Séminoles que les femmes s’éloignent ainsi ?

— Les femmes séminoles suivent les guerriers, lorsqu’ils se livrent au plaisir de la chasse.

Le Yankee se prit à rire :

— Ah ! Ah ! tu suivais des chasseurs, parfait, cela ne te changera pas.

La Mestiza se sentit pâlir.

Dans les paroles de son interlocuteur, elle venait d’entrevoir le danger. Mais le milicien ne lui laissa pas le loisir de se reconnaître.

— Tu regagnais ton village ?

— Oui, señor.

— Tu y retourneras aussi bien demain.

— Un vieillard, mon père, m’y attend avec anxiété, car je dois lui rapporter des nouvelles d’un guerrier qui a été blessé dans la prairie.

— Bah ! Vingt-quatre heures de plus ou de moins ne sont rien. Nous avons besoin d’une servante pour préparer notre repas, tandis que nous serons à l’affût autour de cette éminence. Je te rencontre, je te réquisitionne. Au jour tu seras libre et tu recevras un dollar.

Résister était impossible.

Dolorès s’inclina.

— À la bonne heure, reprit l’officier en ricanant. On voit de suite que tu appartiens à une tribu d’Indios mansos (Indiens soumis, par opposition aux bravos ou insoumis), tu sais que les miliciens ont horreur des récalcitrants.

La jeune fille, tendant sa volonté, sut dissimuler la colère que lui causait la grossièreté du personnage, et froidement :

— Où le gentleman désire-t-il que le foyer soit allumé ?

— Là, répliqua l’homme en désignant des pierres disposées de façon à figurer un foyer… C’est le Grand Esprit lui-même qui t’a envoyée de ce côté. Sans toi, l’un de nous aurait dû se vouer à cette besogne de cuisinier.

Les autres riaient des lourdes facéties de leur camarade.

— Dis donc, Andrew, s’écria l’un, tu as donc l’intention de te marier ?

— Hein ? Moi ? grommela l’interpellé. Où prends-tu cela ?

— Dans tes actions. Quand on veut une squaw pour garder son foyer… Avec ce terrible mépris que professent les Yankees pour la race rouge, les officiers parlaient, devant celle qu’ils croyaient Indienne, avec la même tranquillité qu’ils l’eussent fait devant un animal.

Les éclats de rire redoublèrent :

— Oh ! fit Andrew, ne t’exprime pas ainsi devant cette « bête rouge » ; elle serait capable de te croire et de me demander ma main.

— Bon, tu la lui accorderais peut-être…

— Parbleu oui… Si elle m’apportait dix mille dollars en dot.

Et facétieux, il ajouta :

— Dis donc, squaw, possèdes-tu dix mille dollars ?

Les lèvres serrées, se dominant avec peine, Dolorès parvint cependant à répliquer d’un ton assez calme :

— Hélas ! non, señor… les pauvres Indiens n’ont jamais possédé pareille somme.

— Elle a dit : Hélas ! se récria l’un des assistants.

— Hélas ! signifie : regrets.

« La bête rouge regrette de ne pouvoir devenir mistress Andrew.

Les officiers miliciens se tenaient les côtes.

Seul Andrew ne riait plus.

Il considérait la pseudo-Séminole avec attention.

— Bon, remarqua un jeune lieutenant, voilà Andrew qui prend sa situation de futur au sérieux.

— Ma foi oui, il rêve.

L’homme roux haussa les épaules :

— Je regardais cette squaw… Eh bien, je viens de me rendre compte qu’en dépit des tatouages, c’est une jolie fille.

Dolorès entendit. Elle frissonna de la tête aux pieds.

Pour une Indienne, être trouvée jolie par un blanc au milieu du désert, est le plus grand malheur possible.

Andrew déjà s’avançait vers elle :

— Écoute, la fille. Andrew est un brave gentleman, désintéressé au possible. Tu n’auras pas besoin d’une dot pour gagner ses bonnes grâces. Tu es charmante, il est aimable ; voilà de quoi entrer en ménage.

Et enlaçant sa taille d’un mouvement inattendu, il approcha son visage de celui de Dolorès en disant :

— Un baiser, ma mie, à un brave milicien qui te fait l’honneur de te distinguer.

L’indignation, jusqu’alors domptée par la volonté de la jeune fille, éclata à ce contact brutal, à cette allocution méprisante.

Sans réfléchir aux conséquences de son acte, emportée par son dégoût, elle repoussa vivement le milicien, et tandis que, sous sa poussée, il reculait en chancelant, elle se baissa, prit à sa jarretière le couteau que toute femme y porte dans les colonies espagnoles.

Terrible, les peintures de son visage lui donnant une apparence féroce, elle apparut aux officiers, la lame brillante à la main, superbe de courage, de pudeur et de défi.

Peut-être qu’en toute autre circonstance les assistants l’auraient admirée, l’auraient renvoyée avec de bonnes paroles ; mais ces miliciens, partis pour chasser, avaient copieusement dîné.

Les libations sont peu propices aux pensées nobles, aux généreuses initiatives.

La vaillance de Dolorès provoqua des murmures. Sa contenance déterminée excita le courroux.

En un instant, tous l’entourèrent, inconscients de la lâcheté qu’ils commettaient en s’attaquant à une femme seule, fût-elle Indienne.

Les sabres jaillirent des fourreaux ; un coup sec fit sauter le couteau de la main de la Vierge mexicaine, et, en brutes avinées, ses ennemis se ruèrent sur elle, la renversèrent, la réduisirent à l’immobilité.

Avec les lanières de cuir, ils entravèrent ses mouvements.

Puis, excités par cette courte lutte, l’alcool troublant leurs cervelles, ils tinrent conseil :

— Comment punirait-on cette squaw, assez audacieuse pour menacer de sa navaja un officier de la milice, rempli à son égard des plus amicales dispositions ?

Andrew, blessé dans son amour-propre, répliqua :

— Voici ce que je propose, mes chers camarades…

— Nous sommes tout oreilles, firent les autres en chœur.

— J’ai voulu tirer cette squaw de la barbarie, en faire la compagne d’un brave militaire, l’élever au rang de mistress…

— Oui, oui, nous en sommes témoins.

— Elle a répondu à mes avances avec la rudesse d’une bête rouge, ennemie de toute civilisation.

— C’est vrai ! c’est vrai !

— Elle doit être punie…

— De façon exemplaire.

Andrew salua de la main ses approbateurs.

— Je suis heureux de constater qu’en cette circonstance, comme en toute autre, les officiers de la milice n’ont qu’un cœur, une pensée, une voix.

Les auditeurs battirent des mains :

— Bravo pour l’orateur.

— Et je ne doute pas, poursuivit celui-ci d’un ton doctoral, que la proposition, qui va vous être soumise par moi, n’obtienne l’unanimité de vos suffrages.

— Hip ! Hip ! Un hurrah, deux hurrahs, trois hurrahs pour Andrew.

Enfin le silence se rétablit, et Andrew, de l’accent d’un président du tribunal rendant un arrêt :

— Le crime est patent, et aucune circonstance atténuante ne peut être invoquée en faveur de l’accusée ?

— Aucune.

— Dès lors, nous devons appliquer la sentence dans la plénitude de notre indépendance.

— La plénitude la plus plénitude.

— Bon.

— Sur ce, le Saxon prit une pose avantageuse, cligna des yeux d’un air malin, puis levant les bras au ciel :

— Le Grand Esprit m’inspire.

— Tant mieux, répondit le chœur.

— Il m’inspire un châtiment tout à fait digne de la faute.

— Voyons ! Voyons !

— Cette squaw a refusé de m’accorder sa main.

— Parfaitement ! Elle a refusé avec un couteau.

— Eh bien, je prends son pied.

— Son pied ?

— Totalement nu et j’y applique dix coups de cravache… C’est souverain pour les cors et cela lui permettra de rejoindre la tribu beaucoup plus rapidement qu’elle ne l’espérait.

Une hilarité rugie accueillit cette féroce plaisanterie.

Pour Dolorès, elle frissonna et tout bas murmura :

— Je suis perdue… Mon pied va me trahir… ils reconnaîtront qu’ils n’ont pas affaire à une Indienne !

Les miliciens avinés s’étaient précipités en désordre. Ils entouraient la malheureuse garrottée, étendue sur le sol, dans l’impossibilité absolue de faire un mouvement.

Ils se penchèrent vers elle, dénouèrent ses mocassins (chaussure indigène) avec des railleries lourdement impertinentes :

— Des officiers sont à vos pieds, ma belle.

— Vous voici dotée de valets de chambre triés sur le volet.

— On vous déchausse.

— En attendant que l’on vous époussette la plante pédestre.

Ils se tenaient les côtes, se livrant à des contorsions bachiques. Sous l’effort de leurs mains maladroites les mocassins cédèrent, mettant à nu les pieds blancs aux ongles délicatement rosés de la Vierge mexicaine.

Les miliciens s’entre-regardèrent, stupéfaits :

— Par l’orteil de Satan, s’écria enfin Andrew traduisant l’impression générale, cette squaw a des pieds de lady.

— Blancs comme le lis, ajouta un autre.

— Roses comme la fleur du pommier, continua un troisième.

— Aurions-nous affaire à un phénomène oublié par le célèbre imprésario Barnum ? Une créature, Peau-Rouge par le visage, mais Visage-Pâle par les pieds.

— Il y a supercherie…

— Déguisement…

— Duplicité !…

Tandis que ces exclamations sonnaient aux oreilles de Dolorès, lui annonçant que, cette fois, elle était bien au pouvoir de ses ennemis, Andrew s’était rapidement éloigné.

Tirant son mouchoir, il l’imbiba d’eau puisée à sa gourde ; puis, revenant à la captive, il lui frotta rudement la figure avec le linge mouillé.

Sous ce contact, la teinte brune, due à la peinture des Indiens, s’effaça, permettant d’apercevoir la peau claire de la Mestiza.

— Une blanche ! grondèrent les miliciens.

— Qui sans doute avait intérêt à franchir nos lignes, fit Andrew d’une voix grave. Camarades, si vous m’en croyez, nous en resterons là de notre chasse. Rentrons au camp. Je pense que ce gibier nous vaudra les félicitations de l’honorable Joë Sullivan, délégué de Washington-City.

— Au camp ! Au camp !

Il se produisit une bousculade. Les chevaux furent sellés, les objets divers, étalés à terre sur le lieu de la halte, furent rempaquetés.

Après quoi, tous se hissèrent sur leurs montures. Andrew, ayant jeté la prisonnière en travers de sa selle, donna le signal du départ.

Et la petite troupe, filant droit devant elle, escaladant les monticules, dévalant les pentes, se dirigea au grand trot vers le poste où naguère la Mestiza avait été interrogée par Sullivan.

La jeune fille avait perdu connaissance.

Sous l’étreinte d’un affreux désespoir, en se voyant échouer au port, en découvrant l’inutilité des dangers bravés par elle et par ses compagnons, une sorte de bouleversement s’était opéré dans son cerveau.

Le sang avait afflué à ses tempes, et dans un vacarme de marteaux frappant l’enclume, elle s’était senti glisser doucement dans la syncope, image de la mort.

Insensible, inconsciente, elle n’apercevait plus ses gardiens, elle ne ressentait plus les choses qui meurtrissaient sa chair contre le pommeau de la selle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À cette heure même, sur le front de bandière du camp, deux hommes se promenaient.

C’étaient Francis Gairon et son engagé.

Tous deux, semblaient de fort belle humeur. Chacun portait en bandoulière une excellente carabine américaine, don de la munificence de Sullivan.

L’agent nordiste avait voulu rendre des armes aux chasseurs en leur attribuant celles-ci, que la maladie avait privé de leurs propriétaires.

Car le désert est souvent fatal à ceux qui ne sont pas acclimatés. Une fièvre pernicieuse, dite « fièvre de la prairie », analogue à la fièvre hématurique du Soudan, terrasse le voyageur novice.

On s’en était bien aperçu dans la milice. Des vides s’étaient produits parmi les rangs. Heureux ceux qui, n’ayant pas succombé sur place, avaient pu être évacués sur les forts établis en bordure du désert.

C’est donc à la fièvre que les Canadiens devaient de posséder à nouveau des armes.

Décidément la journée avait été bonne pour eux. La Mestiza était libre, leurs carabines leur étaient rendues, que pouvaient-ils désirer de plus ?

Parfois, dans un besoin d’expansion, de bruit, Gairon interpellait un des factionnaires veillant à la sécurité du camp.

— Hé ! garçon, on va bientôt vous relever, vous en profiterez pour vous aller coucher.

Et le milicien riait en répliquant :

— Comme vous le dites, chasseur, je me promets un somme sérieux.

Mais Pierre les interrompit soudain.

— Écoutez. Gairon prêta l’oreille.

Un roulement sourd retentissait au loin.

— Un galop de chevaux, murmura-t-il.

— Oui.

— De chevaux de régiment même, reprit le Canadien après une seconde d’attention ; des mustangs sauvages ou des coursiers indiens n’auraient pas une allure aussi régulière.

« Des miliciens qui rallient le camp, il n’y a rien là qui puisse nous inquiéter.

Cependant, en dépit de son indifférence affectée, Francis demeura sur place, les regards fixés dans la direction d’où venait le son.

Qu’attendait-il ? Lui-même eût été incapable de répondre à la question, mais au fond de son être, une angoisse inexplicable venait de naître, accrue à mesure que le bruit grandissait.

Le crépuscule voilait les environs de sa cendre grise, limitant la portée du regard.

Soudain, aux confins du cercle visuel, des formes plus sombres se découpèrent dans la pénombre.

Elles grandirent, se précisèrent. Un groupe d’hommes et de chevaux passa en coup de vent devant les chasseurs…

Mais si vite qu’ils eussent dépassé Francis, celui-ci avait eu le temps d’entrevoir une silhouette humaine, ballottée en travers de la selle de l’un des cavaliers.

Que se passa-t-il en lui ? Quelle lumière intérieure lui fit reconnaître cette forme vague ? Mystère.

Le cœur a de ces perspicacités inexplicables.

Toujours est-il que l’athlétique Canadien chancela, qu’il s’appuya sur l’épaule de Pierre pour assurer son équilibre et qu’il murmura :

— Elle ! Elle ! Par la Madone, elle s’est fait prendre.

Mais cette faiblesse ne dura qu’un instant.

Le chasseur se redressa de toute sa hauteur et s’adressant à son engagé :

— Pierre, lui dit-il, tu sais que depuis longtemps j’ai déchiré l’acte qui liait ton sort au mien.

— Oui, chef ; seulement, moi je l’ai recollé.

— Oui… tu es un brave cœur, un fidèle compagnon… mais l’heure est terrible. Je vais entreprendre une chose où j’ai quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de trouver la mort. C’est la lutte d’un homme contre un peuple. Je ne veux pas t’entraîner à ma suite dans cette aventure, que ma raison elle-même qualifie de folle. Donc, je te le répète, tu es libre.

— Si je veux, gronda l’engagé.

— Tu es libre, te dis-je. Et nul n’aura le droit de te critiquer si tu te sépares de moi, car tu es engagé, non pas à servir les projets insensés que me dicte mon cœur, mais à être mon compagnon de chasse.

Il s’arrêta. Pierre venait de lui saisir le bras.

— Écoutez, chef, voilà dix années que nous parcourons la prairie ensemble. Indiens, bêtes féroces, pillards du désert, nous avons tout affronté en commun. Aujourd’hui, vous allez marcher sur le sentier de la guerre contre les « Capotes grises », et vous me dites : Va-t’en. C’est donc que vous n’avez pas confiance en moi ?…

— Pas confiance, mon pauvre Pierre, peux-tu le croire ?

— Alors, retirez votre proposition ridicule… D’autant plus que, moi aussi, je ne serai pas fâché de batailler contre ces Nordistes, qui lèvent une armée pour ennuyer une jeune fille.

— Digne garçon.

— Qu’est-ce que vous voulez. Chacun apprécie les choses à sa façon. Vous, vous aimez la señorita Dolorès, c’est votre affaire ; moi, je déteste Sullivan… Des goûts et des couleurs, on ne discute pas. Que ce soit par affection pour la doña, ou par haine pour Joë, le sentier de la guerre s’ouvre également devant des guerriers. Allons, chef, serrons-nous la main, et ici, comme partout ailleurs, nous pousserons ensemble notre cri de guerre.

— Dans, quinze jours, soupira encore Francis. Car pendant quinze jours encore, je suis l’engagé de Sullivan.

— Entendu… dans deux semaines.

Et les braves chasseurs qui, au cœur des États-Unis, venaient de jeter le gant à toute une nation, avec la plus naïve et la plus héroïque insouciance, s’étreignirent les mains.

Après quoi, ils rentrèrent au camp que l’arrivée des cavaliers avait mis en effervescence.

Déjà Andrew et ses camarades avaient conduit leur prisonnière près du dolmen naturel, choisi comme quartier général par Joë Sullivan.

La Mestiza, ranimée par des lotions d’eau fraîche, se tenait debout devant le Yankee.

Son visage, dépouillé de peinture, apparaissait dans toute sa beauté.

Seulement son teint doré avait pâli, et dans ses yeux brillants de courage se lisait aussi une mortelle angoisse.

Andrew contait, avec des intonations emphatiques, comment ses soupçons s’étaient éveillés à la vue de la fausse Indienne, comment il avait imaginé la ruse du baiser pour l’obliger à se trahir.

Ainsi qu’on le voit, le milicien fardait quelque peu la vérité, mais le désir vaniteux de briller est humain. Que de gens, quand les événements sont accomplis, éprouvent un plaisir enfantin, ridicule, à déclarer :

— Je l’avais bien dit.

Encore qu’ils n’aient rien dit du tout et qu’ils soient incapables de voir plus loin que le bout de leur nez. Les lèvres serrées, un rictus ironique enlaidissant son visage, qui pourtant n’avait pas besoin de cela, Joë Sullivan écoutait.

L’orateur ayant terminé, il le congédia ;

— Allez, Andrew, il sera tenu compte du service signalé que vous avez rendu aujourd’hui à la cause nordiste.

Et apercevant Francis qui venait d’arriver avec Pierre :

— Approchez, brave chasseur.

Gairon obéit.

— Cette femme vous a joué tantôt. Je m’étonne qu’un chercheur de piste comme vous n’ait pas reconnu son déguisement.

— Ma foi, monsieur Sullivan, cela prouve qu’elle était supérieurement grimée. Je ne suis qu’un homme, et malgré ma grande habitude des ruses du désert, je n’ai jamais prétendu ne pas pouvoir me tromper.

Son accent était si détaché que Joë en fut dupe.

— Soit, reprit-il. Mais à présent que la prisonnière nous montre sa figure naturelle, je pense que vous serez en mesure de me répondre, sans crainte d’erreur.

— À vos ordres, monsieur Sullivan.

— Avez-vous déjà vu cette femme ?

Le Canadien s’attendait à cette question. Aussi n’hésita-t-il pas.

— Oui.

— Où ?

— Au camp de la Mestiza.

Le visage dur de l’agent nordiste exprima la satisfaction.

— Parfait.

Et après une pause :

— Quel rang occupait-elle dans ce camp ?

Les yeux de Dolorès se fixèrent sur ceux de Francis avec une éloquente inquiétude, mais le chasseur ne parut pas s’en apercevoir :

— Bon, répliqua-t-il. Elle avait un rang analogue à celui que vous avez ici, monsieur Sullivan… c’est-à dire que tout le monde lui obéissait.

L’agent eut un cri de triomphe :

— Dolorès Pacheco !

Quant à la prisonnière, elle ferma les yeux et une ride douloureuse se dessina sur son front.

— Dolorès Pacheco !… Je m’en doutais, bien que je l’aie aperçue seulement à Mexico, en ce jour ou elle exalta les sentiments des Sudistes. Pourtant j’hésitais encore. Toutes ces métisses se ressemblent.

Puis tendant la main à Gairon :

— Merci, mon brave chasseur… Votre engagement n’est pas encore à terme ; néanmoins prenez ce papier. Sur sa présentation, le trésorier de la compagnie vous paiera la prime promise. Et toute sa personne palpitant de joie :

— Je vous fais grâce des jours qui restent à courir. Reprenez votre liberté, Francis, reprenez-la… la campagne est terminée…