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Maurin des Maures/XVI

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion, Éditeur (p. 118-125).

CHAPITRE XVI


Où l’on verra les motifs qui peuvent empêcher un braconnier d’accepter à dîner chez un préfet et ceux qui font de la préfecture du Var la meilleure de France.

Pendant que la calèche emportait les gros personnages, la troupe des chasseurs rentrait à pied à Saint-Raphaël où Maurin et Pastouré étaient les hôtes d’un vieux pêcheur qui habitait une bicoque dans la plaine de Fréjus ; celui-là même qui, en souvenir de sa fille morte, avait donné à son bateau ce nom émouvant : Je l’aimais.

M. Cabissol avait voulu revenir à pied avec Maurin. Il le prit un instant à part et lui dit :

— Mon cher Maurin, un avertissement ! J’ai parlé au préfet de votre affaire avec les gendarmes.

— Mon affaire avec les gendarmes ?… Laquelle ? dit Maurin un peu narquois.

— L’enlèvement des chevaux. Ç’a été très difficile à arranger. Le parquet a résisté. Le commandant de gendarmerie aussi. Votre exploit, la prise d’un évadé, n’a pas raccommodé les choses, au contraire. La gendarmerie trouve mauvais que vous soyez plus adroit qu’elle.

— Alors ? dit Maurin.

— Alors, M. le préfet, qui vous estime beaucoup et qui ne peut pas vous parler de cela lui-même, vous conseille d’éviter tout démêlé avec la force armée d’être bien en règle toujours, en tout et pour tout. Il croit que si vous commettiez un nouveau délit, il n’aurait pas, cette fois, le pouvoir d’enrayer l’action judiciaire.

— C’est bon, dit Maurin. On veillera. Merci, monsieur Cabissol. Et cet hiver, si vous voulez, quand il y aura des bécasses, je vous ferai avertir. Toujours à Toulon, n’est-ce pas ?

— Rue du Mûrier, et les lettres me rejoignent partout. Dites donc, Maurin ?

— Quoi, monsieur Cabissol ?

— Et Césariot ?

À cette question, Maurin parut vivement contrarié.

— Quoi, Césariot ? dit-il, feignant de ne pas comprendre.

— Vous savez bien que je connais toutes vos histoires. Ce n’est pas la première fois que je vous parle de celle-ci, Maurin !

— Mais, monsieur Cabissol, je ne regarde pas dans vos affaires, moi… Alors…

— Je vous comprends, Maurin, je vous prie donc de m’excuser, mais soyez sûr que votre secret est bien gardé. Je ne vous parlerai plus de Césariot, mais j’ai cru bon de vous rappeler que je suis au courant… Cela peut vous servir à l’occasion.

— Ah ! soupira Maurin, si vous saviez comme il m’embête, celui-là ! C’est l’aîné de mes enfants, je peux bien vous le dire puisque vous le savez, mais s’il ne connaît pas son père, c’est pour de bonnes raisons. Je ne me montrerai à lui que le jour où il le faudra absolument. Il ne me fait guère honneur, Césariot… Ah ! oui, il m’embête, ce « marrias » ! On est très mal content de lui à Saint-Tropez où il est avec un brave patron pécheur. S’il continue à ne pas être comme il devrait, il faudra bien que je lui fasse faire ma connaissance. Il se plaint de sa condition. Il dit que n’ayant ni père ni mère, il ne doit rien à la société… Il tourne au méchant bougre, sous prétexte qu’il n’a pas de père ! Je crois qu’il va être temps que je m’en mêle et que je lui en donne un, moi, de père, et un solide !

— Mon opinion est que vous ferez bien, dit M. Cabissol. Mais, adieu. Je vais rejoindre M. le préfet. Je crois que vous êtes invité avec nous ce soir.

— Ah ! dit Maurin sans surprise aucune.

Ils se quittèrent.

Le gros des chasseurs rentra dans la ville en bravadant, c’est-à-dire en poussant des cris de victoire, en tirant coups de fusil sur coups de fusil, en faisant tout le tintamarre possible.

On se rendit dans la grande salle d’un café où la majorité décida que le lendemain, quand on se partagerait le sanglier, les hures seraient offertes au préfet et à l’un des sénateurs.

Mais Maurin protesta, et d’une voix de stentor :

— La hure aux dames ! cria-t-il.

Mme Labarterie lui plaisait, et dans son cœur c’est à elle qu’il pensait.

Tout le monde obéit au désir de Maurin, et la troupe se disloqua. Enfin, chacun rentra chez soi.

Maurin et Pastouré comptaient dîner dans un cabaret borgne de leur connaissance, quand un domestique de l’hôtel les rejoignit.

M. le préfet invitait Maurin à venir dîner avec lui. Maurin se gratta la tête.

— Ça n’est pas clair, dit-il à Pastouré, je vais voir. Tu m’attendras à la porte.

Ils y allèrent.

À l’hôtel, le préfet reçut Maurin dans un salon qui lui était réservé.

— À la bonne heure, Maurin ! s’écria-t-il en l’apercevant. Voilà qui est gentil.

— Oh ! doucement, monsieur le préfet. Je vais vous dire, fit Maurin. Vous me faites bien de l’honneur, mais que je dîne avec vous, ça n’est pas sûr du tout…

— Ah ! et pour quelle raison, Maurin ?

— Il y en a, des raisons, plusieurs, et des bonnes.

— La première ?

— C’est que je dînerais mal, répliqua Maurin gravement.

— Allons donc ! dit M. Désorty un peu surpris tout de même, malgré sa bonne volonté et son scepticisme de fond.

Il ajouta :

— Eh bien ! vous dînerez mal… comme moi.

— C’est justement ce qui vous trompe, dit Maurin. Vous dînerez bien, vous autres, et je dînerai mal, moi.

— Comment l’entendez-vous ?

— Monsieur le préfet, je suis un gros ignorant et, des fois, ça ne m’empêche pas de parler à un ministre pour me faire établir mes droits…

— Je le sais, dit le préfet, et c’est ce qui me plaît en vous.

— Ah ! vous savez ? ça me fait plaisir ; je peux dire aussi que sur la chose de la chasse, je ne crains personne, comme vous avez pu voir aujourd’hui, et je commanderais volontiers à des empereurs.

— Je l’ai vu, dit le préfet, et j’en suis charme.

— Bon, dit Maurin. Et quand nous déjeunerions dans les bois entre moi, douze ministres, six empereurs et un préfet, là encore je ne craindrais personne ! mais dès que vous me mettez assis à une table qui a une nappe, au milieu d’un salon bien éclairé, avec des domestiques derrière moi, je deviens coïon comme la lune… Tenez, j’aurais trop peur de renverser les salières… ça porte malheur.

— Seriez-vous superstitieux, Maurin ? Comment entendez-vous que cela porte malheur ? dit le préfet curieux.

— Ça porte toujours malheur de casser ou de renverser quelque chose, dit Maurin. Si peu que vaille la chose, c’est toujours plus que rien et ça porte donc toujours malheur à la bourse. Pour vous en revenir, je renverserai les salières ou la bouteille, et alors, ou bien je dînerai mal parce que je serai gêné, ou bien je mangerai comme quatre et vous penserez que j’ai tort de ne pas me gêner un peu… Pastouré m’attend. Dînez entre vous.

— Qui ça, Pastouré ?

— Mon camarade, celui qui chasse en gesticulant tout seul. On vous l’a bien montré, aujourd’hui ?

— Ah ! oui ! Eh bien ! amenez-le.

— Bien entendu que je ne le laisserai pas « pour graine » à la porte de l’hôtel ; mais, monsieur le préfet, il y a autre chose…

— Et quoi, Maurin ?

Maurin regarda le préfet en face.

— Pourquoi m’invitez-vous à dîner

— Parce que je vous connais de réputation et que vous me plaisez.

— Bon… mais…

— Allez donc !

Alors Maurin gravement prononça :

— Est-ce que vous n’auriez rien à me demander ?

Le préfet reconnut qu’il était en présence d’un souverain.

Il répondit bravement :

— J’ai beaucoup à vous demander, au contraire.

— Alors, dites d’abord, fit Maurin… Quel zibier chassons-nous, pour voir ?

— L’époque des élections est toute proche, dit le préfet, et j’ai un candidat.

— Hum ! fit Maurin. Je m’en doutais. Et votre candidat, c’est ?… Est-ce que ça serait ce M. Labarterille qui chasse avec une casquette ronde comme un cantalou et couleur d’aubergine, une trompette et une si jolie dame ?

— Non, dit le préfet, en riant ; celui qui sonnait du cor ce matin pour se rappeler à lui-même les chasses royales, ça n’est pas celui-là mon candidat.

— Ah ! tant mieux.

— Pourquoi tant mieux ?

— C’est que, celui-là, dit Maurin, toujours très sérieux, sa femme me plaît, mais je n’aime pas sa trompette.

— Vous voulez dire son cor de chasse ?

— Je veux dire ce que j’ai dit, fit Maurin imperturbable. Mais, voyons, monsieur le préfet, je vais m’expliquer. Si votre candidat est de bonne couleur et la couleur de teinte solide, je marche — pas pour vous ni pour lui, mais pour mon peuple. Si, par-dessus le marché, il se trouve que ce candidat est le vôtre, j’en serai bien content parce que vous me plaisez assez, mais si votre homme n’est pas notre homme, bonsoir, rien à faire ; dînez entre vous.

« Voyez-vous, monsieur le préfet, nous en avons assez de vos farceurs qui nous viennent de Pontoise ou de Paris, avec des phrases et des cors de chasse, et qui se font nommer représentants pour ne rien représenter que leur intérêt. Et j’en ai assez, moi Maurin, des électeurs qui se vendent dans l’idée d’obtenir du candidat (qui se fichera d’eux, une fois député) des places de facteur rural ou d’ouvriers dans l’arsenal de Toulon !

« Ça n’a ni fierté, ni cœur, — tous ces bougres-là, ces électeurs-là et les élus de cette tournure. Alors, voilà, comprenez l’affaire. On marchera si ça sent la justice. Et moi, regardez-moi bien, quand je marche, j’en vaux mille ! Demandez à qui vous voudrez ! Mais si c’est pour la farce comme toujours, bonsoir la compagnie, Maurin retourne à ses affaires. J’aime mieux les fouines des bois.

M. Désorty ne souriait plus.

— Allez chercher votre ami Pastouré, je vous en prie, et faites-nous l’honneur de dîner avec nous. Jamais je ne songerai à vous imposer un candidat, Maurin, mais je crois que nous en aurons un bon, dans votre circonscription, aux élections prochaines. Vous examinerez ses titres, sa valeur, avec des gens du pays qui le connaissent, avec M. Désiré Cabissol, par exemple.

— Oh ! celui-là, dit Maurin, on le connaît depuis son enfance, dans le pays. S’il voulait !… Mais il ne veut pas.

— Et, poursuivit le préfet, si le candidat vous agrée, vous redoublerez d’efforts en sa faveur, en songeant qu’il est un peu mon parent, étant mon beau-frère, et qu’en remerciement de votre zèle pour lui vous trouverez toujours à la préfecture un préfet tout prêt à vous rendre justice en toute occasion.

— Comme ça, ça va, dit Maurin.

Et il ajouta :

— Je la connais, votre préfecture ; c’est peut-être la meilleure de France, vu qu’il y a des bécasses dans le jardin tout l’hiver. On peut les tuer sans sortir du château.

— Eh bien, à table, Maurin !… Allez chercher votre ami Pastouré.