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Maurin des Maures/XVII

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion, Éditeur (p. 126-132).

CHAPITRE XVII


Comment M. Labarterie fut conduit par Maurin à la chasse aux merles, et comment M. Cabissol fut entraîné à conter, lui aussi, une galégeade.

Le dîner fut joyeux comme tout repas de chasseurs. Le menu était simple et substantiel, par recommandation du préfet. Pastouré, bien entendu, ne desserra les dents que pour manger. Jusqu’au dessert, Maurin l’imita, bien que, de temps à autre, M. Désorty lui adressât la parole avec beaucoup de simplicité et de sympathie.

— Voilà de fameuses pintades, hein, Maurin ? Voilà un excellent petit vin ?…

Mais Maurin hochait la tête sans rien dire ; Maurin mangeait et buvait ferme, sans souffler mot. Et Pastouré riait dans sa barbe.

Un des convives, le général X…, Provençal d’origine et fils d’un bottier de village (détail connu), prononça au milieu de la conversation, une phrase banale, celle-ci à peu près :

— L’évolution, tant que vous voudrez, mais plus de révolution ! Les révolutions sont des moyens du passé.

Maurin crut que la République était en péril :

— Pourtant, dit-il, sans la révolution (et il répéta : sans la révolution), les savetiers ne deviendraient pas généraux !

Le préfet eut un mouvement d’inquiétude ; mais le général avait de l’esprit.

— Maurin, dit-il, les savetiers d’aujourd’hui peuvent devenir généraux — sans révolution ; il ne faut pas l’oublier.

— Bien répondu ! fit Maurin. Mais tout de même, il y a beaucoup de vos bourgeois qui ne veulent plus de révolutions parce qu’ils ont profité de la première. Maintenant qu’ils sont bien, ils ne veulent plus rien pour les autres. Si vous n’êtes pas de ceux-là, tant mieux : je m’aperçois que je m’étais trompé sur vous… C’est que j’en ai connu, voyez-vous, dans nos promenades, à la chasse, qui tiraient de leur carnier des pâtés de truffes et qui ne se gênaient pas, devant nous, pour mépriser entre eux les pauvres ; et à l’un d’eux j’ai dit un jour, — j’ai dit comme ça, — j’ai dit : « Monsieur le marquis, lorsqu’on parle avec mépris des pauvres bougres, c’est peut-être un droit que l’on a, mais noum dé pas Dioù ! si l’on avait du cœur, lorsqu’on veut parler mal des crève-la-faim, faudrait d’abord cracher dans son assiette les truffes qu’on a dans sa bouche ! »

— Maurin, dit le préfet, nous pouvons allumer nos pipes. Voici le café et les liqueurs.

Maurin tira sa pipe de Cogolin, sa bonne pipe de bruyère qui lui rappelait les belles « pipières » toutes roses de la tête aux pieds, couvertes qu’elles sont de la poussière du bois des pipes et si jolies, — selon l’expression de M. Cabissol — sous leur coiffure de sphinx d’Égypte.

La conversation allait bon train, et, par les soins du préfet attentif, glissa bientôt aux histoires de chasse.

M. Labarterie demanda

— On chasse les merles, dit-on, ici, comme en Corse ? Est-ce vrai ?

Maurin le regarda de travers :

— Oui, dit-il, et je vous mènerai à la chasse aux merles, quand vous voudrez, mais il faudra laisser à la maison votre « trompette » parce que ces oiseaux-là, nos merles de pays, — la trompette les « détourne ».

Le préfet sentit le péril et regarda Maurin d’un air inquiet. Mais Maurin était « parti » et il se mit à s’amuser en bon Provençal galégeaïré.

— Voici, dit-il, en regardant toujours M. Labarterie, comment nous chassons les merles, nous autres. Je pars bien avant le jour, pour aller à l’agachon, une cabane basse que j’ai faite avec des branches d’arbre au mitan des bois. Dans cette cachette, vous vous mettez tout seul. À travers les branches que vous touchez de la tête quand vous êtes assis dessous, — vous voyez le ciel, là-bas, au levant, qui devient un peu blanchâtre, puis un peu rouge… c’est tout juste la petite pointe du jour. C’est le bon moment « pour faire le merle ». Pour faire le merle, vous tirez le chilé de votre poche. Voici le mien. Et vous commencez. Écoutez-moi ça !

Maurin mit entre ses lèvres le chilet, sorte de petite boîte ronde en fer-blanc, traversée d’un trou au beau milieu, et il commença à siffler, à imiter le chant du merle…

— Réponds-moi, Pastouré.

Pastouré tira de sa poche un chilet d’une autre forme, fait d’un fragment de patte de langouste, et se mit de son côté à imiter le merle.

Tout à coup :

— Halte ! cria Maurin, d’un ton impérieux.

Et il promena un regard circulaire sur l’assemblée :

— Votre oreille ne vous a rien dit ? interrogea-t-il.

Son regard sévère s’arrêta sur M. Labarterie :

— À vous, non, bien sûr, parce que vous n’êtes pas un merle à plumes, mais remarquez-moi ce passage…

Et il s’interrompit pour reprendre sur son instrument le passage incriminé ; puis, s’arrêtant encore tout à coup :

— L’avez-vous entendue, cette fois, la fausse note ? Non, pardi ! mais Pastouré, lui qui l’a faite, l’a comprise, du moins la seconde fois ! N’est-ce pas, Pastouré ?

Pastouré fit signe que oui.

— Vous autres, vous n’y avez vu que du feu !… mais pas moins, en entendant cette note-là, si vous aviez été de vrais merles, vous auriez tous f…ichu le camp !

La vision de cette assemblée de dignitaires s’enfuyant tout à coup, transformée en un vol de merles, surgit si brusque que tout le monde partit en même temps d’un énorme éclat de rire.

Le geste de Maurin semblait éparpiller des merles dans l’espace.

Il reprit, toujours tourné vers Labarterie :

— Donc, vous étiez en train de faire le merle… Attention !… En voici un qui se pose dans les branches qui paraissent toutes noires sur le ciel qui blanquège à peine. Vous continuez à chiler… En voilà un autre, de merle, deux !… trois !… Le ciel devient plus clair : vous les apercevez mieux quand ils se posent.

En ce moment, il oubliait la galégeade ; il voyait arriver les merles ; cette chasse, devenue réelle pour lui, l’amusait.

Et Maurin élevait ses doigts écartés, pour augmenter chaque fois d’un merle le nombre précédemment énoncé. Il faisait aller son chilet et ne voulait plus s’interrompre de peur d’effaroucher les oiseaux imaginaires. Et toute sa main à présent s’élevait bien haut, écartant largement les doigts : cinq ! La main se refermait ; un doigt se levait encore : encore un merle ! ça faisait six ! Et Maurin chilait toujours, en regardant M. Labarterie de temps à autre, de son œil narquois de sanglier sauvage. Et sa physionomie de joie exprimait deux choses : primo : « En vient-il, hein, des merles, quand je les appelle ! » secundo : « A-t-il une bonne tête, le candidat de Paris ! En voilà un, de merle, qui ne sera pas député ! »

Quand il eut refermé et rouvert sa main trois fois, ce qui portait à une quinzaine le nombre des merles, Maurin s’arrêta de souffler dans son chilet. Il s’écrasa sur sa chaise ; il s’y faisait petit, — et rasé, tapi jusqu’à être invisible sous les branches de la cachette, il prononça avec un accent provençal, salé :

— Il vïen pui un momein où vous êtes couver de merles !

Rien qu’à voir le chasseur, on se rendait compte qu’il en avait partout, des merles. Alors il s’écrasa davantage sur lui-même, regardant toujours dans les arbres de son rêve, en clignant toutefois, de temps à autre, un œil malin du côté de Labarterie… Et, sans perdre du regard les oiseaux innombrables qu’il croyait voir en petites silhouettes sombres sur les branches tout autour de lui et au-dessus de sa tête, il dit d’une voix très basse pour ne pas les faire envoler :

— Maintenein, je ramasse mon fusill, bien doucemein ! Vous compréné, meussieu Labarterille, si vous aviez eu l’imprudence de tirer su le premié quan il s’est posé la première fois, les òtres ne seraient pas venus. Quand le second s’est posé, la même chose ! À présein, qu’ils sont tropp, vous n’en amirez deuss, — troiss, si c’est possible — à la file, comme si votre coup de fusil il était une brochette… C’est un coup difficile, pourquoi il sòte à tout momein d’une branche à l’òtre, mais tout de même vous en amirez deux ou trois à la file, quan ils se passent l’un devant de l’òtre, et vous tirez… Boum !…

Sa voix changea, redevint plus naturelle, comme celle d’un homme qui, après les belles exaltations du rêve, retombe à la réalité :

— Des fois vous n’en pourrié ramasser trois, des fois deusse, des fois pouïn. Alors vous rentrez chez vous ; pourquoi à cette chasse, vous ne tirez jamé qu’un seul coup de fusill.

Puis, franchement railleur, il conclut, l’œil sur M. Labarterie :

— C’est très amusant, qué ?

Il est impossible de rendre le haut comique de cette scène dite et mimée par Maurin, railleur de lui-même. Tout le génie de la Provence éclatait dans toute sa physionomie ; et tant étaient rapides les idées simultanées et diverses qui brillaient dans ses yeux, que les spectateurs ne pouvaient s’en rendre compte assez vivement. Et c’est de leur embarras que jouissait maintenant le galégeaïré.

— Tel que vous me voyez, monsieur Labarterille, acheva Maurin, je fais si bien le merle, moi, qu’un jour — pendant que je chilais, caché dans la broussaille, — un renard m’a sauté sur ma tête, tout en coup, pourquoi il me prené pour un oisò !… Il faut vous dire qu’il ne m’avait pas vu ; il m’avait entendu seulement… Voyez-vous, en faisant le merle, on attire toutes les bêtes à son entour !

Et il regardait les têtes qui l’entouraient.

Cette dernière histoire était authentique, mais Maurin sentait ce qu’on se donnait de ridicule quand on la croyait véritable, parce qu’il comprenait ce qu’elle avait d’invraisemblable. Alors il la racontait de façon à justifier tous les doutes qu’il trouvait naturels, et dont il se moquait pourtant à part lui.

— Ont-ils de l’esprit, ces Provençaux ! dit le préfet qui pénétrait tout cela et qui riait comme un fou, en bon Parisien.

Pendant ce temps, les lèvres muettes de Pastouré remuaient imperceptiblement — très vite, mais ce qu’il se disait, nous ne le saurons jamais.