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Mes souvenirs (Stern)/Deuxième partie/V

La bibliothèque libre.
Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 315-321).




V


Les approches d’une révolution. — La première représentation de Guillaume Tell. — La comtesse du Cayla. — Le prince de Polignac. 



Ni avant ni après mon mariage, je ne m’étais occupée de politique. Quand j’ea entendais parler dans le faubourg Saint-Germain, cela me paraissait extrêmement ennuyeux. La perspective de la survivance dans la charge de dame d’atours de la vicomtesse d’Agoult, qui aurait dû m’intéresser, m’associer en quelque sorte aux fortunes de la branche aînée des Bourbons, ne me souriait guère. Je n’imaginais pas, à la vérité, que l’on pût décliner l’honneur de se tenir debout derrière le fauteuil de la Dauphine de France, mais ce que j’avais vu de son intimité ne m’attirait pas, et j’y pensais le moins possible. Allant peu au Palais-Royal, je n’entrevoyais que vaguement les ambitions de la famille d’Orléans. J’ignorais jusqu’à l’existence des sociétés et des journaux qui préparaient l’avènement de la branche cadette. Jamais il n’était question chez nous ni des cours de MM. Guizot, Cousin, Villemain, ni de la société Aide-toi le Ciel t’aidera, ni de la Minerve, ni du National, ni de rien d’approchant. Prévenue par le souvenir de mon père et par toutes nos amitiés, je me serais reproché aussi, comme une sorte de félonie, de prendre trop de plaisir aux conversations libérales auxquelles j’assistais, soit chez madame de Montcalm, soit chez la marquise de Dolomieu, première dame d’honneur de madame la duchesse d’Orléans, soit dans quelques salons du faubourg Saint-Honoré : chez madame de la Briche, belle-mère de M. Molé, chez madame Pasquier, etc. Lorsque dans ce temps-là on parlait au faubourg Saint-Germain des libéraux, lorsqu’on nommait Lafayette, Benjamin Constant, etc., c’était avec un accent de dédain ou de persiflage tout semblable à celui que j’ai retrouvé plus tard, mi 1848, sur les lèvres de ces mêmes libéraux parlant des démocrates.

Il n’y avait donc pas trop moyen pour moi de savoir, autrement que d’une manière très-sommaire et très-insuffisante, de quoi il s’agissait en politique ; et connue je n’ai jamais eu le goût de m’occuper des choses que je ne puis pas entendre, je tournais les curiosités de mon esprit vers d’autres objets.

La première pensée d’une révolution possible s’offrit à moi d’une manière étrange. Le 1er du mois d’août de l’année 1829, j’assistais a la première représentation de Guillaume Tell, a l’Opéra, dans la loge des premiers gentilshommes de la chambre. Madame du Cayla y vint. Elle était, à son habitude très-parée, très-plâtrée, mais elle avait l’air soucieux. Dans un entr’acte, comme je lui parlais de la musique, elle m’interrompit, et, d’une voix altérée, elle m’apprit ce qu’elle venait d’apprendre elle-même à l’instant, une nouvelle qui paraissait lui causer un véritable effroi : l’arrivée à Paris du prince de Polignac. J’avoue à ma honte que je ne compris pas bien pourquoi une telle nouvelle jetait madame du Cayla en si vive anxiété. Je ne connaissais M. de Polignac que par ce qu’en avait dit mon frère, qui se trouvait depuis un an environ sous ses ordres, en qualité de second secrétaire d’ambassade à Londres. Mon frère aimait beaucoup son nouveau chef ; il le disait très-bon, très-aimable, et se louait infiniment de sa bienveillance. Aussi n’en pouvais-je croire mes oreilles en entendant madame du Cayla s’écrier que la venue d’un tel homme était un grand malheur, une calamité. Je la regardais avec un étonnement qu’elle prit sans doute pour de la consternation, car, en se levant pour quitter la loge, où son inquiétude attirait les regards, elle me prit la main vivement, me la serra avec force, et se penchant vers moi : « Madame d’Agoult, j’ai peur », murmura-t-elle avec un accent sinistre et en me regar dant d’un air qui me fit peur à mon tour. Ses joues qui pâlissaient sous son fard, son sein agité qui soulevait ses diamants en feu, son étreinte fébrile, son œil étincelant me restent dans la mémoire intimement unis aux accords de Guillaume Tell et aux premiers pressentiments de la révolution qui devait éclater à un an de là.

On sait comment cette année fut remplie : le cabinet formé par M. de Polignac, l’adresse des 221, la dissolution de la Chambre, l’entrée au ministère de l’intérieur de M. de Peyronnet, la prise d’Alger, l’irritation publique menaçante, l’ouverture des collèges électoraux, etc. À peine ministre, M. de Polignac avait appelé à Paris son jeune secrétaire d’ambassade pour lui confier les fonctions de sous-directeur de l’une des directions du ministère des affaires étrangères ; mais ce n’était pas, cela va sans dire, pour le mettre ni de près ni de loin dans ses secrets. Mon frère, d’ailleurs, était à ce moment distrail de la chose publique par les négociations et les apprêts de son prochain mariage avec mademoiselle de Montesquiou-Fezensac. Le jour de la bénédiction nuptiale, quand je vis, pour la première fois, le malheureux ministre qui allait, à si peu de temps de là, précipiter son roi, la dynastie et lui-même dans un affreux désastre, rien, absolument rien, ni dans la physionomie ni dans la conversation de M. de Polignac, n’aurait pu faire soupçonner à l’observateur le plus attentif qu’il dût y avoir dans son esprit une préoccupation quelconque.

Selon l’habitude anglaise qui depuis lors est venue aussi chez nous en usage, mon frère avait voulu s’exempter de toute représentation le jour de son mariage, et il avait décidé de partir ce jour-là même pour la Touraine, avec sa jeune femme.

Le prince de Polignac, qui était témoin de mon frère, vint au déjeuner de famille qui se donna chez nous après la messe. Il fut d’une bonne grâce parfaite et de la plus agréable humeur, avec une pointe de gaîté. Il causa familièrement de toutes choses et de toutes gens. Il s’occupa longtemps de ma petite fille Louise, alors âgée de deux ans et demi, et, l’aidant à ranger sur la table les animaux d’une belle arche de Noé dont sa nouvelle tante venait de lui faire présent, il lui expliqua avec une complaisance charmante la différence que le bon Dieu avait voulu mettre entre un chameau et un dromadaire. Je me rappelle aussi que le président du conseil, venant, je ne sais plus par quel hasard, à parler des élections, nous conta comme quoi il venait d’envoyer en Auvergne l’un de ses fils — un enfant de douze ans — avec son précepteur, afin d’y travailler, disait-il en souriant, l’esprit public — les collèges électoraux étaient convoqués pour le 23 — et de se faire envoyer de bons députés.

Je m’étonnais bien un peu, à part moi, de voir un homme d’État traiter si légèrement ces matières politiques, qui me semblaient, sans y entendre, devoir être fort sérieuses ; mais je trouvais cela aimable ; et d’ailleurs je me sentais toute gagnée à la manière paternelle dont l’homme d’État jouait à l’arche de Noé avec mon enfant.

Le prince Jules de Polignac était beau. Fils de cette ravissante duchesse de Polignac qui avait partagé l’impopularité de Marie-Antoinette, il avait, comme sa mère, la taille haute, mince et souple, le visage long, les traits nobles. Il ressemblait au roi, de qui, dans le peuple, on le disait fils.

Plus Anglais que Charles X dans ses manières, il avait, comme lui, le sourire affable et un peu banal, l’entretien facile et insignifiant, la physionomie très-douce.

Dans l’isolement de la prison où il était resté dix années, depuis le complot de George jusqu’à la chute de l’empire, son imagination, peu nourrie d’histoire ou de science, avait pris un tour mystique. Il s’était exalté dans la dévotion. Son grand cœur et son intelligence étroite s’étaient ensemble illuminés d’une fui visionnaire. Il ne doutait pas de l’intervention directe de Dieu dans les affaires humaines. Le surnaturel ne l’étonnait pas ; rien ne lui paraissait plus simple qu’un miracle en faveur de la bonne cause. Il en vint insensiblement, bien qu’il fût exempt de toute infatuation, à sentir en lui une vocation divine. Lui aussi, il entendit ses voix, il eut ses conversations intérieures avec la Vierge et les saints. Il se crut appelé à sauver son roi et son peuple, et se tint prêt au martyre.

Je n’ai vu le prince de Polignac, dans cette unique circonstance dont j’ai parlé, que pendant deux heures à peine, mais il m’a laissé un souvenir plein de respect. Dès l’abord on sentait en lui quelque chose de simple, de vrai, de bon ; quelque chose aussi de fixe, d’inébranlable et d’impénétrable. Plus tard, quand je rencontrai son fils, celui-là même qu’il avait envoyé, disait-il gaiement, en tournée électorale, la révolution qu’il avait déchaînée avait fait son œuvre.