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Mes vacances au Congo/Chapitre XII

La bibliothèque libre.
P. Piette (p. 93-102).


XII.

Le caoutchouc congolais dort. — Le palmiste et le copal en pleine activité. — Plantations diverses. — Un chimpanzé garde-forestier. — Les éléphants et les chefs indigènes — La vie de planteur. — La forêt éternelle. — Culture et élevages domestiques.


Sur le Kasaï, 8 octobre 1922.

Il fut un temps, qui n’est pas si éloigné de nous, où, pour beaucoup de gens, « Congo » et « caoutchouc » étaient des mots presque synonymes. C’était par milliers et milliers de tonnes que les statistiques relevaient chaque année le total des exportations de « latex » sauvage et sylvestre recueilli sur les arbres et les lianes de la forêt équatoriale. J’ai même le souvenir qu’au cours des discussions passionnées qui précédèrent l’annexion, des polémistes un peu naïfs exprimaient la crainte que l’exploitation intensive de ce produit n’eût abouti déjà à épuiser les ressources de la colonie… Aujourd’hui, — et jusqu’à nouvel ordre, — on ne parle plus, ou pour ainsi dire plus, du caoutchouc au Congo.

Il ne faudrait pas en conclure que la matière première ait disparu ! Tandis que j’écris ces lignes, notre stern-wheel remonte le Kasaï, au milieu d’une pluie verticale et lourde qu’annonçaient depuis quelques jours les brusques tornades et les nuits étouffantes qui sont fréquentes ici en cette saison de l’année. À travers ce rideau diluvien, l’œil ne cesse pas de suivre sur les rives l’éternel fouillis des ramures enchevêtrées où le « latex », en quantité prodigieuse, attend vainement que l’indigène vienne le recueillir. Cette récolte, jadis si prospère, est en sommeil ou du moins en somnolence. Concurrence des plantations de Malaisie, accumulation des stocks produits pendant la guerre ou au lendemain de la guerre, fermeture du marché russe, autant de motifs par lesquels on explique cette décadence. Elle ne durera certes pas toujours, et le développement que prennent dans l’entretemps les plantations d’hévéas, judicieusement poursuivies par les soins de l’État, prépare à cette exploitation des chances d’avenir plus scientifiques et plus régulières.

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En attendant ces jours, peut-être prochains, notre commerce colonial ne s’est point obstiné à vouloir faire du caoutchouc « quand même ». Avec une heureuse souplesse, il a porté son activité vers d’autres produits. « Il y a dans les choses humaines, dit Shakespeare, une marée qui, prise au flot montant, conduit à la fortune. » Le flot montant, depuis quelques années, c’est le commerce des oléagineux et du copal. Tout au long de ma route, depuis le Manyéma jusqu’au Pool, j’ai constaté l’activité presque fiévreuse avec laquelle les compagnies, les factoriens et leurs agents s’emploient à réunir les produits dits de « cueillette ». La cueillette se complète, d’ailleurs, pour la noix palmiste, comme pour le caoutchouc, par des plantations rationnelles, telles que les palmeraies d’Alberta et d’Elisabetha.

Nous avons parcouru ces domaines, où, pendant de longues heures, l’œil ne découvre que de robustes « élacis » aux tiges élancées, chargés de lourdes grappes de fruits à peu près pareils à des châtaignes. De loin en loin, des pavillons où se fait la concentration des cueillettes, sont disséminés dans la palmeraie. Tandis que nous approchons d’un de ces postes, un personnage bizarre, qui marche les épaules arquées et les jambes en cerceaux, sort de l’ombre de la cabane et s’avance à notre rencontre. C’est un énorme chimpanzé. Très bien éduqué, ma foi !… Il nous tend la main et nous conduit poliment jusqu’au seuil dont il a la garde. Quant à la cueillette elle-même, rien de plus curieux que l’agilité avec laquelle le noir grimpe au haut du palmier, un cerceau autour du corps et son couteau dans un pli de la nuque, pour y trancher le « régime » touffu, d’où le colon retirera à la fois l’huile rouge et l’amande dure que les chimies européennes traiteront ensuite pour en faire du savon, des bougies ou de la margarine, — usage externe ou usage interne. L’an dernier, l’exportation de ces noix a atteint le chiffre impressionnant de 45 876 469 kilos auxquels s’ajoutait une sortie de 8 970 173 kilos d’huile de palme.

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Autre commerce très en vogue : C’est celui du copal, expédié en Europe pour la fabrication des vernis. L’exportation pour 1921, s’en est élevée à plus de douze mille tonnes. Cette gomme se trouve surtout à l’état dur ou fossile, et principalement dans les régions marécageuses du lac Tumba et du lac Léopold ii. Le noir la recherche sous l’eau, du pied ou à la sonde, et l’apporte aux courtiers qui la lui achètent en ce moment au prix de 25, de 20, voire de 15 centimes le kilo. Sans être compliquée, la recherche de ces gommes ne laisse pas d’être un peu pénible, et les noirs ne déploient pas, à les récolter, tout l’empressement que les commerçants manifestent à les amasser. C’est à propos de ce produit que les controverses sont actuellement les plus vives entre deux tendances que la colonisation expose presque fatalement à des heurts : l’intérêt commercial et la protection de l’indigène.

D’une année à l’autre, à raison des fluctuations du marché européen, le commerçant est amené à réduire, parfois de moitié et même davantage, la rémunération qu’il offre à l’indigène pour une même quantité de produits. Peu familiarisé encore avec les règles du libre jeu des forces économiques, le noir, — victime de la baisse, — se croit leurré par le blanc. Et celui-ci s’étonne que la loi de l’offre et de la demande ait, au cœur de l’Afrique, les mêmes conséquences que dans la vieille Europe. Que faire ? Stabiliser le prix du produit ? Réglementer le taux qui sera payé à l’indigène ou la quantité de copal qu’il aura à fournir ? Le commerce colonial fait remarquer que le noir est un être primitif et que, dans les régions de « cueillette », plus qu’ailleurs, il ne sent guère la nécessité de travailler ou d’améliorer sa situation. « Comment veut-on inculquer à l’indigène des idées de devoir, des idées de travail, des idées d’effort, m’écrit la Chambre de commerce de Kinshasa, si on part du principe que la liberté individuelle étant garantie d’une façon absolue, il est libre de cultiver ou de ne pas cultiver, de travailler ou de ne pas travailler ? »

À vrai dire, — et l’argument a son poids, — l’État n’a pas hésité déjà à imposer en maints endroits aux indigènes des travaux de voirie et même certaines cultures, telles que le riz et le coton.

Les champs de coton se développent dans le Manyéma, le Sankuru et l’Uellé, bien que, dans cette dernière région surtout, la difficulté des transports soit un sérieux obstacle à leur progrès. Des usines d’égrenage ont été établies, où j’ai vu des indigènes apporter le produit de leur dernière récolte, qui se présente sous des apparences très satisfaisantes.

En 1920, la Belgique a reçu 174 tonnes de coton congolais et le chiffre est passé à 438 tonnes en 1921. Mais pour le coton, tout comme pour le copal et la « coconotte » ou noix palmiste, les variations qui modifient, d’une année à l’autre, les prix d’achat de produit brut, ont pour résultat de dérouter l’indigène. Et l’avenir de ces plantations intéressantes est lié de très près au problème si délicat de la « valorisation ». À cet effet, d’aucuns préconisent déjà l’établissement, au Congo même, de filatures qui pourraient utiliser ces textiles pour la fabrication de types très simples, destinés aux indigènes. L’heure industrielle a-t-elle déjà sonnée pour la zone équatoriale ? Je ne sais. En tout cas, la fabrication locale — qui s’organisera peu à peu, — devrait s’attacher d’abord à rendre plus aisé et moins coûteux l’emballage des produits « pauvres » pour l’Europe. Si certains de ces produits, lourdement grevés par les frais de transport, ne peuvent être expédiés en vrac, serait-il difficile de tisser au Congo les sacs destinés à leur envoi ? Je ne le crois pas.

* * *

De toutes les initiatives particulières qu’il m’a été donné de voir à l’œuvre en ces dernières semaines, il en est peu d’aussi louables que les entreprises de plantations, qui se multiplient à proximité du rail ou du grand réseau fluvial. Il faut s’attendre, me dit-on, à voir les cacaoyères se développer dans la zone équatoriale, où les pluies, fréquentes et régulières, créent une atmosphère très propice à ce genre de culture. Les rizières se multiplient aussi dans la Province Orientale, mais trop loin de la côte pour qu’on puisse songer encore à exporter leur produit, que l’on continue, même dans le Mayumbe, à faire venir de l’étranger.

L’État et certaines missions ont donné l’exemple, et cet exemple commence à fructifier. Ici, sur le chemin de fer des Grands-Lacs, ce sont deux frères, originaires de la Campine, qui viennent, très courageusement, de commencer de grandes plantations de café, sachant d’ailleurs qu’ils devront attendre quatre années avant que s’ouvre, pour eux, la période du rendement. Ailleurs, comme à Lukolela, un médecin belge et un ancien agent de l’État se sont associés pour défricher la forêt et y poursuivre, avec prudence et science, la culture du cacao.

J’ai vu aussi de beaux champs de tabac, prêts à rivaliser avec ceux de Bohan ou d’Obourg.

À visiter toutes ces plantations, que dirigent, en pleine solitude, aux prises avec les difficultés du climat, du logement, du ravitaillement, de vaillants colons qui, hospitalièrement et cordialement, sont fiers de montrer à des compatriotes de passage les premiers résultats d’un travail acharné, comment se défendre contre l’admiration et les espérances qu’inspirent leur énergie et leur confiance ?

Être planteur aux pays du grand soleil, au milieu d’une nature exubérante, qui de nous, dès les jours d’enfance, n’a évoqué ce genre de vie, soit à la lecture des descriptions prestigieuses d’un Chateaubriand, soit — plus modestement, — à la contemplation des belles vignettes illustrant quelque boîte de chocolat, d’ananas, de maïzena, de tapioca ou de cigares ? La réalité est à peine moins pittoresque, et je gage que bien des vocations coloniales s’éveilleraient au spectacle de cette vie libre du planteur, tout de blanc vêtu, dont rien ne limite l’horizon et sous l’œil duquel s’agite tout un petit monde de travailleurs noirs, refoulant chaque jour un peu plus la forêt sauvage au profit des cultures de joie et de richesse.

On l’entame de ci de là, la grande forêt, la forêt vierge ou presque vierge… La flotte du fleuve et de ses affluents, tout comme les chemins de fer et les Decauville, les scieries à vapeur, les briqueteries, les chantiers et les ateliers y abattent journellement, à grands coups de hâche et sans compter, tout ce que réclament leurs besoins.

L’utilisation du charbon commence à peine et le pétrole du Congo, que les prospecteurs nous promettent, n’est pas encore à la veille d’être exploité. Mais que les amis des arbres se rassurent ! Il en reste. Il en reste peut-être pour des siècles, d’autant plus que la forêt équatoriale se charge volontiers de son propre repeuplement.

À deux reprises, nous avons pénétré dans la profondeur de ce décor mystérieux. On y est bientôt enveloppé et comme étreint par un enchevêtrement obscur de ramures et de lianes, parmi lesquelles fusent de grands troncs lisses — souvent énormes — qui élargissent autour d’eux, comme les plis raides de leurs jupes, les arêtes de leurs contreforts. Des jours, des semaines de marche… Les essences varient un peu suivant la nature du sol. Mais c’est toujours la même prodigalité ligneuse, où des armées de bûcherons pourraient tailler indéfiniment pour le chauffage, pour l’ébénisterie, pour la construction…

Et c’est à de tels phénomènes, difficiles à comprendre lorsqu’on n’est point venu ici, que l’on se rend le mieux compte de l’immensité de notre domaine colonial.

Faut-il en dire autant d’une autre substance, naguère encore très abondante dans la colonie : l’ivoire ? Il est impossible d’établir de façon précise combien d’éléphants sont annuellement abattus dans la colonie. Les statistiques provisoires de 1921, fournies par l’excellent ouvrage de M. Frans Janssen sur la situation économique de la colonie, mentionnent une quantité de 200,977 kilos seulement à l’exportation, mais il paraît avéré qu’une grande quantité de défenses passe en fraude soit dans l’Est africain, où des trafiquants hindous et arabes, de plus en plus nombreux, pratiquent volontiers le « commerce de frontière », soit dans l’Afrique équatoriale française, où la réglementation, moins sévère que chez nous (on m’assure, d’ailleurs, qu’elle sera bientôt et très heureusement modifiée), autorise aujourd’hui encore le trafic des « petites pointes ». À la sollicitude de ceux qui voudraient mieux protéger l’espèce éléphantine s’opposent les protestations des indigènes. Ceux-ci accusent ces intéressants pachydermes de saccager abominablement leurs pauvres cultures de manioc ou de patates douces. On croirait entendre les doléances de nos paysans à propos des dégâts de lapins. Avertis par le gong des villages voisins du passage d’un blanc auquel ils supposent quelque crédit, des chefs indigènes, — dont quelques-uns sont merveilleusement parés d’une couronne de grandes plumes, de beaux colliers de dents de léopard, et même, m’a-t-il semblé, de quelques dents humaines, — viennent, d’étape en étape, solliciter le « Boula-Matari » de les autoriser à s’armer de fusils de chasse pour délivrer leurs administrés de cette terrible engeance probyscidienne… J’ai renoncé, je l’avoue, à l’espoir de leur faire comprendre les raisons de haut intérêt scientifique qui ne permettent pas de les satisfaire.

* * *

À voir les jardins d’essais de l’État à Eala, qui forment, un peu en amont de Coquilhat-ville, une promenade vraiment édénique, et surtout le fameux jardin botanique, créé et développé depuis quelque vingt ans par le Frère Gillet, à Kisantu, on s’étonne et on déplore que des cultures spéciales, plus riches, sinon plus utiles que celles aujourd’hui pratiquées dans la colonie, n’aient pas encore tenté davantage l’esprit d’initiative de nos planteurs : le ricin, le thé, le sésame, le poivre, la vanille, la cannelle, la girofle, la muscade et tant d’autres plantes médicinales, tinctoriales ou à parfums. On en peut dire autant du commerce de la cire et de la soie. N’y a-t-il pas, dans l’une ou l’autre de ces exploitations délicates, de quoi tenter les loisirs des aimables Européennes qui de plus en plus nombreuses, femmes de fonctionnaires, de médecins, d’officiers, de commerçants, apportent, dans tous les postes importants de notre colonie, le charme de leur présence et le mérite de leurs vertus domestiques ? Les précieux services des boys réduisent de beaucoup pour elles les soucis ordinaires du ménage. Les corvées mondaines ne les absorbent heureusement pas non plus. Avant 5 heures du soir, la température ne permet guère le tennis, et dès six heures tapant, le soleil se couche régulièrement. À moins de s’occuper de l’une ou de l’autre œuvre pour les femmes ou les enfants des indigènes (et les œuvres de ce genre sont encore trop rares), à quoi mieux employer ses heures libres que d’aider, dans la vie végétale ou animale, cette nature africaine si prodigue pour qui la sollicite ? Cultiver son jardin, c’était toute la philosophie de Candide, et elle vaut en agrément toutes les potinières et tous les dancings du monde. On peut y ajouter aussi les soins d’une basse-cour et même l’élevage du lapin, ou l’art de s’en faire quelques milliers de francs de rente, — ce qui n’est point si paradoxal pour qui connaît les prix de la vie alimentaire dans certains centres africains.