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Mes vacances au Congo/Chapitre XIII

La bibliothèque libre.
P. Piette (p. 103-113).


XIII


Les villes qui s’égrènent des sources du Congo jusqu’à son embouchure. — Physionomie de Stanleyville et de Kinshasa. — La protection de l’enfance au Congo.


Banane, 17 octobre 1922.

De la frontière rhodésienne à l’embouchure du grand Fleuve, quel charme de découvrir une à une toutes ces jeunes cités congolaises, dont les noms sonnent depuis longtemps déjà à nos oreilles comme des noms amis. À nous rapprocher de chacune d’elles, l’imagination cherche à leur donner une figure. Et puis apparaît la réalité. Et c’est tout autre chose. Rarement une déception, parfois un émerveillement, toujours une surprise. Il en est qui sont sorties d’hier des langes et dont la croissance rapide déconcerte leurs pères ou leurs parrains. Il en est d’autres qui, un jour, ont cessé de grandir et qui dégagent déjà je ne sais quels relents de disgrâce et d’abandon. Dans la vie coloniale, plus qu’ailleurs, quiconque s’arrête, recule. Quiconque recule, tombe. D’autres échappent à ce sort en faisant peau neuve et se transforment ou se déplacent.

Chacune a sa physionomie personnelle. Chacune a son type original. Bien plus, chacune possède déjà son amour-propre et son esprit de clocher. Et ce particularisme local, qui s’accuse jusqu’à la rivalité et même à la jalousie entre « Bomatraciens » et « Katangateux », n’est-il pas aussi un trait qui rappelle la mère-patrie ?

* * *

J’ai dit l’aspect ordonné et séduisant d’Elisabethville. Toute neuve qu’elle est, cette cité minière n’a rien de brutal ni de bousculé. Si elle offre quelque chose d’un peu britannique dans l’allure, elle le doit à ses cottages et à ses squares, et voilà la « Merry England » que nous aimons.

À la rive occidentale du Tanganika, nous avons salué Albertville, dont le plan vient d’être heureusement modifié de fond en comble. Les maisons, naguère éparpillées dans la plaine ou le marais, grimpent à l’assaut des collines qui dominent le lac immense. N’est-ce pas Duinberghe ou le Zoute que nous retrouvons ici avec leurs « courts » de tennis et leurs plages de sable ? Bientôt, — si les crocodiles y consentent, — les bains de mer y attireront tout le monde élégant ou valétudinaire de l’Afrique centrale.

À la soudure d’un tronçon fluvial et d’un tronçon ferroviaire des Grands-Lacs, voici Kindu, dont l’importance grandit à vue d’œil et menace d’absorber à la fois le vieux centre arabisé de Kasongo et l’agglomération, elle aussi historique, de Ponthierville, auquel un décret récent, en supprimant le district de la Lowa, vient de ravir son titre de chef-lieu. L’animation du quai et des chantiers y rejoint l’activité des ateliers du chemin de fer. Non loin de la rive, le marché dessine un vaste enclos circulaire qui s’encombre, surtout le dimanche, d’une amusante cohue de femmes indigènes venues de bien loin pour offrir en vente leur manioc, leurs ignames, leur sel, leur riz, leur « pilipili » et toutes sortes de produits bizarres et inquiétants dont quelques-uns semblent venir en droite ligne de la cuisine des sorcières de Macbeth. De belles avenues bordées de manguiers et semées de gravier relient le fleuve aux nouvelles maisons européennes.

Sur le grand coteau que domine
Le bleu de l’immense horizon,

voici d’aimables pavillons dont les colonnades affectent quelque prétention aux ordonnances architectoniques de la Grèce antique. Une autre route, parallèle au fleuve, conduit à la mission et à l’école des petits mulâtres et des petites mulâtresses, que dirige le bon Mgr Callewaert.

L’apparition de Ponthierville, bâtie sur un promontoire à un tournant du fleuve, est un enchantement. Quelques vestiges de fortifications y rappellent les héroïques souvenirs des campagnes dirigées par nos officiers contre les forces de Saïd-ben-Abedi et de Rumaliza. Sur l’un des flancs du promontoire, voici des habitations de fonctionnaires, prolongées en terrasses et d’où les ibiscus et les « flamboyants » débordent et s’écroulent. Sur l’autre flanc, — et proche du terminus du railway, — quelques factoreries et hôtelleries. À la crête, de banales constructions en briques, les unes occupées par la force publique ou des prisonniers, d’autres inutilisées ou inutilisables. Parmi ces dernières, un solennel hôpital, dont les plans ont été évidemment faits de toutes pièces en Europe par un architecte qui n’avait aucune notion du climat équatorial, de ses exigences, de ses ressources. Cet hôpital est une merveille d’absurdité qui mériterait d’être conservée à titre de « grande et salutaire leçon ».

Mais voici le rêve ! Voici, de toutes les cités et de toutes les stations rencontrées, celle qui donne le mieux, avec de l’exotisme et du pittoresque à souhait, le sentiment du progrès patiemment poursuivi et réalisé. C’est Stanleyville, le joyau central, piqué au cœur même de notre colonie, au point précis où le Congo, cessant de couler du Sud au Nord, s’infléchit tout à coup pour descendre de l’Est à l’Ouest en une courbe majestueuse. Nous y arrivons par la rive gauche, où la Compagnie des Grands-Lacs a réuni ses ateliers, ses entrepôts, et — au milieu d’un jardin bien arboré, — de charmants bâtiments à usage d’hôpital, de maternité et de sanatorium. Le soleil — encore haut dans le ciel — embrase tout le paysage et fait vibrer sur la rive opposée l’amusant papillottement de cette cité, toute grouillante de vie et de couleur, où le « Kigoma » nous débarque bientôt parmi la foule. Nature et naturels, végétation et types d’Afrique semblent combiner ici, pour la fête de nos yeux, l’imprévu des lignes et des nuances. Femmes à la fontaine qui s’en retournent, moulées dans leur pagne bariolé, la calebasse sur la tête, un poing sur la hanche, avec une souveraine élégance dans la démarche. Beaux soldats d’ébène, coiffés de leurs fez rouges, défilant d’un rythme souple et rapide. Sauvages de haute taille et bien musclés dont les faces camuses s’éclairent de rires d’enfants. Que de types pittoresques : ceux-ci ont la chevelure en forme d’un bonnet d’astrakan et leur lèvre supérieure est percée d’une incisive d’homme ou d’animal. Voici des femmes qui portent fièrement au cou de lourds colliers en laiton qui ont dû être rivés sur elles. D’autre ont les reins ceints de petites jupes faites de fibres. Souvent on rencontre, dans la cohue, des noirs qui se sont barbouillé le corps d’une sorte de craie. D’autres ont les cheveux et la figure teints à l’ocre rouge. Le blanc est la couleur du deuil. Le rouge est destiné, paraît-il, à conjurer le mauvais sort ou la maladie.

Les Arabisés marchent avec gravité, reconnaissables à leurs gandourahs flottantes et à leurs calottes brodées. Justifiant leur nom, les blancs et les blanches sont vêtus, du casque aux souliers, de toile immaculée. Demain, nous verrons la ville au travail, après-demain au plaisir.

* * *

Je doute qu’il soit au monde beaucoup de jeux populaires aussi animés et brillants que ces courses de pirogues, auxquelles excellent les Wagenias que nous sommes allés visiter dans leurs huttes, à la hauteur de ces « Stanley-Falls » où ils vont audacieusement dresser et relever leurs nasses parmi les rapides et les tourbillons des cataractes. Au signal des régates, les voici tous, debout sur leurs longues et frêles embarcations : chaque pirogue étant montée par une cinquantaine de sauvages et dirigée par un chef tout empanaché de plumes. D’un même coup, toutes les pagayes plongent dans l’eau. Les pirogues volent à la surface. Pressée sur la rive, la foule encourage, raille, acclame, excite… C’est la même passion qu’à Epsom et à Henley. Soudain, un choc. Une pirogue a heurté sa voisine. Celle-ci se renverse. Toute l’équipe est à l’eau. Elle a tôt fait de redresser l’esquif et de reprendre le jeu. Mais quoi ? Il manque un pagayeur… Bah ! un de noyé ou de happé par les crocos, dix de retrouvés parmi les jeunes noirs qui attendent d’avoir l’âge de concourir, et qui, à toutes jambes, suivent la course sur les berges.

Ces Wagenias sont des pêcheurs, et toute leur vie est vouée au fleuve. D’autres tribus, — car les environs de Stanleyville sont très peuplés et maintes races y sont représentées, — s’accommodent mieux des nouveautés que le blanc leur a apportées. À parcourir la banlieue, — une excellente route carrossable le permet dès aujourd’hui, — on rencontre des villages indigènes pourvus d’écoles et où les habitants cultivent ou élèvent pour le marché de Stanleyville, toujours très achalandé. Une autre route bien entretenue conduit en une demi-heure d’automobile aux chutes de la Tshopo. La Tshopo est une grosse rivière qui, tout d’un coup, se précipite d’une hauteur de quelque trente mètres. On en fera, quand on voudra, une merveilleuse source d’énergie motrice. Aujourd’hui le spectacle, dans un cadre de nature primitive, est d’une émouvante beauté. Comme les approches de ce petit Niagara sont embroussaillées et rocailleuses, une vocation nouvelle s’est révélée parmi les moricauds de l’endroit : celle de guide. Un négrillon, pas plus haut que cela, s’est emparé de nous en nous déclarant qu’il n’était pas possible de voir les chutes sans son assistance. Il portait comme l’instrument de sa charge et de sa comptabilité enfantine, une sorte d’alpenstok au long duquel des entailles au couteau indiquaient le nombre de visiteurs dont il s’était fait déjà le cicerone empressé.

* * *

Au départ de Stanleyville, dont la vision demeure exquise dans notre mémoire, Basoko et Lisala sont des stations intéressantes, centres de mission, d’écoles et de commerce : la première surtout, avec son fortin presque intact, rappelle ces petites villes militaires que l’on rencontre, passé Budapesth, aux tournants du Danube-bleu.

Capitale de la Province Équatoriale, qu’on dit être la Cendrillon de nos provinces d’Afrique, Coquilhatville m’a paru un peu somnolente, et la redoutable trypanose, qui sévit toujours dans cette région, suffirait à expliquer un temps d’arrêt dans les progrès auxquels l’administration provinciale s’efforce du mieux qu’elle peut. De belles avenues y attendent patiemment de nouveaux quartiers. L’une d’elles mène aux jardins d’Eala, sur la rive gauche du Ruki. Les arbres, les plantes et les fleurs de la colonie, — ou celles qu’on y veut acclimater — y forment un séduisant et instructif ensemble.

Mais toute cette région de l’Équateur n’est-elle pas une sorte de parc, un parc un peu fou à la vérité, et où tout ce qui pousse sous le soleil et dans l’humus, aurait prolifié à sa guise, comme en un immense Paradou ? Le « Brabant », où nous menons depuis Stanleyville une vie flottante, longe des rives imprécises d’où la végétation a vraiment l’air de ruisseler dans le fleuve. Celui-ci, dont la largeur a quelque quatorze kilomètres près de Nouvelle Anvers, est coupé par des îles parfois grandes comme des provinces : ce sont d’énormes bouquets de verdure, d’un seul ton, un peu dur et cru, et qui sont tels depuis combien de milliers d’années ?

Le fleuve se gonfle d’innombrables affluents. Il en vient de partout. Voici, dans le nombre, la Sanga, que la diplomatie de M. Caillaux et de M. de Kiderlen-Waechter avait transformée en une inquiétante greffe allemande entée sur notre territoire. Les indigènes ont une jolie façon de désigner les affluents d’un cours d’eau. Ils les appellent des « m’totos » ce qui veut dire : des enfants. La famille du Père Congo grossit à vue d’œil. Il en va ainsi jusqu’aux approches du Pool où aboutit par voie d’eau toute l’activité mercantile de l’Oubanghi, de l’Uellé, de l’Équateur, du Kwango, du Kasaï, en attendant que le B. C. K. draine aussi de ce côté quelque chose des richesses du Katanga : comme le rail du C. F. C. y amène déjà les importations d’Europe. Au fond de ce Pool, énorme entonnoir que les rapides vont tout à coup rétrécir pour en faire jusqu’à Matadi un couloir impropre à la navigation, une cité devait surgir et a surgi : c’est cette Kinshasa dont le prodigieux développement a ahuri les Congolais eux-mêmes. Volontiers, ils évoquent à son propos l’aventure du Klondyke et de ses villes-champignons. De fait, il est peu d’exemples d’une fortune urbaine aussi rapide. — et cette chance, chose rare, n’est pas due à la découverte de gisements précieux ou à quelque phénomène d’ordre politique, mais uniquement au commerce. D’autres disent : « à la spéculation ». Soit. La fièvre du lucre a atteint ici, vers 1919 et 1920, des températures vraiment africaines. En moins d’un jour, une marchandise sur wagon était vendue quatre ou cinq fois et sa valeur avait triplé le soir venu. Ces épisodes, dignes de la rue Quincampois, sont aujourd’hui révolus, non sans avoir fait quelques victimes. Ceux qui avaient cru à l’éternité de ce feu de paille se lamentent sur la crise présente. Reconnaissons qu’à l’œil du voyageur cette crise n’offre pas d’aspects trop alarmants. Les maisons de commerce de toute nationalité, les agences et les banques continuent à sortir de terre. Kinshasa comptait deux ou trois autos il y a deux ans. Le nombre en dépasse aujourd’hui la centaine. Cette maison d’angle, à un étage, avec un morceau de cour, qui vient d’être achevée, on en demande 75,000 francs de loyer par an, et qui mieux est, on les obtient. Cet appartement de cinq pièces non meublées est coté à 2,500 fr. de location mensuelle. Au lendemain d’une grande soirée organisée par le « Cercle Portugais », dans un superbe immeuble qu’il a construit de ses deniers, nous avons assisté à un banquet de cent couverts organisé par la Chambre de Commerce et le « Cercle Belge » dans un hôtel grand comme un caravansérail. En marge de la ville commerciale, qui sent un peu l’improvisation, avec ses « stores » et ses « buildings » à l’américaine, la cité indigène, très heureusement conçue, mais que l’on songe déjà à reculer, se développe en quartiers de maisonnettes, séparés par de larges et belles avenues. Plus de vingt mille noirs y sont agglomérés, venus de tous les coins du Congo, car « Kin » les attire comme un phare les phalènes.

* * *

C’est ainsi qu’à Kin, plus d’un problème d’ordre hygiénique ou d’ordre social a grandi, et même s’est aigri, avant qu’on ait pu lui préparer une solution. Je n’en cite qu’un, qui est inquiétant : C’est celui des enfants moralement abandonnés. Il n’existe encore, dans la législation de notre colonie, aucune disposition analogue à celle de la loi belge du 15 mai 1912 sur la protection de l’enfance. Comme il n’y existe pas davantage de règlement sur l’instruction obligatoire, les petits noirs, qui poussent, on devine comment, dans cette population composite, où se mêlent bien des éléments suspects, sont enclins plus qu’ailleurs à toutes les entreprises de maraudage et même de brigandage, plus faciles et alléchantes qu’ailleurs, dans une ville de magasins, d’entrepôts et de chantiers. Au port, au marché, dans les basses-cours, ces apaches en herbe ont beau jeu. Ils n’ont pas leurs pareils pour déplomber un wagon en gare et le vider de son contenu, s’il est à leur goût. Que fait-on ? La police leur donne la chasse. Ceux qu’elle pince sont déférés au tribunal ordinaire. Si celui-ci découvre chez ces jeunes prévenus la vieille condition classique du « discernement », il les condamne, ni plus ni moins qu’un adulte, à quelques mois de prison. À la prison commune, avec les adultes ! Les enfants noirs sont précoces et le juge admet le plus souvent l’existence du discernement. C’est ainsi que des enfants de 10, de 9, de 8 ans sont envoyés en prison, d’où ils ne tarderont pas à sortir… pour y rentrer bientôt. Joli résultat et qui promet une aimable population noire à notre capitale coloniale de demain.

Puisque des écoles existent, de très bonnes écoles, dirigées à Kinshasa par les Pères de Scheut, à Léopoldville (qui ne formera bientôt plus qu’un avec Kin), par les Frères des Écoles chrétiennes, qu’on s’empresse donc de décréter, du moins pour les villes, l’obligation de l’instruction primaire et professionnelle ! Mais ce n’est pas assez ! Il faudrait qu’un fonctionnaire, ou mieux, un juge spécial, eût le droit de retirer de la circulation tous les enfants et jeunes noirs moralement abandonnés et que, par son autorité et sous sa surveillance, ils fussent confiés à une institution « ad hoc », de préférence à une colonie agricole.

À tenter de faire de ces jeunes vauriens des clercs, des mécaniciens, des menuisiers, des maçons, on s’exposerait, en effet, à les renvoyer plus tard dans ces milieux urbains où ils auraient vite fait de se contaminer à nouveau et de grossir le " mob " qui constitue, dès aujourd’hui, un danger pour une ville aussi florissante que Kinshasa.

Autre phénomène de croissance urbaine trop rapide, c’est l’insuffisance de l’hôpital pour les noirs. Faute de place dans les salles, des malades logent sous la tente. Des cas, qui justifieraient l’isolement, y sont traités en régime commun. Je n’oublierai pas de si tôt les cris déchirants poussés à notre approche par une jeune négresse brusquement frappée de folie, m’a-t-on dit, parce qu’un « blanc » lui a repris un enfant qu’il avait eu d’elle. Comme son accès tournait à la fureur, il fallut l’attacher à un arbre, dans la cour, au milieu des autres malades.

À tous les problèmes dus aux circonstances économiques s’ajoutent ceux que fait naître le déplacement prochain de la capitale. Léo est à près de sept kilomètres en aval de Kin. C’est entre les deux villes, à la pointe de Kalina, que le gouvernement général établira bientôt ses quartiers. Jolie matière à études et à plans d’ensemble pour nos « urbanistes coloniaux ». Puisse-t-il se révéler parmi eux quelque maître comparable à ce Baker dont nous avons admiré les travaux à Prétoria, et que le gouvernement britannique vient de charger de la création des nouveaux quartiers de Delhi, promu au rang de capitale des Indes.