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Mignet - Histoire de la Révolution française, 1838/7/1

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HISTOIRE

DE

LA RESTAURATION

JUSQU’À L’AVÉNEMENT DE LOUIS-PHILIPPE Ier,

Par M. Émile de Bonnechose.

CHAPITRE PREMIER.

PREMIÈRE RESTAURATION. — RÈGNE DE LOUIS XVIII. — LES CENT JOURS.

Famille royale. — Entrée du comte d’Artois à Paris. — Déclaration de Saint-Ouen. — Premier ministère de la restauration. — Bataille de Toulouse. — Traité de Paris. — Promulgation de la charte constitutionnelle. — Actes du ministère. — État des partis politiques. — Congrès de Vienne. — Débarquement de Napoléon à Cannes. — Marche de Napoléon sur Paris. — Fuite de Louis XVIII. — Entrée de Napoléon. — Cent jours. — Décret de Napoléon. — Acte additionnel.— Champ de mai. — Bataille de Fleurus. — Bataille de Waterloo.— Seconde abdication de Napoléon. — Gouvernement provisoire. — Napoléon s’embarque sur le Bellérophon.

L’inconvénient le plus grave ordinairement attaché à une restauration politique, accomplie après un laps de temps considérable, provient de ce que ceux en faveur de qui elle s’effectue sont le plus souvent devenus étrangers aux idées et aux mœurs nouvelles de la nation qu’ils se voient appelés à gouverner. Leurs affections, toutes leurs préférences, sont pour les hommes et les choses d’un temps qui n’est plus, et dont le souvenir est lié pour eux à celui de leur grandeur et de leurs prospérités, et il est fort difficile qu’ils ne regardent point avec défiance ou aversion tout ce qu’ont produit les idées auxquelles ils attribuent leurs humiliations et leurs malheurs. La génération nouvelle, dont les intérêts sont liés à l’ordre de choses existant, leur fait d’avance un crime de ces préjugés et de ces sentiments naturels au cœur de l’homme, tandis que le parti dont tous les vœux s’attachent au rétablissement d’un régime détruit, s’exalte par la pensée qu’il y a nécessairement conformité entre ses propres vœux et ceux des princes dont il bénit le retour ; de là, d’un côté, folles espérances, menaces imprudentes, projets téméraires ; et de l’autre, sombres inquiétudes, répugnances, désaffections et complots. Lorsqu’à ces ferments de troubles civils se joignent, dans l’esprit des peuples, des souvenirs d’humiliation inséparables de la restauration qui s’accomplit ; lorsque celle-ci se présente avec de grands désastres nationaux pour précurseurs, et avec les baïonnettes étrangères pour soutien, alors on peut dire, avant qu’aucune parole ait été prononcée, avant qu’une seule faute ait été commise, que d’immenses résistances se préparent, et que le péril est imminent. Telles furent les circonstances fâcheuses qui accompagnèrent en 1814 la restauration des Bourbons, et pas un des membres de cette famille n’avait encore touché le sol de la France, que déjà il était possible de mesurer les obstacles qu’ils auraient à vaincre, et les orages prêts à gronder sur leurs pas.

Le chef de la maison royale, Louis-Stanislas-Xavier, que le sénat appelait à régner sous le nom de Louis XVIII, était doué d’un esprit judicieux, et capable d’apprécier son époque. Il avait acquis dans sa jeunesse, comme comte de Provence, une certaine renommée, en se prononçant, à la seconde assemblée des notables, pour la double représentation du tiers état ; puis, dans l’émigration, il combattit la république, et protesta contre Napoléon, en revendiquant ses droits à la couronne. Repoussé du continent, il trouva un honorable asile en Angleterre, et vivait depuis longtemps retiré à Hartwell, avec quelques familiers, lorsque les désastres de nos armées lui ouvrirent le chemin du trône. Les membres de sa famille, Monsieur, comte d’Artois, son frère, les ducs d’Angoulême et de Berry, fils de Monsieur, enfin les deux princes de la maison de Condé, survivant à l’infortuné duc d’Enghien, ne s’étaient fait connaître que par leurs efforts impuissants pour triompher de la révolution à l’aide de la guerre civile et des armées étrangères. Seul, entre tous ceux de la maison de Bourbon, le duc d’Orléans, premier prince du sang, avait porté les couleurs nationales et combattu les ennemis de la France. Parmi les membres de la famille royale, on distinguait, l’illustre fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, unie au duc d’Angoulême, princesse digne, par l’élévation de son âme et par ses malheurs, d’un intérêt profond et universel, mais qui avait trop à oublier et trop à pardonner pour que la France la vît sans inquiétude remettre le pied sur son territoire.

M. le comte d’Artois précéda son frère, et fit, le 12 avril 1814, son entrée dans Paris, sous le titre de lieutenant-général du royaume. Des mots heureux et pleins de grâce disposèrent d’abord les esprits en sa faveur. Il n’y a rien de changé en France, disait-il aux Parisiens dans sa proclamation, il n’y a qu’un Français de plus. Cependant, lui-même donnait le signal d’une réaction politique, en substituant la cocarde et le drapeau blanc, depuis longtemps oubliés, aux glorieuses couleurs qui rappelaient tant de triomphes à la France.

Louis XVIII, reçu à Calais par le général Maison, suivit de près son frère. Cédant à l’influence de ses alentours, il refusa, par un sentiment d’orgueil mal entendu, d’accepter la constitution du sénat, accusant ce corps d’empiéter sur ses droits héréditaires. Éclairé néanmoins par les vives représentations de l’empereur Alexandre et de M. de Talleyrand, qui sut toujours, mieux que tout autre, pressentir, à chaque époque, les besoins et les vœux de la France, il se fit précéder dans la capitale par une déclaration célèbre, datée de Saint-Ouen : elle garantissait aux Français la jouissance des libertés promises par la constitution sénatoriale, et maintenait la plupart de ses clauses. Le lendemain, 3 mai, eut lieu dans Paris l’entrée solennelle du roi et de madame la duchesse d’Angoulême ; aucun soldat étranger ne parut dans le cortège royal ; la vieille garde escortait le monarque, et une grande partie de l’intérêt public se reporta sur ces braves guerriers, dont l’air triste et morne contrastait avec l’enthousiasme des partisans de la maison de Bourbon. Souvent le cri Vive la garde ! couvrit celui de Vive le roi ! et un grand nombre de spectateurs n’emportèrent de cette solennité que de douloureux pressentiments. Les alarmes furent bientôt augmentées par la formation du ministère, où l’on compta plusieurs hommes étrangers à l’esprit de la révolution, et que des services antérieurs à 1789, ou seulement la faveur du monarque, désignaient à son choix. De ce nombre étaient M. Dambray, chancelier de France et garde-des-sceaux ; M. l’abbé de Montesquiou, ministre de l’intérieur ; et M. le comte de Blacas, ministre de la maison du roi : le général Dupont, tristement célèbre par la capitulation de Baylen, eut le portefeuille de la guerre ; M. de Talleyrand fut ministre des affaires étrangères ; M. Malouet eut le département de la marine ; le baron Louis celui de finances, et M. Beugnot, la direction de la police du royaume. D’actives négociations pour la paix furent entamées ; la glorieuse mais indécise bataille livrée par le maréchal Soult, avec des forces très inférieures, contre le duc de Wellington, sous les murs de Toulouse, n’apporta aucun changement à l’état général des affaires, et, le 30 mai, la paix définitive fut conclue entre la France et les puissances alliées, par le traité de Paris. La France rentrait dans ses anciennes limites, elle conservait Avignon, le comtat Venaissin, Mulhausen, et rendait aux alliés cinquante-trois forteresses encore occupées par nos troupes, avec tout le matériel qu’elles renfermaient : l’Angleterre saisissait trois de nos colonies, l’Île de France, Sainte-Lucie et Tabago ; nous demeurions en possession de l’île Bourbon, de la Guiane, de Pondichéry, de la Guadeloupe et de la Martinique. Peu après la signature de ce traité, le territoire français fut délivré des troupes étrangères.

Le roi convoqua, pour le 4 juin, les sénateurs et le corps législatif violemment dissous par Napoléon, et, le même jour, en leur présence, il donna solennellement aux Français une charte constitutionnelle, dont les dispositions principales reproduisaient celles de l’acte du sénat et de la déclaration de Saint-Ouen. Elle établissait un gouvernement représentatif, composé du roi et de deux chambres : l’une des pairs, nommés à vie par le roi, l’autre de députés des départements ; elle assurait la liberté individuelle, celle de la presse, et celle des cultes, l’inviolabilité des propriétés, l’irrévocabilité de la vente des biens nationaux, la responsabilité des ministres, le vote annuel des contributions, l’indépendance des tribunaux ; elle garantissait la dette publique, rétablissait l’ancienne noblesse, et maintenait la nouvelle. Cette charte devait être jurée par les rois, à l’époque de leur sacre : elle répondait en général aux besoins de la nation et aux vœux exprimés, depuis vingt-cinq ans, par les esprits les plus distingués de la France. Immédiatement après sa lecture le chancelier donna communication de l’ordonnance qui constituait la chambre des pairs, composée de la plupart des anciens sénateurs, des maréchaux, et d’un grand nombre de dignitaires de l’ancienne cour et de la noblesse.

Une faute grave accompagna la promulgation de l’acte constitutionnel. Le roi s’était refusé à l’accepter comme condition de son élévation au trône, et l’octroya comme un simple acte de sa volonté souveraine, en même temps qu’il en datait le préambule de la dix-neuvième année de son règne. C’était ne tenir compte de tout ce qui avait eu lieu en France depuis vingt-cinq ans ; c’était élever la volonté royale, en vertu d’un prétendu droit divin inintelligible pour l’immense majorité des Français, au-dessus de la volonté de toute la nation ; c’était enfin mettre la charte en péril, et l’abandonner d’avance aux caprices d’un pouvoir ombrageux. En effet, si le prince, auteur de cette constitution, n’y reconnaissait lui-même qu’un acte émané de sa seule autorité, il était à craindre qu’un roi moins judicieux ou mal éclairé ne se crût un jour en droit de l’altérer ou de la révoquer, en vertu de la même autorité héréditaire et inaliénable. Les premiers résultats de cette faute capitale furent d’exagérer les inquiétudes prématurées des uns, et d’enflammer les audacieuses espérances des autres, et c’est à elle qu’il faut imputer une grande partie des malheurs de la restauration.

Bientôt les dangers du terrain sur lequel le roi asseyait son pouvoir devinrent manifestes. Tous les hommes qui avaient vu avec ombrage le retour des Bourbons comprirent que ceux-ci, en supportant, malgré eux, l’état de choses créé par la révolution, ne le regardaient point cependant comme un fait irrévocable. Ils jetèrent les hauts cris, et la presse, implacable et violente, fit retentir au loin leurs alarmes et leurs menaces. On eut hâte de l’enchaîner, et l’on rétablit la censure, en détournant le sens véritable d’un des articles de la constitution. Les partisans de l’ancien régime continuèrent néanmoins à se livrer à des déclamations fanatiques, et, comme il arrive toujours lorsque la liberté de la presse est suspendue , on attribua au pouvoir la pensée des excès qu’il ne réprimait pas. Des paroles imprudentes échappèrent souvent aux ministres et aux commissaires du gouvernement, et ceux qui s’appliquaient exclusivement à eux-mêmes le nom de royalistes, se répandaient en amères invectives, non-seulement contre la charte et les garanties qu’elle accordait, mais encore contre son royal auteur. Des ordonnances parurent, les unes offensantes pour l’armée et pour la nation, les autres tracassières et vexatoires ; des deuils d’expiation furent prescrits pour les royales victimes des orages révolutionnaires, et, dans le langage des proclamations officielles, comme dans celui de la chaire, la France entière semblait sans cesse accusée des atrocités commises pendant la terreur : le clergé essayait son pouvoir, en dictant une ordonnance qui interdisait les divertissements publics pendant les dimanches et les jours fériés de l’Église ; déjà il parlait de recouvrer ses dîmes, ses domaines, et tonnait contre les acquéreurs de biens nationaux ; enfin, la plupart des évêques adhéraient hautement, de tous leurs vœux, à la bulle du pape Pie VII, qui rétablissait l’ordre des jésuites, si impopulaire dans le royaume : l’armée, reléguée en d’obscures garnisons, pleurait ses aigles remplacées par des fleurs de lis, et cachait en frémissant ses glorieuses couleurs sous la cocarde blanche ; elle avait vu destituer par le général Dupont, puis par le maréchal Soult, contraint de céder aux exigences de la cour, une multitude d’officiers vieillis dans ses rangs, et auxquels succédaient des hommes dont la naissance ou les services à l’étranger étaient le seul titre aux honneurs du commandement. Les nouveaux venus, remplis des souvenirs de l’ancienne monarchie, parlaient du blanc panache de Henri IV et des vertus chrétiennes de saint Louis à des hommes qui avaient suivi Napoléon dans toutes les capitales de l’Europe, mais qui, la plupart, ignoraient jusqu’au nom de saint Louis et de Henri IV. L’irritation et l’inquiétude agitaient toutes les classes dont les intérêts se liaient intimement à ceux de la révolution, et plusieurs partis se formaient presque également hostiles à la marche adoptée par le gouvernement. La reine Hortense, fille de l’impératrice Joséphine, et femme de Louis Bonaparte, était à Paris le centre et l’âme du parti impérialiste. Fouché, Grégoire, et les ex-directeurs Barras et Carnot dirigeaient la faction patriote qui rêvait la république ; on distinguait, en première ligne, dans les rangs des constitutionnels, Lafayette, Benjamin Constant, Lanjuinais, Boissy d’Anglas et de Broglie ; enfin le parti le plus dangereux de tous par sa puissance, celui qui fut désigné sous le nom d’ultra-royaliste, avait pour chef Monsieur, frère du roi ; les comtes de Blacas et de Vaublanc en étaient les membres les plus actifs, et ne cessaient, ainsi que Monsieur, de pousser Louis XVIII à des actes impopulaires et opposés à l’esprit de la charte comme aux inclinations personnelles du monarque.

Une active correspondance existait alors entre Paris et l’île d’Elbe, où Napoléon, l’œil sur la France, épiait avec joie toutes les fautes du pouvoir, tous les symptômes d’irritation populaire. Instruits des intrigues impérialistes, et pressentant un dénoûment funeste à la cause des patriotes, deux des chefs de ce parti, Barras et Fouché, tentèrent d’éclairer le gouvernement sur ses périls, et de lui imprimer une direction meilleure ; ils demandèrent, à l’insu l’un de l’autre, un entretien au roi. M. de Blacas, tout-puissant alors auprès de Louis XVIII, rappela, comme obstacle à cette entrevue, leur vote régicide, et ce fut lui qui reçut mission de les écouter. Son esprit prévenu ne put ou ne voulut point les comprendre, et Fouché dit, en le quittant : « Que le roi continue à se servir de cet homme, et il perdra dix couronnes les unes après les autres. »

En présence de tant de foyers d’agitation et de révolte, la tâche du gouvernement était immense, et il agissait sans union, sans intelligence, et sans force ; M. de Talleyrand ne siégeait plus au conseil ; il représentait alors la France au congrès des souverains rassemblés depuis plusieurs mois à Vienne pour se partager les dépouilles du grand empire de Napoléon. Ce congrès, dirigé surtout par l’empereur Alexandre, et où M. de Metternich pour l’Autriche, lord Castlereagh pour l’Angleterre, et M. de Hardenberg pour la Prusse, exercèrent la plus haute influence, soulevait déjà d’immenses mécontentements. Les monarques y avaient posé en principe le droit de diviser entre eux les peuples comme des troupeaux. Ce n’était plus l’étendue territoriale, c’était le nombre d’âmes de chaque ville, de chaque contrée, qui devait servir de base aux partages. On ne tint pas compte des différences établies entre les peuples par les mœurs, les caractères nationaux, les besoins du commerce, les religions ; mais les intérêts des états du second ordre furent constamment sacrifiés à ceux des grandes puissances. Le malheureux roi de Saxe, coupable de fidélité envers Napoléon, fut dépouillé au profit de la Prusse et de la Russie ; la première obtint, outre l’électorat de Saxe, la Poméranie suédoise et une grande partie du territoire entre Rhin et Meuse ; la Russie acquit le grand-duché de Varsovie, sous le nom de royaume de Pologne, et à charge de le régir par un gouvernement particulier et constitutionnel : l’Autriche recouvra la Lombardie, et y ajouta toutes les anciennes possessions de Venise sur les deux rives de l’Adriatique : la Toscane fut donnée à l’archiduc Ferdinand, et Gênes au roi de Sardaigne ; Parme et Plaisance, à l’ex-impératrice Marie-Louise. La politique extérieure de tous les états de l’Allemagne fut soumise aux décisions d’une diète fédérale, dans laquelle l’Autriche et la Prusse s’emparèrent de toute influence, au mépris des vives réclamations des rois de Bavière, de Wurtemberg, et des souverains des états secondaires. La Suède acquit la Norwége, aux dépens du Danemarck, à qui l’Angleterre enleva encore Héligoland ; cette dernière puissance, enrichie des colonies dérobées pendant la guerre, et de ses nouvelles conquêtes dans l’Inde, garda encore le cap de Bonne-Espérance, l’Île de France, Malte et les îles Ioniennes, et donna tous ses soins à la formation du royaume des Pays-Bas, composé de la Hollande et de la Belgique, réunies sous la maison d’Orange, et qui lui semblait offrir une redoutable barrière contre la France. Celle-ci avait vu ses limites déterminées par le traité de Paris, aussi M. de Talleyrand n’eut-il qu’une faible part aux opérations du congrès ; il se borna, pour ainsi dire, à s’opposer aux empiétements de la Russie, et à réclamer le trône de Naples, occupé par Murat, pour les Bourbons de Sicile. Ses démarches n’eurent d’abord aucune suite ; cependant, alarmé sur le maintien de ses droits, Murat se rapprocha du grand homme qu’il avait abandonné, l’appela en Italie, et lui promit un énergique secours. Telle était, au commencement de mars 1815, la situation générale de l’Europe, lorsqu’un événement prodigieux saisit tout à coup les esprits.

Le 27 février, un brick de guerre voguait avec précaution sur la Méditerranée, suivi de six embarcations légères. Le calme régnait sur son bord, où de toutes parts étincelait le reflet des armes ; quatre cents hommes au visage basané, couverts de cicatrices, et d’une contenance martiale, montaient ce bâtiment ; inquiets cependant et attentifs, ils interrogeaient des yeux toutes les voiles qui paraissaient à l’horizon : plusieurs de ces fronts héroïques pâlirent tout à coup à l’aspect d’un vaisseau de guerre, et déjà les mots d’île d’Elbe et de retour circulaient sourdement de bouche en bouche ; mais au milieu d’eux, un homme en apparence impassible, et sur qui chacun reportait ses regards, repoussait tout délai à l’exécution d’une immense entreprise ; il montrait la France, et disait : En avant ! C’était Napoléon qui tentait encore la fortune. Alors, comme au retour d’Égypte, mais cette fois pour son malheur et celui de la France, il échappa aux croisières ennemies, et le 1er mars, il débarqua sur la plage de Cannes, près d’Antibes, avec mille soldats et ses trois braves généraux Bertrand, Drouot et Cambronne.

Cette entreprise audacieuse est taxée de folie autour de Louis XVIII. Un grand nombre de courtisans se réjouissent et n’y voient qu’une conspiration avortée, qu’une heureuse circonstance qui doit mettre à découvert les affections secrètes des hommes dont ils convoitent les places. On propose d’organiser la dictature, de faire lever la nation en masse, d’en finir avec Bonaparte et les conspirateurs. Le roi convoque les deux chambres ; le comte d’Artois est chargé de diriger à Lyon les forces militaires, de concert avec le maréchal Macdonald ; Ney accepte le commandement des troupes disséminées en Franche-Comté, et prête serment dans les mains du roi ; le duc de Feltre remplace le maréchal Soult, comme ministre de la guerre, et enfin une ordonnance royale déclare Napoléon Bonaparte traître et rebelle, et enjoint à tous les Français de lui courir sus.

Napoléon avançait cependant à marches forcées au milieu des populations qu’il captive sous le charme magique de son nom, du drapeau tricolore qu’il déploie, et de ses éloquentes proclamations. Il disait au peuple : « Citoyens, élevé au trône par votre choix, tout ce qui a été fait sans vous est illégitime... Vos vœux seront exaucés, la cause de la nation triomphera encore, mon retour vous garantit tous les droits dont vous jouissez depuis vingt-cinq ans. » Il disait à l’armée : « Soldats ! dans mon exil j’ai entendu votre voix, je suis arrivé à travers tous les obstacles et tous les périls. Arrachez les couleurs que la nation a proscrites, et qui servirent de ralliement à tous les ennemis de la France ; arborez cette cocarde tricolore ; vous la portiez dans nos grandes journées. Les vétérans des armées de Sambre et Meuse, du Rhin, d’Italie, d’Égypte et de l’Ouest, sont humiliés, leurs honorables cicatrices sont flétries ! Soldats, venez vous ranger sous les drapeaux de votre chef : la victoire marchera au pas de charge ; l’aigle avec les couleurs nationales volera de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame. »

Tout l’espoir de Napoléon reposait sur l’affection et sur l’enthousiasme des soldats pour sa personne ; de leur retour à lui dépendait le succès de son immense entreprise. Une première tentative faite sur la garnison d’Antibes avait échoué, et pendant plusieurs jours Bonaparte marche sans rencontrer aucune troupe amie ou ennemie : enfin, le 7 mars au soir, un bataillon de sept cents hommes se présente au défilé de Vizille, à peu de distance de Grenoble, dont il ferme la route. L’officier qui le commande refuse de parlementer et menace d’ordonner le feu ; c’était l’instant décisif : Napoléon s’avance alors seul à pied, et, s’approchant des troupes à portée de la voix, il ouvre sa redingote et dit : « Soldats, c’est moi, reconnaissez-moi ; s’il est parmi vous un soldat qui veut tuer son empereur, le voici : il vient, la poitrine découverte, s’offrir à ses coups. » Tous reculent : l’admiration, l’enthousiasme, saisissent les cœurs, le cri de Vive l’empereur ! mille fois répété se fait entendre, les deux troupes fraternisent, arborent le même drapeau, et marchent ensemble sur Grenoble. Bientôt le colonel Labédoyère accourt avec son régiment, et se joint à Bonaparte, à qui l’infortuné jeune homme a voué une espèce de culte. Grenoble, Lyon ouvrent leurs portes ; dans cette dernière ville le comte d’Artois est abandonné, il la quitte avec un seul cavalier pour escorte. Partout les soldats répondent à l’appel de leur ancien général ; le corps d’armée que Ney commande cède à l’exemple, Ney lui-même est entraîné et se jette dans les bras de son ancien chef, de son compagnon d’armes. Monsieur prête alors pour la première fois, en présence dos chambres assemblées, serment à la charte constitutionnelle ; mais en vain le maréchal Mortier et la garnison de la Fère ont réprimé dans l’Est une révolte dirigée par les généraux Lallemand et Lefèvre-Desnouettes ; en vain le duc d’Angoulême dans le Languedoc, et Madame à Bordeaux, dans la ville qui la première a proclamé les Bourbons, cherchent à rallier les troupes à la cause royale, déjà Napoléon n’est plus qu’à quelques marches des Tuileries.

Les troupes de Paris ne répondent point au cri de Vive le roi ! Louis XVIII comprend leur silence, et cédant à la nécessité, il quitte précipitamment son palais dans la nuit du 19 au 20 mars ; il se rend à Lille, puis à Gand, où M. de Talleyrand ne tarde pas à le rejoindre, et où le suivent, avec ses fidèles serviteurs, tous ceux qui déguisent leur prudence sous l’apparence du dévouement.

Le 20 mars au soir, Napoléon rentrait dans la capitale sans avoir tiré un coup de fusil ; sa marche rapide n’avait été qu’un triomphe : et cependant jamais peut-être souverain, en ressaisissant une couronne, ne se trouva dans une situation plus critique que ne le fut Napoléon à son retour de l’île d’Elbe, durant cette époque si malheureusement célèbre sous le nom des cent jours. La France était épuisée, divisée en factions ; l’immense majorité des Français éclairés, satisfaits des promesses de la charte de Louis XVIII, qu’ils espéraient voir fidèlement accomplies, se souvenaient avec effroi du despotisme impérial : la guerre civile menaçait le Midi ; la redoutable Vendée s’agitait, les La Rochejacquelin, les Sapinaud, les d’Autichamp soulevaient le Bocage ; la classe ouvrière à Paris, à Lyon et dans d’autres villes faisait entendre des cris sinistres, qui rappelaient les plus sombres époques de la révolution ; l’Europe entière était encore en armes, et Murat échouait dans sa tentative de rendre la liberté à l’Italie. Le congrès de Vienne déclara Napoléon hors du droit public et social ; un million de soldats allait de nouveau fondre sur la France ; il fallait donc, à tout prix, que la victoire donnât, dans cette lutte gigantesque, au front couronné de Napoléon un nouveau baptême de sang humain.

L’armée presque seule avait rappelé son empereur, dont le retour était en effet l’œuvre des soldats bien plus que du peuple : en de telles circonstances une autorité à peu près sans limites eût été nécessaire au chef du gouvernement ; mais, contraint de trouver son appui là où était la force, Napoléon le chercha dans le parti patriote, et ce parti, qui nourrissait des sentiments républicains, n’aurait eu garde de confier à l’auteur du 19 brumaire une dictature même momentanée. Il fallut que Bonaparte flattât ses chefs, et tint le langage d’un ami des libertés nationales, faible moyen de succès dans sa bouche ; car l’opinion publique, là surtout où elle domine, ne peut être conquise que par un langage véridique, ou qui offre du moins une apparence de sincérité.

Les premiers décrets impériaux datés de Lyon étaient énergiques : ils prononçaient la dissolution des chambres de Louis XVIII, convoquaient les collèges électoraux en assemblée extraordinaire du Champ-de-Mai, pour modifier les constitutions de l’empire dans l’intérêt du peuple ; l’ancienne noblesse était abolie, le séquestre ordonné sur tous les biens des Bourbons ; onze têtes furent proscrites : de ce nombre étaient celles de Talleyrand et de Marmont. Bientôt, se résignant à l’alliance forcée que la nécessité lui imposait, l’empereur admit les chefs patriotes Carnot et Fouché dans son conseil, le premier comme ministre de l’intérieur, et le second comme ministre de la police ; il tenta de gagner les constitutionnels, et Benjamin Constant eut la plus grande part à la rédaction de l’acte additionnel aux constitutions de l’empire. Cet acte reproduisait les principales dispositions de la charte de Louis XVIII, mais, par son titre étrange et justement réprouvé de l’opinion, il semblait placer la liberté à la suite du despotisme. Napoléon le soumit à l’acceptation du peuple : un million de Français consentirent, quatre mille osèrent protester. Bonaparte prêta serment à cette nouvelle constitution dans la solennelle assemblée du Champ-de-Mai, où les aigles furent distribuées aux régiments, et où il parut lui-même avec tout le cérémonial de l’empire. Les élections, presque toutes patriotes, étaient connues, et la chambre des représentants s’assembla le 3 juin sous de fâcheux auspices pour l’empereur : Lafayette y reparaissait sur l’horizon politique après vingt années d’une honorable retraite ; les voix se partagèrent pour la présidence entre lui et Lanjuinais ; ce fut Lanjuinais, l’orateur le plus hostile au gouvernement impérial, qui l’obtint. Les mesures militaires absorbaient alors les pensées de Napoléon : la nation était délivrée de la guerre civile ; le duc d’Angoulême, arrêté, après quelque succès, au Pont-Saint-Esprit, avait capitulé ; puis, fait prisonnier par des paysans, il fut remis en liberté sur l’ordre de l’empereur, et quitta la France : la Vendée elle-même, contenue par les mesures énergiques et conciliantes du général Lamarque, déposait les armes ; mais l’Europe s’avançait menaçante ; les Anglais sous Wellington, les Prussiens sous Blucher, occupaient la Belgique ; un enthousiasme frénétique pour la liberté animait contre Bonaparte les universités allemandes ; à leur voix toute l’Allemagne se soulevait, et derrière elle s’ébranlaient déjà les colonnes russes et les hordes de la Tartarie.

Le génie de Napoléon fait de nouveau surgir en peu de jours une armée formidable du sol de la France. Il peut compter trois cents mille combattants ; sur ce nombre, cent dix mille sont dirigés sur la Belgique : le 12 juin , il part lui-même pour son armée, il va combattre Wellington et Blucher, qui réunissaient chacun quatre-vingt-dix mille hommes sous leurs drapeaux ; son espoir est de les battre séparément et de les exterminer, pour faire face ensuite à l’Autriche et à la Russie. Le 16, un bataille sanglante s’engage autour du village de Ligny, dans la plaine de Fleurus, toujours glorieuse pour nos armes. Les Prussiens sont battus, et perdent vingt-deux mille hommes : Napoléon vainqueur se porte, avec soixante-dix mille soldats seulement, au-devant des forces anglaises, hollandaises et hanovriennes, et les rencontre à Waterloo. Grouchy, à la tête de trente-trois mille hommes, contiendra les troupes battues de Blucher, et empêchera leur jonction avec l’armée de Wellington. Le 18 juin, à onze heures du matin, l’action s’engage : le sort du monde était jeté sur le champ de bataille. Pendant plusieurs heures, l’avantage est aux Français ; déjà l’ennemi songe à la retraite ; vers six heures, Napoléon ordonne une charge formidable, et les Anglais fléchissent ; mais l’arrivée de Grouchy, ou celle de Blucher décidera la victoire : tout à coup, un corps nombreux se montre au loin, sur le flanc droit de l’ armée française ; des deux côtés on s’informe avec anxiété, on espère : Wellington reprend confiance ; maintenant il est sûr de vaincre, il a reconnu les Prussiens : Blucher a trompé Grouchy : c’en est fait ; la déroute des nôtres est complète, immense, et le carnage horrible ; deux cents pièces de canon et un matériel considérable tombent au pouvoir de l’ennemi : l’honneur français du moins demeure intact dans cette journée funeste, où, sommés de mettre bas les armes, quelques bataillons mutilés de la vieille garde répondent par ce cri héroïque : La garde meurt et ne se rend pas. Napoléon, égaré, hors de lui-même, au milieu de ce prodigieux désastre, présente sa poitrine aux balles et aux boulets : il ne peut mourir ; pour la seconde fois, la mort ne veut pas de lui : alors, désespérant de sa fortune, il abandonne les débris de son armée, et revient à Paris annoncer lui-même que tout est perdu.

L’attitude des représentants, déjà mal disposés à son égard, est morne et menaçante. Lafayette se lève, et fait entendre des paroles sévères : sur sa proposition, toute tentative de dissoudre la chambre sera punie comme un crime de haute trahison. Napoléon voit ses amis eux-mêmes consternés : la populace des faubourgs fait seule encore retentir à son oreille le cri de Vive l’empereur ! mêlé à des clameurs sauvages ; il ne peut se résoudre à s’appuyer sur elle et à la déchaîner contre les représentants de la nation ; il résiste prudemment aux instances de son frère Lucien, qui l’exhorte à tenter un autre 18 brumaire, et signe une seconde abdication en faveur de son fils. Les chambres acceptent cet acte, et sans se prononcer positivement pour Napoléon II, forment un gouvernement, composé des ministres Carnot et Fouché, duc d’Otrante, des généraux Caulincourt et Grenier et de l’ancien conventionnel Quinette : Fouché, soupçonné d’avoir trahi l’empereur, est nommé président de ce gouvernement provisoire.

Napoléon s’éloigne, et de la Malmaison, où il se retire, il tourne ses yeux vers l’Amérique. Derrière lui, d’innombrables ennemis se précipitent sur la France, les chemins de Paris sont ouverts, les Anglais et les Prussiens s’y engagent témérairement ; cent soixante mille soldats français peuvent en peu de jours être réunis sous les murs de la capitale, et leur fermer la retraite. Napoléon suit, sur sa carte et dans sa pensée la marche imprudente des ennemis, son génie guerrier se réveille encore une fois ; il écrit au gouvernement provisoire qu’il a conçu un plan infaillible pour les vaincre et les anéantir, il demande à combattre comme simple général : son offre est repoussée avec insulte par Fouché : l’empereur se résigne à quitter la France, et se dirige vers Rochefort, sous la garde du général Becker. Mais les croisières anglaises cinglent devant le port : abusé par une illusion étrange, Napoléon se flatte qu’une noble confiance de sa part triomphera des exigences absolues de la politique. Il monte avec sa suite sur le vaisseau anglais le Bellérophon, et de là, il écrit au prince régent, et lui demande la liberté de s’asseoir, comme un autre Thémistocle, au foyer du peuple britannique, en réclamant la protection de ses lois. La réponse à cette lettre est l’ordre de conduire l’illustre suppliant à Sainte-Hélène, et presque aussitôt, il cingle, pour le repos du monde, vers ce rocher, qui sera sa retraite, sa prison et son tombeau. C’est ainsi que cet homme prodigieux disparaît pour la seconde fois et pour toujours de l’horizon politique, laissant après lui un grand vide vinrent se heurter des passions dont le choc prolongea au loin d’effrayantes oscillations en Europe ; semblable à un immense navire qui, après avoir dominé sur les mers, est tout à coup englouti sous les eaux, et qui, en s’enfonçant dans le gouffre, fait longtemps encore bouillonner à la surface les vagues écumantes.