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Mignet - Histoire de la Révolution française, 1838/7/3

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CHAPITRE III.

DE LA CHUTE DU MINISTÈRE DECAZES À LA MORT DE LOUIS XVIII.

La sainte alliance. — Congrès de Carlsbad. — Congrès de Troppau et de Laybach. — Révolution du Piémont. — Les Autrichiens vainqueurs et maîtres de l’Italie. — Désolation de la Grèce. — Actes du second ministère de Richelieu. — Loi électorale. — Adoption du double vote. — Naissance du duc de Bordeaux. — Mort de Napoléon. — Origine de la congrégation. — Jésuites. — Missions. — Formation du ministère Villèle. — Loi sur la presse. — Carbonarisme ; conspirations militaires. — Nantil, Berton, Caron et Roger. — Conspiration des sergents de la Rochelle. — Congrès de Vérone. — Situation de l’Espagne. — M. de Villèle président du conseil. — Expulsion de Manuel. — Campagne d’Espagne. — Ordonnance d’Andujar. — Fin de la guerre d’Espagne. — Élections générales. — Mandement du cardinal de Clermont-Tonnerre. — Septennalité. — Projet de conversion des rentes. — Renvoi de M. de Chateaubriand. — Soulèvement en Portugal. — Derniers moments de Louis XVIII ; sa mort ; son caractère.

Trois monarques absolus, l’empereur d’Autriche, le czar et le roi de Prusse, avaient signé, en 1815, un traité, célèbre sous le nom de la sainte alliance, par lequel ils s’engageaient à fonder leurs relations mutuelles sur les principes les plus sacrés du christianisme, et à n’avoir d’autre but dans leur politique que l’intérêt de leurs sujets, la protection de la religion, de la paix et de la justice. Ce traité avait paru à la suite du congrès de Vienne, après le scandaleux partage de l’Europe, et les peuples indignés y reconnurent bientôt un pacte formé dans le seul intérêt du pouvoir contre les libertés nationales. L’effervescence révolutionnaire qui se manifestait parmi eux d’une manière effrayante n’était point sans dangers pour l’ordre social. Les souverains l’auraient prévenue sans doute par la fidèle exécution de leurs royales promesses, et, plus tard, ils auraient encore pu imposer silence aux vœux incendiaires en faisant les sages concessions réclamées par les progrès du temps : ils prirent un parti différent.

M. de Metternich, au nom de l’empereur d’Autriche son maître, convoque à Carlsbad un congrès où assistent tous les membres de la confédération germanique, et où lui-même exerce une influence souveraine. Ce congrès détruit les sociétés secrètes, et établit la censure dans toute l’Allemagne, sans tenir compte des constitutions dont jouissent le Wurtemberg, la Bavière, le pays de Bade et quelques autres états. Peu de mois après, les souverains du Nord se réunissent à Troppau, puis à Laybach, pour se prononcer d’une manière décisive à l’égard des révolutions d’Espagne, de Portugal et de Naples. L’Autriche surtout redoute, pour ses provinces d’Italie, la contagion de l’insurrection napolitaine. Les dispositions libérales d’Alexandre ont subi un changement remarquable : M. de Metternich domine l’esprit du czar, et une expédition armée de l’Autriche contre Naples est résolue : le vieux roi Ferdinand IV s’est rendu auprès des souverains à Laybach, et presque aussitôt une armée autrichienne pénètre dans les Abruzzes. Les Piémontais saisissent cet instant pour secouer leur joug : une insurrection militaire éclate à Alexandrie, et la constitution des cortès est proclamée à Turin. Le roi de Sardaigne, Victor-Amédée, abdique sur-le-champ en faveur de son frère Charles-Félix, qui accourt de Modène à la tête des troupes autrichiennes : des combats sanglants s’engagent ; l’Autriche triomphe en Piémont comme à Naples ; l’armée napolitaine, commandée par Pépé, avait honteusement pris la fuite au premier choc. Toute l’Italie fut ainsi abattue sous la main de la puissance qui la convoitait, et du nord au midi les cours martiales y assurèrent la domination des étrangers et la vengeance des monarques. Ce fut alors qu’Alexandre apprit l’insurrection des Grecs contre leurs barbares oppresseurs, il ne voulut y reconnaître qu’un nouveau complot du carbonarisme, et condamna ses malheureux coreligionnaires : l’héroïque ville de Souli succombait devant le féroce Ali-Pacha ; l’Angleterre venait de vendre au barbare, par un infâme traité, la cité de Parga, dont ses propres habitants ne firent qu’un désert, et, pour assouvir la vengeance du sultan Mahmoud, le vénérable patriarche de Constantinople, quatre-vingts prêtres avec lui, et une multitude de Grecs avaient péri égorgés dans cette capitale, et livrés à d’ignominieux supplices. Le cœur d’Alexandre ne s’émeut pas pour ses frères : les Klephtes des montagnes, les Grecs de la Moldavie et de la Valachie espèrent en lui, et courent aux armes à la voix des Botzaris, de Maurocordato, d’Ipsilanti ; vaincus par le nombre, ils succombent presque tous ; le brave Ipsilanti, après des actions héroïques pour la croix et la liberté, touche le sol autrichien ; il est jeté dans les cachots, et il n’en sort au bout de quatre ans que pour mourir.

Telle était l’interprétation que les souverains absolus donnaient à la sainte alliance, tandis que la France supportait, avec une résignation douloureuse, les fatales conséquences des élections de 1819 et du tragique événement de février 1820. M. de Richelieu avait soutenu et fait adopter les projets de loi présentés par M. Decazes, et dont l’un suspendait la liberté individuelle, tandis que l’autre rétablissait la censure des journaux. En repoussant le premier projet, le général Foy fit entendre ces paroles éloquentes : « Faisons, dit-il, que le profit d’une mort sublime ne soit pas perdu pour la maison royale et pour la morale publique, que la postérité ne puisse pas nous reprocher qu’aux funérailles d’un Bourbon la liberté des citoyens fut immolée pour servir d’hécatombe. » Ses efforts furent impuissants, les chambres votèrent les deux lois, ainsi que celle qui transmettait, de la classe moyenne à l’aristocratie, la haute influence dans les élections. Cette dernière loi établissait deux collèges, l’un d’arrondissement, où cent écus d’imposition donnaient le droit de voter ; l’autre de département, où n’étaient admis que les imposés à mille francs ; ceux-ci votaient dans l’un et l’autre collège. Le nombre des membres de la chambre des députés fut porté à quatre cent trente, dont deux cent soixante nommés par les collèges d’arrondissement, et cent soixante-dix par les collèges départementaux. Cette loi, soutenue par M. de Serres mourant, et vivement combattue par Lafayette, Camille Jordan, Royer-Collard et toute la gauche, fut adoptée au milieu des sanglantes émeutes. Ce fut sous de tels auspices qu’eut lieu, le 29 septembre, la naissance du duc de Bordeaux, fils posthume du duc de Berry ; les royalistes saluèrent le nouveau-né comme l’enfant du miracle, et virent dans cet événement le présage de longues et glorieuses destinées promises à la branche aînée des Bourbons sur le trône de France.

Les élections suivantes, dans lesquelles les collèges de département firent leurs choix nombreux, furent presque toutes favorables aux royalistes, et la majorité échappa aux modérés de ce parti, pour passer une seconde fois aux hommes de 1815. Trompé dans ses espérances, M. de Richelieu se vit obligé d’admettre au conseil MM. de Villèle et Corbière, qui gouvernaient la droite de l’assemblée, et qui n’acceptèrent alors de faire partie du ministère que parce qu’ils en avaient reconnu la faiblesse, et se promettaient, en feignant de marcher de concert avec son chef, de le renverser avec plus d’aisance et de promptitude.

Le grand capitaine qui avait vaincu en cinquante-deux batailles rangées, et disposé des sceptres de l’univers, expirait alors à Sainte-Hélène au milieu de quelques amis fidèles, emporté après quelques mois d’une douloureuse agonie, à la suite d’une captivité de six années : Napoléon descendait dans la tombe, atteint d’une maladie de foie, dont les progrès furent accélérés par l’influence d’un climat malsain, par les rigueurs de son geôlier sir Hudson Lowe, gouverneur de l’île, et surtout par la fièvre d’une imagination dont l’activité n’avait plus pour aliment que de poignants souvenirs, après avoir eu longtemps pour sphère le monde entier. L’inflexible histoire doit dire que, dans cette sphère immense, dont il s’était fait le centre, son égoïsme rapporta presque tout à lui-même. Napoléon méprisait l’humanité, les hommes n’offraient à ses yeux que des chiffres dont la valeur était représentée par les services qu’il pouvait en attendre. Il aimait la guerre comme un joueur de profession se passionne pour le jeu où son habileté excelle ; comme un joueur aussi, il risquait chaque jour ce qu’il avait gagné la veille, et il dut s’accuser lui-même de la plupart de ses disgrâces. Le rétablissement de l’ordre en France, et plusieurs utiles créations de son génie, sont ses plus beaux titres de gloire : mais la comparaison du bien qu’il a fait avec celui qu’il aurait pu faire s’il avait eu constamment en vue un but moral et vraiment patriotique, sera toujours pour lui un pesant sujet de reproche. Son ambition insatiable ouvrit deux fois son pays aux armées étrangères ; les calamités qui ont suivi ces invasions, et le sang de deux millions d’hommes, versé sous son règne dans d’innombrables combats, ont appris à la France ce que coûte la gloire d’un conquérant : espérons cependant qu’elle n’aura point souffert tant de maux, sans que l’humanité en retire plus tard quelque grand avantage. Napoléon, dans sa marche victorieuse à travers les nations, à la tête de rois, de princes, et de puissants chefs sortis des rangs populaires, sema partout certaines idées sur l’égalité des droits, qui, dans notre époque, sont devenues la base des libertés politiques, et dans sa double catastrophe, en attirant deux fois l’Europe sur la France, il initia les peuples les plus reculés à une civilisation supérieure, qui établira sans doute un jour de nouveaux liens entre eux et nous, et mettra plus d’harmonie entre leurs constitutions sociales et la nôtre. Tel était le prestige attaché à cet homme prodigieux, qu’à dix-huit cents lieues de l’Europe, il la remplissait encore du bruit de son nom : sa puissante image apparaissait de loin sur son rocher solitaire, au milieu de l’Océan, comme un objet perpétuel de terreur pour les uns, d’espérance pour les autres. Sa mort précipita plusieurs de ces derniers dans des entreprises téméraires et désespérées, tandis qu’en délivrant leurs adversaires d’un salutaire effroi, elle leur permit de s’abandonner, avec moins de réserve et de prudence, à leurs penchants réactionnaires et désastreux.

Vers le même temps, une puissance occulte envahissait la cour, les chambres et toutes les branches de l’administration publique. Depuis dix ans, des hommes d’une piété sincère, tels que le vicomte de Montmorency et l’abbé Legris-Duval, avaient formé en France une société influente, qui n’eut d’abord pour objet que l’accomplissement des bonnes œuvres et des devoirs prescrits par une fervente dévotion. La restauration ouvrit le champ de la politique à cette société, qui, imbue des principes ultramontains et ultra-royalistes, devint, sous le patronage de MM. de Polignac et de Rivière, l’obstacle le plus redoutable aux ministères Decazes et Richelieu. Généralement désignée sous le nom de congrégation, elle accueillit avec empressement les jésuites pour chefs : ceux-ci, non autorisés à résider en France, en qualité de membres de leur ordre, fondèrent de nouveau leur pouvoir dans l’état, sous le nom de Pères de la foi ; et, du moment où ils dirigèrent la congrégation, l’intrigue y exerça une influence souveraine ; toutes les ambitions s’y firent admettre, sous l’invocation de saint Ignace Loyola. Elle eut ses sociétés affiliées et ses correspondances. Montrouge, où les jésuites avaient transporté leur noviciat, fut le foyer de tous les complots occultes de la cour et de l’Église contre la charte et nos institutions. Les jésuites comptaient de puissants soutiens jusque dans la famille royale, et Louis XVIII, constamment assailli d’instances en leur faveur, consentit à les tolérer, sans pourtant reconnaître leur existence comme légale. Dès lors la religion, si sainte et si bienfaisante lorsqu’elle n’agit que dans un but spirituel et moral, fut mêlée à tous les intérêts de la politique et de l’ambition ; les jésuites fondèrent des collèges sous le nom de petits séminaires, où furent placés les enfants des familles les plus distinguées du royaume ; ils dominèrent la cour, l’église, la majorité de la chambre : des missionnaires, la plupart ignorants et fanatiques, parcoururent le royaume, affiliés à la congrégation et imbus de ses doctrines ; presque partout ils furent l’occasion ou la cause involontaire d’étranges désordres : l’hypocrisie, si fatale aux mœurs à la fin du règne de Louis XIV, reparut plus odieuse sous celui de Louis XVIII et de son successeur : les actes extérieurs de dévotion, pratiqués par les incrédules eux-mêmes, étaient le plus sûr moyen d’arriver aux honneurs et à la fortune, et c’est ainsi que le pouvoir, devenu trop souvent le prix d’une bassesse, perdit en divers endroits toute considération aux yeux du peuple. Les Français eurent le malheur d’accuser la religion des scandales de ceux qui l’outrageaient en l’invoquant ; ils s’en prirent à elle du joug honteux dont ils s’indignaient, et il fallut recourir à la force pour protéger les missionnaires contre les populations irritées. À Paris, à Brest, à Rouen, dans toutes les grandes villes, ils prêchèrent sous la protection des sabres et des baïonnettes, et l’on vit des prêtres appeler les châtiments de la justice humaine sur ceux qu’ils n’avaient pu convaincre par l’autorité de leur parole.

La congrégation redoubla d’efforts contre le ministère Richelieu, à l’ouverture de la session de 1821. Les libéraux crurent alors devoir s’unir aux ultra-royalistes pour renverser le cabinet, dans l’espoir dangereux que la majorité, arrivant à la direction des affaires, périrait, comme en 1815, par ses propres excès. L’adresse de la chambre, rédigée par des hommes de cette majorité, fut hostile et offensante pour le monarque ; et presque aussitôt après, M. de Richelieu ayant demandé de nouvelles rigueurs contre la presse, les royalistes, dont l’intérêt le plus pressant était de le renverser, affectèrent un zèle ardent pour la plus précieuse de nos libertés et une grande horreur de la censure ; semblables en ceci à un certain nombre de leurs adversaires, qui, naguère, humbles complaisants du despotisme impérial, s’étaient déguisés, à sa chute, en intrépides défenseurs des libertés publiques. La position du ministère n’était plus tenable, et il se retira le 15 décembre 1821, après vingt-trois mois d’existence. Une femme, dont le patronage favorisait les empiétements de la congrégation, et qui sut tenir Louis XVIII, jusqu’à la fin de ses jours, sous le charme d’une fascination voluptueuse, ne fut point étrangère à la formation du nouveau cabinet, dont les membres les plus influents furent M. de Peyronnet, garde-des-sceaux, M. de Villèle, ministre des finances, et M. de Corbière, ministre de l’intérieur ; le vicomte Mathieu de Montmorency obtint le portefeuille des relations étrangères, et le duc de Bellune, celui de la guerre. M. de Villèle exerçait déjà une grande autorité dans le conseil, et ne tarda point à en devenir le chef. Sa fortune avait été rapide : doué d’un grand talent pour l’intrigue et d’une capacité remarquable en affaires, il n’avait ni les hautes vues de l’homme d’état, ni la force de caractère suffisante pour échapper à l’influence d’une faction dont il déplorait l’aveuglement fatal ; en un mot, il crut pouvoir lutter, par la ruse et la corruption, contre les sympathies et les exigences morales et politiques d’un grand peuple. La congrégation comprit qu’elle le dominerait malgré lui, tandis que la nomination du pieux vicomte de Montmorency assurait son triomphe : ses affiliés envahirent aussitôt les emplois, et se saisirent des postes éminents de chaque ministère : dès lors le gouvernement et la chambre des députés marchèrent d’accord à la contre-révolution.

La France était en droit d’espérer que ceux qui venaient comme députés de défendre avec tant d’énergie la liberté de la presse, la respecteraient comme ministres ; et pourtant un des premiers actes du ministère fut d’enlever au jury le jugement des délits de la presse, et de frapper celle-ci de deux mesures qui ouvraient un vaste champ à l’arbitraire : l’une faisait consister un délit dans la tendance politique d’une suite d’articles, bien que chacun d’eux, pris isolément, ne fût point susceptible d’être incriminé ; l’autre permettait, en cas de circonstances graves, de rétablir la censure : cette loi, présentée en 1822, fut votée à une grande majorité.

Cependant les sociétés secrètes s’organisaient de toutes parts, et le carbonarisme étendait ses immenses ramifications dans le royaume par la création des ventes de divers degrés ; son esprit dangereux s’infiltrait rapidement au sein des écoles et de l’armée, et déjà une conspiration avait été découverte, en 1820, dans deux légions qui tenaient garnison à Paris. Les prévenus, jugés par la cour des pairs, avaient été pour la plupart acquittés. Le capitaine Nantil, auteur du complot, et condamné à mort, était en fuite. Des mouvements séditieux éclatèrent dans l’école de cavalerie de Saumur : ils furent réprimés ; mais ils appelèrent sur ce point les espérances de conspirateurs téméraires. Le général Berton rassembla une troupe de jeunes gens, de soldats et de paysans mal armés, et se mit à leur tête en arborant le drapeau tricolore. Il surprit la ville de Thouars au nom de Napoléon II, et marcha sur Saumur, qu’il ne put emporter. Abandonné de la plupart des siens, il prit la fuite, et tomba bientôt dans un infâme guet-apens. Vers le même temps, éclatait à Béfort une insurrection militaire promptement étouffée, tandis que le ministère prêtait la main aux coupables apprêts d’un piège, dont l’ex-colonel Caron fut à Colmar l’imprudente victime. Deux escadrons, dans l’intention de découvrir ses complices, et de faire tomber sa tête avec celle du maître d’équitation Roger, son ami, sortent un soir de Colmar et de Neuf-Brisach, conduits par des maréchaux-des-logis ; des officiers déguisés sont dans leurs rangs : ces deux troupes parcourent les campagnes et les villages au cri de Vive l’empereur ! et attirent à elles les infortunés Roger et Caron, dont elles exploitent la crédulité au profit des bourreaux ; elles marchent sous leurs ordres, boivent avec eux aux mêmes acclamations ; puis les soldats se jettent sur leurs victimes, les garrottent, et les livrent aux autorités, qui applaudissent à tant de zèle. Quelques jours après, Caron périt fusillé, et il se fit sur la place publique une distribution de récompenses à six agents provocateurs du crime. Aucun fait plus que l’arrestation et le supplice de Caron n’a contribué à flétrir le gouvernement de cette époque ; aucun n’a davantage disposé les esprits à chercher, dans le ministère et dans la police, la source et la provocation de tous les troubles. L’année 1822 vit encore d’autres exécutions sanglantes pour crimes politiques : Berton fut traduit devant la cour d’assises de Poitiers, et le procureur-général Mangin osa désigner, sans les nommer, comme complices du général, les députés les plus influents du côté gauche. Ses paroles soulevèrent, dans la chambre, d’orageuses discussions, qui, sans rien éclaircir, envenimèrent encore l’animosité des partis. Berton et deux de ses complices portèrent leur tête sur l’échafaud ; un troisième s’ouvrit les veines. Paris fut bientôt après le théâtre d’une scène douloureuse : quatre jeunes sous-officiers, en garnison à la Rochelle, Bories, Goubin, Pommier et Raoulx, convaincus de carbonarisme, et accusés de tentatives révolutionnaires, excitèrent l’intérêt public par leur âge, par leur noble fermeté, par l’éloquente chaleur de leur défense : leur projet coupable n’avait point été suivi d’exécution ; ils furent pourtant condamnés à mort, et marchèrent à l’échafaud avec une contenance intrépide, au milieu d’une population émue d’une profonde pitié. C’est ainsi que le gouvernement de la restauration cherchait encore une fois, contre des périls trop réels, sa force et son salut dans les supplices.

Bientôt un nouveau congrès de souverains s’assembla dans les murs de Vérone : là fut agitée l’importante question de la révolution d’Espagne. De grands désordres, rendus inévitables par la faiblesse et la perfidie du caractère de Ferdinand, éclataient dans la capitale de cette contrée : des crimes atroces, et entre autres, l’assassinat du chanoine Vinuesa, avaient été commis, et compromettaient la cause révolutionnaire. En vain, Morillo et Ballesteros essayaient de contenir les hommes violents et de rétablir le calme ; des combats sanglants s’étaient engagés entre la multitude et les gardes royaux, et rappelèrent les scènes affreuses du 10 août : Ferdinand, dont la vie était en péril, poussait sa dissimulation lâche et barbare jusqu’à signer des arrêts de mort contre ses trop fidèles et impuissants défenseurs. Cependant les moines, en partie dépouillés de leurs biens, soulevaient le peuple des provinces, organisaient des guérillas, et plusieurs chefs importants dirigèrent un vaste mouvement contre-révolutionnaires dans la Catalogne. La fièvre jaune, qui désolait la capitale de cette province, avait déterminé le roi de France à établir un cordon de troupes sur la frontière des Pyrénées, sous prétexte de précautions sanitaires, et la présence de ces troupes, qui, d’un moment à l’autre, pouvaient devenir une armée d’invasion hostile aux cortès, entretenait les espérances de leurs implacables ennemis. Un trappiste fameux, don Antonio Maragnon, avait formé une redoutable bande de guérillas, et marchait à leur tête dans la mêlée, le crucifix à la main. Il avait pris d’assaut la forte place de la Séo d’Urgel : une régence y fut établie, formée du marquis de Mata-Florida, du baron d’Éroles, et de l’archevêque de Tarragone ; elle ouvrait des emprunts, et rendait des proclamations au nom du roi, qu’elle supposait captif. En peu de temps, elle se vit à la tête d’une armée de vingt-cinq mille hommes, qui prit le nom d’armée de la Foi, et s’empara de plusieurs places dans la Navarre et la Catalogne, et pénétra dans l’Aragon. Le général constitutionnel Mina la mit en déroute, reprit les places dont elle s’était emparée, et ne laissa plus aux royalistes d’espoir que dans l’intervention française. Tel était l’état des choses en Espagne lorsque s’ouvrit le congrès de Vérone. MM. de Châteaubriand et Mathieu de Montmorency y représentaient la France, pendant que M. de Villèle obtenait la présidence du conseil. Lord Wellington était au congrès le représentant de l’Angleterre. Le suicide de lord Castlereagh, et l’élévation de M. Canning à la tête du ministère anglais, faisaient pressentir que la politique extérieure de cette puissance allait subir de grandes modifications : aussi, lorsque l’intervention française en Espagne eut été proposée, lord Wellington s’y montra contraire, et fut soutenu par M. de Châteaubriand, dont alors M. de Villèle approuvait la conduite : mais la chambre et la congrégation voulaient la guerre, et, par les soins de M. de Montmorency, elle devint inévitable. La contagion de la révolution espagnole semblait à redouter pour la France et surtout pour l’Italie, aux yeux des royalistes, de M. de Metternich, et des trois souverains alliés. Les Grecs suppliants furent éconduits par eux comme entachés de carbonarisme ; les signataires du traité de la sainte alliance ne mirent aucun obstacle à la vente infâme, aux massacres journaliers d’une population chrétienne, et furent unanimement d’avis de réprimer la révolution espagnole, hostile aux principes sur lesquels repose l’autorité absolue des monarques : leurs ambassadeurs quittèrent aussitôt Madrid ; celui de France, le général Lagarde, ne fut point encore rappelé ; M. de Châteaubriand avait remplacé M. de Montmorency aux affaires étrangères.

Le mouvement qui emportait le gouvernement français dans une voie contre-révolutionnaire, triompha des dispositions pacifiques de M. de Villèle. Louis XVIII, accablé par les infirmités encore plus que par l’âge, ne régnait plus que de nom : Monsieur gouvernait, et désirait la guerre : la chambre des députés marchait d’accord avec lui, et signala son zèle par des violences dans la discussion qui s’ouvrit sur le vote des subsides pour l’expédition. Elle rejeta de son sein Manuel, député de la Vendée, homme plus remarquable encore par son indomptable fermeté que par sa mâle éloquence. Au milieu d’un discours où la majorité crut reconnaître la justification du régicide, elle interrompit ce député par des cris de fureur, et vota son expulsion de la chambre ; Manuel déclara qu’il ne céderait qu’à la force ; le président Ravez appela les gardes nationaux du poste ; et le sergent Mercier, leur chef, s’étant refusé à exécuter l’arrêt, les gendarmes saisirent Manuel sur son banc, et l’entraînèrent hors de l’assemblée. Tout le côté gauche le suivit ; ses membres déclarèrent qu’ils se regardaient tous comme frappés et exclus dans la personne de Manuel.

Les crédits extraordinaires sollicités pour la campagne d’Espagne furent accordés, et dès lors la guerre parut inévitable ; une armée nombreuse se rassemblait déjà sur la frontière des Pyrénées ; le duc d’Angoulême en prit le commandement à la fin de mars, ayant sous lui le général Guilleminot, pour chef d’état-major. Rien n’était suffisamment préparé à son arrivée, ni pour les transports, ni pour les subsistances ; un banquier célèbre offrit de pourvoir à tout, comme munitionnaire général, et le prince signa, d’urgence avec lui, des marchés onéreux pour le trésor, et dans lesquels sa bonne foi fut indignement surprise. L’armée entra en campagne, le 6 avril, et, sur la frontière, au passage de la Bidassoa, elle rencontra un bataillon de réfugiés, portant le drapeau tricolore : des Français compromis dans les conspirations militaires, et, entre autres, le capitaine Nantil et le colonel Fabvier, marchaient à sa tête : ils s’avancèrent au-devant de nos soldats, pour fraterniser, au cri de Vive l’Empereur ! vive la France ! Le général Valin dispersa le rassemblement à coups de canon, et le succès de la campagne fut assuré. L’armée marchait en effet sous les Oudinot, les Moncey, les Molitor, anciens héros de l’empire ; les guérillas espagnoles, si fatales à nos vieux bataillons, combattaient avec la France, la victoire ne pouvait être douteuse.

Bientôt nos colonnes furent aux portes de Madrid : les cortès avaient quitté cette capitale, emmenant avec elles Ferdinand VII à Séville, puis à Cadix, après l’avoir déclaré déchu du trône, comme atteint d’aliénation mentale. Cette mesure audacieuse pouvait prolonger la guerre : des négociations furent entamées avec les généraux constitutionnels modérés, tels que les Ballesteros, Morillo, l’Abisbal, et, vers le même temps, le prince généralissime forma, dans un esprit de conciliation, une régence espagnole à Madrid, sous la présidence du duc de l’Infantado, avec l’intention de l’opposer aux membres de l’ancienne junte de la Séo d’Urgel, dont la violence aveugle, excitée par le fanatisme farouche de l’armée de la Foi, menaçait l’Espagne de la réaction la plus sanglante. Les soldats de cette armée, les moines, la populace, n’attendaient que l’arrivée de nos troupes pour se livrer à des actes d’une basse et atroce vengeance, et les Français furent bientôt regardés par le parti royaliste et monacal avec haine et défiance, comme les sauveurs de ceux qu’ils étaient venus combattre. Ce fut dans le dessein de prévenir ces scènes de brigandage et de meurtre, que le duc d’Angoulême rendit la célèbre ordonnance d’Andujar, qui défendait aux autorités espagnoles de faire arrêter personne sans l’autorisation des officiers français, et plaçait les éditeurs des feuilles périodiques sous la direction des commandants des troupes. Cette ordonnance était pleine de sagesse et conforme en tout à la conduite du prince pendant cette campagne : elle offensa vivement la régence de Madrid, sans rendre les membres des cortès de Cadix plus traitables : ceux-ci, parfaitement instruits du caractère de Ferdinand, n’eurent confiance dans aucune des promesses du duc d’Angoulême, qui s’engageait à obtenir pour eux, de leur roi, des institutions libérales ; ils rejetèrent toutes les propositions, que le désespoir cependant aurait dû leur faire accepter. Alors nos soldats s’illustrèrent par quelques beaux faits d’armes, en défendant une cause déplorable. Ils attaquèrent les formidables batteries de l’île de Léon ; le Trocadéro fut emporté. Cadix se soumit, et cet exploit eut pour résultat l’immédiate délivrance de Ferdinand VII. La guerre était finie, les supplices commencèrent : Ferdinand choisit ses ministres parmi les hommes les plus violents et les plus exaltés ; l’exécution de Riégo signala son retour au trône, et l’intervention des Français entre les victimes et les bourreaux devint impuissante : rien n’avait été prévu en effet au congrès de Vérone pour améliorer le sort de l’Espagne, et la sauver d’une réaction sanguinaire. Les frais immenses de la guerre demeurèrent à la charge de la France, et elle recueillit pour tout fruit de cette campagne brillante et funeste l’ingratitude de ceux pour qui elle s’était imposé tant de sacrifices, et le sentiment douloureux que l’élite de ses guerriers, les vieux débris des bataillons d’Austerlitz et de Marengo, avaient vaincu, cette fois, pour replacer une nation héroïque sous le joug d’un roi despote et d’une multitude de moines fanatiques. Cependant, tel est parmi nous le prestige qui s’attache toujours à la victoire, que, dans les premiers moments qui suivirent le triomphe de nos armes en Espagne, l’impression de ce succès fut éminemment favorable au parti ultra-royaliste, seul auteur de la guerre. Il l’emporta dans la plupart des élections partielles qui suivirent la campagne, et M. de Villèle conçut la pensée d’asseoir sa puissance sur l’accord du ministère et d’une chambre royaliste élue pour sept ans ou septennale. Outre l’opposition du côté gauche, il s’en était formé dans la chambre une autre non moins hostile, et plus dangereuse pour le ministère, à cause de sa profession de foi royaliste. MM. de la Bourdonnaye et Delalot la dirigeaient avec énergie : tous deux, et surtout le premier, indépendants de l’influence du jésuitisme et de la congrégation, étaient imbus de préjugés plus aristocratiques encore que monarchiques, et demandaient qu’une haute influence dans la direction des affaires fût le partage de la grande propriété ; ils accusaient M. de Villèle avec violence de manquer à cet égard à ses engagements antérieurs, et celui-ci espérait, s’il convoquait une chambre nouvelle, sous l’influence récente de la campagne d’Espagne, qu’elle serait toute dévouée à ses vues : il comptait ainsi réduire à l’impuissance une double et fatigante opposition. Le roi et son conseil partagèrent l’avis du ministre, et la chambre fut dissoute : on disposa tout pour une élection générale.

Rien ne fut plus scandaleux, plus déloyal, plus funeste à l’autorité morale du gouvernement, que la manière dont les élections de 1824 furent ordonnées et accomplies. Des circulaires menacèrent les fonctionnaires de la destitution, s’ils ne soutenaient pas de toutes leurs forces les choix ministériels. Un grand nombre, pour répondre aux vœux du conseil, eurent recours à la fraude, et firent preuve de la plus basse servilité : tracasseries de toute espèce à l’égard des électeurs libéraux, radiation et inscription arbitraires sur la liste électorale, délivrance de fausses cartes ; tous ces abus furent permis, tous furent encouragés, récompensés même par un ministère qui se faisait un jeu de la corruption, qui ne comprenait point que l’ascendant moral est la première de toutes les influences qu’un gouvernement doive ambitionner pour son propre avantage dans un état libre, et qui cherchait ses moyens de force et de durée ailleurs que dans les sympathies de la France et l’appui national. Les jésuites et la congrégation prenaient une part active à ces déplorables manœuvres, et un mandement de M. le cardinal de Clermont-Tonnerre, archevêque de Toulouse, dévoila le but où elles tendaient, en trahissant l’espoir et l’intime pensée du parti victorieux. L’archevêque réclamait les anciens privilèges de l’Église de France, la réhabilitation de toutes les fêtes solennelles, le droit commun du clergé, tel qu’il existait autrefois, et le rétablissement de plusieurs ordres religieux ; enfin, il exprimait le vœu que l’état civil fût remis entre les mains des prêtres. Ce mandement téméraire fut supprimé par le conseil d’état, d’après l’avis de M. Portalis ; il réveilla les anciennes querelles du clergé et de la magistrature, et, de ce jour, commença l’opposition des cours royales aux empiétements de la congrégation et aux exigences d’un cabinet qui semblait vouloir subordonner toutes les questions d’état à des intérêts de caste et de sacristie.

Le résultat des élections dépassa les espérances du parti royaliste : dix-neuf députés libéraux seulement furent élus ; mais ils luttèrent avec un talent et un courage dignes de la cause qu’ils défendaient : c’était alors celle de la France.

La première loi proposée eut pour but de rendre la chambre septennale, au mépris de l’article de la charte qui déclarait formellement que les députés ne seraient élus que pour cinq ans : l’objection fut écartée sous prétexte que cette disposition n’était point fondamentale, et les deux chambres adoptèrent la septennalité. M. de Villèle présenta ensuite l’important projet de la conversion des rentes, qui tendait à convertir l’intérêt de cent quarante millions de rentes cinq pour cent, en trois pour cent, au taux de soixante-quinze francs : des banquiers s’étaient engagés à fournir au trésor les fonds nécessaires pour rembourser au pair ceux des porteurs de rentes cinq pour cent qui ne consentiraient pas à l’échange proposé. Ils s’offraient en outre à prendre eux-mêmes, au taux fixé par la loi, les trois pour cent destinés aux porteurs non consentants. Ce projet, utile au gouvernement, mais qui blessait les intérêts de la classe nombreuse des rentiers, souleva de violents orages, quoique sa conception parût être étrangère à toute pensée politique. La chambre des députés l’adopta : il fut rejeté par la chambre des pairs, et l’opposition tacite de M. de Châteaubriand eut de l’influence sur ce vote[1]. M. de Villèle sollicita sur-le-champ la destitution de ce collègue importun, moins encore peut-être par ses divergences d’opinion que par l’éclat de sa renommée : il obtint son renvoi, et par ce coup violent, hâta sa propre chute ; un certain nombre de députés influents, amis du ministre disgracié, et qui se disaient dévoués à la charte comme au roi, se jetèrent dans l’opposition, et formèrent le noyau d’un nouveau parti constitutionnel-royaliste, que les partisans de l’absolutisme désignèrent sous le nom de parti de la défection. Le Journal des Débats fut le puissant organe de cette fraction de la chambre, et commença aussitôt contre le cabinet une polémique ardente et implacable.

La fin du ministère de M. de Châteaubriand avait été honorablement marquée par la conduite habile et courageuse de M. Hyde de Neuville, ambassadeur à Lisbonne, à la suite d’une émeute contre-révolutionnaire. Le 30 avril, l’infant don Miguel, soutenu par la reine-mère, s’était mis dans cette capitale à la tête des troupes, et retenait son père prisonnier dans son propre palais. Il avait fait jeter dans les prisons plusieurs ministres, et un grand nombre de personnages éminents, annonçant hautement l’intention de rétablir l’autorité royale dans ses anciennes prérogatives. M. Hyde de Neuville s’entendit alors avec l’ambassadeur d’Angleterre, et, de concert avec lui, il entraîna Jean VI sur un vaisseau anglais mouillé dans le Tage, et d’où le roi, libre sous la protection du pavillon britannique, réussit à soumettre les séditieux et à ressaisir le pouvoir. Don Miguel fut admis à repentance et éloigné du Portugal, tandis que, d’après l’avis de l’ambassadeur anglais, Jean VI, mal affermi sur son trône, demanda des secours à l’Angleterre, en invoquant le casus fœderis. Six mille Hanovriens reçurent aussitôt l’ordre de se tenir prêts à passer en Portugal. M. Hyde de Neuville encourut, par sa conduite, la censure du parti royaliste, qui accueillit don Miguel en France, et lui fit fête. Les chefs de ce parti entraînaient malgré lui le ministère dans une voie destructive des droits acquis et des nouveaux intérêts de la nation. La presse libérale signalait avec force cette tendance funeste, en la flétrissant, tandis que les journaux de la contre-opposition, et surtout la Quotidienne, accusaient amèrement la lenteur du gouvernement à remplir toutes ses promesses, et taxaient sa conduite de trahison. Le ministère, à défaut de censure contre la presse, employa la corruption : il réussit à acheter plusieurs feuilles ; mais ses honteuses tentatives échouèrent à l’égard de la Quotidienne, et furent livrées au mépris public ; le Constitutionnel et le Courrier repoussèrent également la séduction. Déçu dans son espoir, le gouvernement eut recours aux dispositions de la loi qui permettaient d’incriminer la tendance des journaux ; il leur intenta plusieurs procès devant les cours royales, et, presque partout, la magistrature protégea la presse contre la haine de la cour, du cabinet et de la coterie congréganiste. Le ministère doubla l’irritation des magistrats, en blâmant leurs arrêts : la loi de 1822 permettait de rétablir la censure, dans le cas où des circonstances graves rendraient cette mesure nécessaire : la France était calme, aucun trouble à l’extérieur n’autorisait les ministres à recourir à cette disposition de la loi ; il leur plut de reconnaître un danger dans les arrêts d’acquittement prononcés par les cours royales ; ils rétablirent donc la censure, en se fondant sur cet unique motif, et se déclarant ainsi eux-mêmes en opposition directe avec la magistrature. La congrégation profita du silence forcé des journaux pour obtenir du gouvernement plusieurs actes favorables au clergé. Un ministère des affaires ecclésiastiques fut institué, on le confia à un évêque, à M. de Frayssinous, et l’on mit la direction de l’instruction publique au nombre de ses attributions. M. de Peyronnet réorganisa le conseil d’état sur des bases meilleures ; mais il accorda dans ce conseil plusieurs places aux dignitaires de l’Église.

À défaut de la presse périodique, une multitude d’écrits, et au premier rang, les éloquents pamphlets de Paul-Louis Courrier, et les chants patriotiques de Béranger, stigmatisaient avec énergie la marche du gouvernement et de la majorité ; tous, en appelant la haine et le mépris public sur les erreurs et les fautes du pouvoir, aidèrent à la chute d’un ministère qui trop souvent parut avoir pris à tâche de s’affaiblir et de se déconsidérer lui-même.

Le roi touchait au tombeau : le dimanche, 10 septembre, il ne reçut pas, et la nouvelle de son agonie se répandit dans la capitale : quelques jours plus tard il était sur son lit de mort, entouré des membres de sa famille. Il donna l’ordre à ses ministres de travailler avec son frère, et dans le dernier entretien qu’il eut avec Monsieur, il lui dit : « J’ai louvoyé entre les partis comme Henri IV, et j’ai par dessus lui que je meurs dans mon lit aux Tuileries ; agissez comme je l’ai fait, et vous arriverez à cette fin de paix et de tranquillité. Je vous pardonne les chagrins que vous m’avez causés, par l’espérance que fait naître dans mon esprit votre conduite de roi. » Le vieux monarque appela ensuite sur tous les siens les bénédictions du ciel, et, posant les mains sur le duc de Bordeaux, faible et dernier rejeton de sa race, il dit d’une voix émue, en regardant son frère : Que Charles X ménage la couronne de cet enfant. Il rendit le dernier soupir après une longue agonie, et Charles X fut roi.

Depuis plusieurs années Louis XVIII ne marchait plus : atteint aux jambes de maux incurables et tourmenté par les douleurs de la goutte, il sentit, longtemps avant d’expirer, s’affaiblir ses facultés intellectuelles, et abandonna malgré lui la direction des affaires publiques à son frère. C’est à l’époque où finissait la guerre d’Espagne que la santé du roi éprouva la plus fâcheuse atteinte, et ce n’est point à lui qu’il faut attribuer les actes ministériels dont furent suivies les élections de 1824.

Louis XVIII ne fut pas exempt des préjugés puisés dans l’orgueil de son rang et dans une prédilection intime pour l’ordre de choses sous lequel il était né : mais il sut apprécier les besoins de la France, et la charte, à laquelle il attacha son nom, a fondé parmi nous l’ère de la liberté politique. Ce monarque ne partageait point à l’égard de la religion les sentiments de la plupart des membres de sa famille ; cependant il accomplissait avec régularité certains actes extérieurs du culte : il aimait le cérémonial de l’ancienne monarchie, et la religion était pour lui, en quelque sorte, une affaire d’étiquette. Ce prince recherchait l’entretien des hommes versés dans la connaissance de la littérature ancienne et moderne ; son esprit était judicieux, son cœur peu sensible : le sang de plusieurs nobles victimes de nos dissensions accuse sa mémoire ; toutefois, en permettant qu’elles fussent immolées, il crut moins sans doute faire un acte de vengeance personnelle que de nécessité politique. Attaché par conviction au pacte constitutionnel qu’il adopta comme son propre ouvrage, il faut lui tenir compte des puissantes influences de famille contre lesquelles il eut à lutter pour le défendre. Appuyé sur la charte, il traversa les temps les plus difficiles et sut échapper à de nombreux écueils ; mais peut-être en s’attachant à elle comme à une ancre de salut, ce prince eut-il plus à cœur le soin de son repos et de sa propre grandeur qu’une véritable sollicitude pour les libertés, la gloire et la prospérité de la France.

  1. Dans une récente publication, le Congrès de Vérone, M. de Châteaubriand a nié cette opposition de sa part au projet de la conversion des rentes.