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Millionnaire malgré lui/p1/ch08

La bibliothèque libre.
Combet et Cie Éditeurs (p. 94-111).

VIII

POLICE ET SCIENCE


Tous les Parisiens connaissent l’Hôtel Monumental, ce gigantesque et luxueux caravansérail, qui se dresse le long de la rue de Rivoli et dont les innombrables fenêtres s’ouvrent sur le jardin des Tuileries, où les terrasses, les arbres, ont la grandeur et aussi la mélancolie des choses qui ont vu passer de l’Histoire.

Or, la veille au soir, était descendu à l’hôtel un voyageur, qui avait intrigué tout le monde.

Jeune, d’une distinction suprême, accompagné d’un bagage respectable, il n’avait ni suivants, ni domestiques.

Bien qu’il fût seul, il avait demandé un appartement donnant sur la rue de Rivoli, au second. Flairant le client qui ne marchande pas, les employés du bureau avaient essayé de lui faire accepter un appartement au premier (cinq francs de plus par jour et par pièce), mais le jeune homme avait refusé. Ce qu’il voulait, c’était la partie du deuxième étage désignée par lui.

Il appuya l’expression de sa volonté d’un large pourboire, encouragement au service, dit-il ; si bien que, pour contenter un personnage si convenable avec la domesticité, on fit déguerpir les personnes occupant les chambres désirées, sous le fallacieux prétexte que les « ouvriers allaient venir procéder à des réparations urgentes ».

Le voyageur, mis au courant du « dévouement » du personnel, daigna sourire et se retira dans son appartement, après avoir recommandé que l’on ne fît pas attendre toute correspondance ou personne arrivant pour Monsieur Douze.

Le nom surprit bien un peu ces « messieurs du bureau », mais l’Hôtel Monumental a l’habitude de recevoir de hauts personnages ; on y sait ce qu’est la fantaisie de l’incognito, et d’un accord unanime, on jugea que Douze était un pseudonyme, voilant un nom illustre, constituant même des armes parlantes ; car l’homme qui se représente comme douze, doit agir et surtout dépenser comme une douzaine.

L’idée du pourboire duo décuplé versa, dans les âmes du personnel, un respect soudain, irrésistible, adorant, démontrant de péremptoire façon, qu’en dépit des philosophes, encyclopédistes, politiciens et autres plaisantins des choses graves, les Droits de l’Homme s’inclineront toujours devant les Droits de l’Or.

Douze, lui, s’était enfermé dans son appartement.

Il n’accorda qu’un regard distrait à l’ameublement. Avec sa nature, le luxe banal d’un grand hôtel ne pouvait ni le choquer, ni lui plaire.

Les croisées, par contre, eurent l’heur de fixer son attention. Il les ouvrit l’une après l’autre, se pencha au dehors, examina la rue, la façade.

Au-dessous de lui, courait le balcon du premier étage, et devant les portes-fenêtres y accédant, celles-ci dominées par les ouvertures du logis de Dodekhan, s’alignaient des vases, des corbeilles, d’où jaillissaient des fleurs rares, adorables de formes, de tons, de groupement.

— Eh ! eh ! murmura le jeune homme, comme on fleurit une milliardaire !

Il revint au milieu de son « salon », s’assit auprès d’un guéridon, genre empire, et étala sur la tablette de marbre vert divers papiers.

D’abord une coupure de journal, qu’il lut à mi-voix :

« Remarqué dans l’assistance, M. Ézéchiel Topee, le roi du Cuivre canadien, le milliardaire universellement connu, et sa charmante fille, miss Laura, éblouissante de jeunesse, de grâce, d’aisance, prouvant victorieusement que la colonie américaine de Paris est plus parisienne que les enfants même de la Ville Lumière. »

Douze hocha la tête :

— Cette note m’a appris la présence à Paris de Topee. Mais était-ce bien l’homme qui, il y a vingt-cinq ans, reçut, à titre d’indemnité du gouvernement russe, les sommes léguées par mon père Dilevnor ?

Il prit un second papier :

— Cette fiche du consulat général de Grande-Bretagne, et pays anglais ne laisse aucun doute.

Et comme pour la première, il lut :

« Ézéchiel Topee, de Ladesbury (Sussex), débuta dans la carrière des consulats. Attaché à celui de Moscou, il obtint, à la suite d’une blessure grave, une forte indemnité de la Russie. Alors il donna sa démission, partit au Canada, où il se maria et se lança dans le business. Veuf, il augmente sans cesse son immense fortune pour sa fille Laura, son unique affection. Celle-ci est fiancée, en Amérique, au sieur Orsato Cavaragio, multi-milliardaire du sud des États-Unis ; c’est la pluie d’or. »

— C’est bien mon personnage, murmura le lecteur…, venu à Paris, pour assister au mariage de la richissime Ellen Paddock, amie de pension de miss Laura, avec le duc… décavé…, — ici Dodekhan marqua un sourire dédaigneux, — le duc de Bezons.

Après un silence, il reprit :

— Hier, à cette soirée du New-York Herald, j’ai pu approcher ce digne Topee. Adroitement je l’ai interrogé, pour savoir si, vu son énorme fortune, il serait homme à donner bénévolement deux ou trois millions aux héritiers de Mme d’Armaris, à ces héritiers qu’il a spoliés… sans le savoir et sans le vouloir… Je lui contai l’histoire avec d’autres noms et lui demandai quel devoir incombait au possesseur de la fortune. Sa réponse fut nette : Aucun, me dit-il, aucun ; les affaires sont les affaires. Une indemnité reçue, justement et régulièrement, ne saurait constituer un délit, et le fait de rembourser tendrait à faire croire que son acceptation fut délictueuse.

Le front du jeune homme se pencha.

— Au fond, il a raison. Il serait généreux peut-être de donner. — Que sont trois millions pour un milliardaire ?… Trois francs sur mille !… Mais la générosité est libre, absolument libre… — on ne saurait la contraindre.

D’un ton absorbé, il reprit :

— Kozets est à Tours ; il va rechercher la situation de la famille Prince, de cet Albert, pour qui j’ai promis d’être un frère. Il faut, c’est le vœu de la mourante, que mon… frère hérite d’elle… Il faut donc reprendre à Topee ce qui lui appartient bien légitimement, et cependant je ne dois pas lui faire tort…

Il leva ses yeux pensifs vers le ciel :

— Dire que je puis remuer des milliards !… Et je n’ai pas le droit d’en distraire trois pauvres petits millions pour une bonne œuvre personnelle.

Il se leva brusquement.

— C’est en connaissant l’homme, disait mon père, que l’on apprend à le gouverner. Kozets à Tours, moi dans cet hôtel, je dois connaître Topee, sa charmante fille, selon l’expression du journal.
Il appliqua au mur des plaques métalliques.
Il faut que je surprenne le côté de caractère qui me permettra d’agir sur eux.

Puis rasséréné :

— Comme tous, ils ont certainement un défaut de la cuirasse. Mes microphones me le dévoileront.

De l’une de ses malles, il tira des appareils, des fils, des tubes déliés, puis des tarières, vilebrequins, pinces.

En un instant le salon parut bien réellement au pouvoir des ouvriers, ainsi que l’avaient déclaré les serviteurs de l’hôtel.

Puis paisiblement, évitant de produire un bruit susceptible d’attirer l’attention, il se prit à faire un conduit dans le plancher.

À l’heure du dîner, les planchers des trois salles composant l’appartement étaient percés, et des fils métalliques rejoignaient de petits appareils, dissimulés dans les angles, lesquels semblaient contenir un mouvement d’horlogerie compliqué.

Dodekhan interrompit sa besogne.

— Allons dîner. Il ne faut pas que l’on ait occasion d’entrer ici.

Il sortit, ferma soigneusement la porte, enfouit la clef dans sa poche et se rendit à la magnifique salle à manger-restaurant, dont les girandoles électriques flamboient sous les arcades de la rue de Rivoli.

Il dîna simplement au champagne frappé, puis la cigarette aux lèvres, il fit une promenade jusqu’au rond-point des Champs-Élysées.

Vers huit heures, il réintégrait son domicile, temporaire, annonçant que, fatigué du voyage, il s’allait coucher et désirait n’être pas dérangé jusqu’au lendemain.

Derechef il s’enferma.

Une fois seul, il reprit son travail. En arrière des appareils mystérieux, il appliqua au mur des plaques métalliques, sorte de miroirs brunis, les relia par des fils aux microphones.

— C’est fini, dit-il enfin.

La pendule marquait neuf heures.

— Oh ! poursuivit-il, Topee et sa fille sont sûrement dehors… des milliardaires à Paris ne passent aucune soirée chez eux… Donc nous observerons demain. Pour ce soir, assurons-nous seulement que tout fonctionne bien.

Il passa dans sa chambre et actionna le mouvement.

Le microphone ne lui apporta aucun bruit, mais sur la plaque brunie se dessina soudain la pièce située au-dessous.

Sans peine, Dodekhan discerna à qui elle devait servir d’habitation. Des vêtements jetés sur un fauteuil, une boîte de rasoirs, le démontraient surabondamment.

— La chambre de M. Topee, murmura l’observateur… Allons, mon microphone téléphotique[1] fonctionne normalement.

Sur ce, il gagna son « salon » et procéda de même.

Sur la plaque apparut le salon du premier étage. Seulement sur le panneau se montra aussi la silhouette d’une femme.

— Tiens ! reprit Dodekhan. Qui est celle-ci ? Grande, brune, une beauté sévère… ; ce n’est point la blonde et rieuse Laura…, mais qui donc alors ?

Comme pour répondre à la question, un second  personnage parut sur l’écran.

C’était un des garçons de l’hôtel portant des lettres, des journaux, et le microphone apporta aux oreilles du Turkmène les phrases suivantes :

— Mademoiselle Nelly.

— Que voulez-vous ? répondit sèchement celle qui intriguait Dodekhan.

— Vous remettre le courrier de vos maîtres.

— C’est bien, merci.

Avec une dignité un peu hautaine, Nelly reçut les papiers et tourna le dos au garçon.

Celui-ci la considéra un moment, puis sortit en grommelant :

— Pimbêche, va. Si les femmes de chambre prennent maintenant des airs de princesse… — Ça va être gai !

Il disparut, mais le jeune homme était renseigné.

— La femme de chambre, j’y suis.

Il revint au guéridon.

— J’ai une petite note la concernant… Voyons.

Il examina plusieurs papiers, puis enfin s’arrêtant au dernier :

— Nelly, lut-il, Nelly Bonestone, agrégée es lettres, sans fortune, mais pratique, très « américaine » avec cela, elle a choisi la carrière « domestique » comme étant celle qui offre le plus de chances de réussite avec le minimum d’aléas. Elle est la tenue et la dignité de la maison Topee. Elle morigène sans cesse la gentille Laura, qu’elle déclare mal élevée et de manières peu sélect, trop libres. La jeune fille a crainte de ses remontrances et la camériste exerce une grande influence sur miss Laura. Caractère : calculateur. Se croit née pour les plus hautes destinées.

Dodekhan replaça le papier dans son portefeuille.

— Très exact pour le physique… sans doute aussi pour le moral… Ces caractères calculateurs sont intéressants ; car on peut agir sur eux… mathématiquement.

Ses yeux se reportèrent sur la plaque du téléphote.

— Que fait-elle donc ?

Il apercevait Nelly, debout près d’une table sur laquelle le courrier était divisé en deux paquets.

Mais la fille de chambre ne s’occupait que d’une lettre qu’elle tenait à la main et qu’elle regardait, fixement.

— Voilà une missive qui l’intéresse, grommela le jeune homme.

Il se tut soudain. Le microphone lui apportait ces paroles murmurées par Nelly.

— Orsato Cavaragio, certes, c’est un beau cavalier !

— Orsato Cavaragio ? répéta Dodekhan en ayant l’air de chercher.

Il se frappa le front :

— J’y suis ! le fiancé de miss Laura. Il en est fait mention sur la « fiche de renseignements ».

— Pourquoi veut-il épouser miss Topee ? reprit la femme de chambre… Petite, bourgeoise d’allures… gentille certes, il faut bien le reconnaître, mais mal élevée, sans souveraineté ; destinée toute sa vie à rester une mignonne petite femme… incapable d’être jamais une grande dame faisant honneur à l’époux colossalement riche.

Dodekhan écoutait avec une lueur railleuse dans les yeux.

Nelly poursuivit :

— Quand on a la fortune inépuisable comme lui… C’est là ce que l’on devrait rechercher, une femme qui paraisse la souveraine de ses millions, et non une petite folle, qui sera seulement, pour tous, l’enfant gâtée de la richesse.

Elle se regardait complaisamment dans la glace.

— Quelle différence entre moi et elle ! Laquelle des deux a le port d’une reine ? Laquelle des deux n’est qu’une fillette étourdie ?

Et avec un soupir :

— Ah ! la fortune est aveugle, disent les poètes du vieux monde… Je crois qu’ils ont raison. Ses libéralités se trompent souvent d’adresse.

Second soupir plus profond que le premier.

— Orsato Cavaragio a de superbes yeux noirs ; il devrait voir cela.

Elle eut un mouvement impatient, joignit la lettre à l’un des deux paquets posés sur la table, et sortit en secouant la tête.

Dodekhan, lui, eut un rire silencieux :

— Rivalité entre Laura et sa femme de chambre… Je ne vois pas à quoi cela peut servir… ; mais c’est bon à noter.

Et ayant tracé quelques lignes en caractères mongols sur un carnet, il ajouta :

— À présent, je vais me coucher. Les Topee sont dehors, ils ne rentreront sans doute qu’au milieu de la nuit. Il ne se passera rien ce soir.

Une demi-heure plus tard, le jeune homme dormait profondément, de ce sommeil paisible et réparateur des êtres nés pour l’action.

De grand matin, il se leva, s’habilla, se fit monter le petit déjeuner, les journaux.

Le domestique renvoyé, il remonta à bloc le mécanisme du microphone de sa chambre.

— Là, fit-il. La pièce occupée par Topee est au-dessous ; je serai averti du lever de mon milliardaire voisin.

Et il se plongea dans la lecture des « quotidiens ».

— Ah ! fit-il tout à coup… Voici une chose intéressante.

Il parcourut du regard l’entrefilet suivant :

« Son Excellence Ti-Hao-Tien, ministre plénipotentiaire de Chine, donnera à l’hôtel de l’Ambassade une grande soirée, parée, masquée et travestie, dans le courant de la semaine prochaine. On dit que la fête est préparée en l’honneur du ministre des États-Unis. Elle promet donc d’être particulièrement brillante. Tout le monde comprendra l’importance diplomatique de cette consécration officielle des bonnes relations du Grand Empire Jaune avec la vaillante République américaine. »

De nouveau, le sourire ironique, qui errait parfois sur les lèvres de Dodekhan, les crispa à ce moment.

D’une voix sourde, il murmura :

— Il a obéi… enfin… Pourquoi se démasquer avant l’heure ?

Mais il se tut brusquement.

Le microphone lui apportait des voix, et sur le miroir téléphotique des silhouettes s’agitaient.

Il y courut.

Le téléphote lui montra la chambre de Topee.

Assis sur son séant, dans son lit, le milliardaire américain, vêtu d’une chemise de soie jaune, sur laquelle couraient en farandole des diablotins noirs, la face large et colorée, auréolée de cheveux roux, discutait avec sa fille Laura.

Celle-ci se tenait à son chevet, ses cheveux blonds s’ébattant en mèches folles autour de son front, de ses oreilles, de sa nuque. Une robe de chambre de mousseline jetée négligemment sur elle, ses pieds nus dans ses mignonnes babouches claires, elle était charmante, mutine, espiègle.

Pour l’instant elle paraissait très préoccupée.

— Oui, père, disait-elle, je suis dans un état de fureur tout à fait extraordinaire.

Ce à quoi le roi du cuivre répondit :

— Il ne le faut pas ; c’est le calme seulement qui donne la victoire.

— Le calme, vous en parlez à votre aise.

— Je fais plus, je pratique.

— Vous pouvez, père, mais moi je ne puis ainsi.

— Tant pis, Laura, car je ne saurais vous contraindre au calme.

Dodekhan ne perdait pas un mot de ces répliques, dont le sens lui échappait.

— Enfin, reprit Topee d’un ton quelque peu nerveux, j’ai pris tous les engagements que vous avez voulu, Laura… eh bien, je les tiendrai, s’il y a lieu ; n’exigez pas davantage.

Elle agita ses jolis pieds dans ses mules…

— Je n’exige rien, mon père… Que pourrais-je exiger d’ailleurs ?… Je vous ai demandé la promesse de me laisser libre de mon choix ; … j’ai votre parole.

— Je vous ai donné plus que cela, ma Laura, beaucoup plus. La terre est peuplée de courants d’air, et une promesse verbale peut s’envoler. J’ai rédigé un acte en double expédition, dont vous avez un des originaux, c’est-à-dire un papier que vous pourriez utiliser en justice contre moi. Je suis donc engagé d’honneur.

— Oh ! cher papa, oui, vous êtes bon ; mais…

— Attendez… je ne suis pas bon, je suis correct. Les affaires sont les affaires. Du moment où ma fille chérie est en mesure de me faire un procès et de le gagner, il serait indigne d’un homme sensé de se souvenir qu’Orsato Cavaragio ne serait pas content, si…

Laura eut une moue mécontente.

— Je dois en parler, reprit tranquillement le milliardaire, car il est un des plus riches propriétaires de l’Ouest. Sa fortune équivaut à l’a nôtre, et le jour où il est venu me dire : « Master Topee, voulez-vous que nous fassions une soudure à nos deux situations : donnez-moi votre fille en mariage, cela nous donnera un capital disponible de deux milliards trois cent soixante-dix-sept mille francs trois cents… ». J’ai répondu : Affaire faite, si la soudure consent, car je ne la contraindrai en rien ; elle est une citoyenne libre de la libre Amérique. Consultée, tu as ajourné ta réponse à notre retour de Paris…

— Où Ellen Paddock, mon amie de pension, nous mandait pour assister aux fêtes de son union avec un gentilhomme français, le duc de Bezons.

Ézéchiel secoua gravement la tête :

— C’est cela même. Nous sommes venus. Huit jours après notre arrivée, tu me dis : « Avez-vous remarqué, mon père, que toutes les Américaines riches ont épousé des descendants de la noblesse française ou anglaise ?

— Vous répondîtes : « Certainement, j’ai remarqué ; mes yeux ne sont pas cachés par des coquilles de noix ».

— C’est cela même. Tu ajoutas : « Constatez-vous qu’un titre fait partie de la toilette ainsi que les bijoux ? » Moi, je dis : « Si tu penses, je pense aussi ».

— Alors, m’écriai-je, mon père, achetez-moi un mari noble.

Topee frétilla sous ses couvertures, puis avec un sourire narquois :

— Je criai également : Je veux bien… Où est l’office où l’on débite cette marchandise ?
Topee frétilla sous ses couvertures.

— Dans les salons de la colonie américaine, petit papa. Seulement, vous vous souvenez qu’à la pension j’étais meilleure élève qu’Ellen Paddock ; dans les compositions, je me classais toujours avant elle…, de sorte que j’ai l’habitude de la dominer, et je ne saurais la perdre. Elle s’est mariée à un duc, il me faut au moins un prince.

— Plus cher, je te fis remarquer…

— Oui, mais plus chic, comme on dit dans Paris.

— Bon, et que fais-tu de ton fiancé de là-bas, Orsato Cavaragio ?

— Si je trouve un prince, un grand prince, je refuse l’affaire Orsato… Dans le cas contraire, j’accepte. En foi de quoi, mon doux sucré père, nous avons rédigé l’acte que vous rappeliez tout à l’heure, lequel est valable jusqu’à notre arrivée en Amérique. Malheureusement dans la France, je n’ai pas rencontré, et j’ai peur de ne pas rencontrer, parce que les princes vraiment grands sont exilés, avec le titre de prétendants… et nous allons quitter dans deux ou trois semaines.

Le milliardaire embrassa tendrement sa fille.

— Tu raisonnes comme feue ta mère. Un prince est un prince et un dollar est un dollar… Seulement si je sais fabriquer des dollars, j’ignore la fabrication des princes… Cherche et trouve… je paierai sans marchander.

Laura trépigna, se frotta les yeux, en essuyant, rageusement des larmes absentes :

— Et si je ne trouve pas de prince disponible.

— Tu en seras quitte pour te marier contre Orsato.

— Et Ellen sera duchesse, et je ne serai que riche.

— Bah ! c’est encore le meilleur.

— Mais pas le plus joli, et c’est cela qui me désole.

Dodekhan haussa les épaules :

— Tiens… férue de noblesse à ce point… Si mon frère était Prince de titre, au lieu de l’être seulement de nom… le mariage eût été une solution qui l’eût fait riche sans causer de dommage à ce bon gros M. Topee…

Mais avec une sorte de lassitude :

— Enfin mon Prince n’est pas prince… il n’est peut-être plus de ce monde… et s’il en est… à vingt-sept ans, car il y a vingt-sept ans aujourd’hui, il a peut-être engagé sa liberté à une autre.

Un coup d’œil encore au miroir téléphotique.

Le milliardaire était seul à présent. Sa fille s’était retirée.

— Une enfant gâtée et vaniteuse… non, rien à faire de ce côté.

Il abaissa le levier d’arrêt de l’appareil. Le microphone devint muet ; toute image s’effaça sur la plaque téléphotique.

— Allons, aujourd’hui encore, je puis travailler à l’Œuvre de Dilevnor, puisque l’héritage de la « Française » me laisse des loisirs. Jusqu’à ce que Kozets me rapporte des documents sur la famille Prince, oublions cela.

Il sortit.

Quelqu’un qui l’eût suivi eût été surpris de voir ce jeune homme pénétrer dans diverses ambassades, y être reçu avec un respect évident.

Successivement il se rendit aux ambassades ou légations de Turquie, rue de Presbourg ; de Chine, rue de Babylone ; de Corée et du Siam, avenue d’Eylau ; du Japon, avenue Marceau ; de Perse, place d’Iéna.

Partout il se présentait, prononçait un mot à voix basse, et aussitôt il était introduit avec une déférence presque épouvantée.

Le soir, il revint dîner à l’Hôtel ; une indiscrétion de domestique lui apprit que M. Topee et miss Laura passaient la soirée à l’Opéra-Comique, dans la loge de Nicols Craumell, le roi du pétrole.

Lui aussi se rendit à ce théâtre.

Mais sans doute la musique lui était indifférente, car il employa son temps à observer Laura. La jeune fille, ignorant ces yeux inquisiteurs fixés sur elle, bavardait, applaudissait, riait le plus naturellement du monde.

Ce qui provoqua cet aparté du Turkmène.

— Et pourtant elle est simple, naturelle…, et dans ses yeux bleus, il y a du cœur, mieux que cela, de l’intelligence du cœur.

Dix minutes avant la fin du spectacle, Dodekhan quitta la salle Favart. Une voiture le ramena à l’Hôtel Monumental, où il put gagner son appartement, sensiblement plus tôt que ceux dont l’état d’esprit l’inquiétait si fort.

Le microphone ne lui apporta que cet adieu rapide du père et de la fille.

— Bonsoir, père.

— Bonsoir, Laura. Toujours pas le plus petit prince ?

— Ne me parlez pas de cela, père ; ce sera le tourment de toute ma vie. Enfin, je n’ai pas de chance !

Pas de chance, cette jolie fille qui n’avait eu que la peine de naître pour posséder une fortune invraisemblable.

Dodekhan eut un ricanement amer. Ce pas de chance si mal appliqué lui avait rappelé le souvenir de son père, des Armaris, de la « Française », de tous ceux que la fatalité avait frappés autour de lui.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers huit heures du matin, on heurta à sa porte.

— Qu’est-ce ?

À l’interrogation lancée à voix haute un organe aigrelet répondit :

— Voyageur de Tours !

De Tours !… D’un bond, le jeune homme fut debout, se vêtit en un tour de main et courut ouvrir.

M. Kozets entra.

— Succès complet. Tous les renseignements… J’ai même vu le jeune homme, sans qu’il s’en doute.

— Et son père ?

— Décédé… Au surplus, j’ai rédigé un rapport chronologique, physique et moral qui vous éclairera. Désirez-vous que je vous le lise ?

— Je vous en prie.

L’organe du mystérieux jeune homme trahissait une émotion intérieure. On eût pu deviner qu’une anxiété le prenait à la pensée de ce qu’il allait apprendre sur ce jeune homme, orphelin maintenant, puisque son père était défunt et que, là-bas, à l’extrémité de l’Asie, dans ce morne bagne d’Aousa, sa mère avait fermé les yeux, ignorée de tous.

Méthodiquement, M. Kozets déploya plusieurs feuillets couverts d’une écriture anguleuse.

Il toussa, se moucha, puis lentement :

— Avant de commencer ma lecture, je dois vous dire qu’à Tours, où les Prince sont très honorablement connus, personne n’a pu me donner de renseignements sur la disparition de Mme Prince.

— Personne ?

— Non. M. Prince, père, a dû garder un silence peut-être commandé par les autorités russes… On raconte vaguement que la mère du jeune homme a péri, en Russie, dans un accident…

Dodekhan secoua la tête avec colère.

— On a dû persuader au malheureux père que sa femme était affiliée réellement à la secte nihiliste.

— C’est l’idée qui m’est venue, je l’avoue.

Un instant le Turkmène ferma les yeux. Si bas que son interlocuteur ne pût l’entendre, il murmura :

— Tout se paiera, tout !… mais chaque chose en son temps.

Et plus haut :

— Lisez votre rapport, monsieur Kozets. Je vous écoute avec la plus grande attention.

Le policier s’inclina d’un air flatté et commença :

— Prince, Albert de son prénom, a fait d’excellentes études classiques. Il se préparait à Polytechnique, quand la mort de son père arrêta net son essor. Pour continuer ses études, il fallait de l’argent : le défunt ne laissait que des dettes.

Devant cette fortune négative, Prince se montra courageux. Il renonça à l’avenir brillant qu’il visait, pour assurer un présent simplement honorable, et il entra comme commis dans la maison Bonnard et Cie, de Tours.

— Bonnard et Cie ? répéta Dodekhan.

— Oui, des fabricants de vinaigre, moutardes et autres produits alimentaires.

— Il est bien mon frère, fit le jeune homme entre ses dents. Orphelin, la vie triste… mais lui au moins connaîtra le bonheur, je le veux.

Et s’adressant à Kozets qui le regardait, attendant son bon plaisir :

— Je vous demande pardon, continuez.

Le policier ne se le fit pas répéter deux fois :

— L’instruction d’Albert, reprit-il, ses excellentes manières, le signalèrent à l’attention et, il y a deux mois, le vieux Bonnard, directeur délégué, lui a proposé d’accomplir une tournée dans l’Amérique du Nord, Canada et États-Unis, afin d’y créer des relations commerciales à la Maison.

— Si vous réussissez, a déclaré le délégué, le conseil d’administration, auprès duquel j’ai fait valoir vos connaissances, vos aptitudes, est décidé à vous élever au rang d’intéressé. Piochez donc ferme, le chemin de la fortune s’ouvre devant vous.

Prince a accepté, à telle enseigne qu’après demain il arrivera à Paris, où il passera quelques jours pour le règlement d’affaires courantes. Après quoi, il se dirigera vers le Nord américain.

Mais laissons cela… j’y reviendrai tout à l’heure.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il y a des détails… pour l’instant, je tiens à vous présenter l’être moral de ce voyageur.

— Faites ainsi que vous l’entendrez.

— Je vous remercie de la permission. Donc, portrait moral, intellectuel et affectueux d’Albert Prince. L’ex-candidat à l’École Polytechnique, actuellement voyageur de commerce, a reçu de la nature, plus forts que toutes les distinctions sociales, un cœur, une âme de poète. Oui, de poète, parfaitement.

Non qu’il commette des vers, le digne garçon. Il laisse à d’autres le souci cruel de remplir des pages blanches de lignes noires d’inégale longueur, parmi lesquelles le collège puise les pensums et fait naître ainsi, chez les jeunes générations, une aversion profonde, mais justifiée, pour ce genre de littérature.

Poète réel, par cela même discret, il se borne à penser en poète.

De là une souffrance.

Dans les contrées réputées sauvages par les niais prétentieux, la poésie jaillit des forêts, des déserts, roule en tourbillons dans les fleuves rapides, couronne les montagnes, tombe en perles bleues des étoiles. Elle meurt de langueur en pays civilisé, où la vie s’écoule entre les tortionnaires, depuis le concierge jusqu’au facteur, en passant par belle-maman, créatrice haïssable de l’ange vaniteux à qui l’on consacre son nom et sa vie.

— Peste ! monsieur Kozets, plaisanta Dodekhan, il me semble que vous-même vous entendez à aligner les lettres noires sur le papier blanc. Quel style !

L’agent s’inclina modestement :

— Vu l’intérêt que vous portez à l’objet du rapport, j’ai cru bien faire en psychologuant un peu.

— Et vous avez eu raison, monsieur Kozets. Poursuivez ; votre littérature m’est tout à fait agréable.

Kozets reprit :

— Or, Albert Prince, tendre, affectueux, souffrit d’un mal plus fréquent qu’on ne l’imagine. Il ne fut point endolori par les angoisses d’une affection non partagée, mais par l’impossibilité de rencontrer l’âme à qui pût aller son affection.

Joli garçon, en passe d’une belle position, il se vit entouré de filles à marier, et malgré son vif désir du mariage, aucune ne lui apparut l’épouse souhaitée. Il sentait qu’auprès d’elles l’hymen ne serait qu’une continuation de son célibat moral, avec, en plus, un froufroutement de jupes, un bruit de voix s’énervant à dire des riens, dans l’impuissance de rien dire, un carillon de sonnailles troublant sa pensée sans la comprendre.

Ceux qui ont réellement une âme sont malheureux, parmi la foule qui croit prétentieusement en avoir une.

Homme d’action néanmoins, Albert a lutté. De la meilleure foi du monde, il a essayé de se contraindre à la tendresse banale, puisque celle-là seule paraît accessible à l’humanité.

Vains efforts. Maintes fois, il a cru atteindre le but. Toujours une manifestation niaise, vaniteuse, égoïste ou étriquée, a refermé son cœur, que la concentration de toutes ses forces arrivait à peine à entr’ouvrir. Après les demoiselles (caste noble de la bourgeoisie provinciale), il a interrogé le cœur des ouvrières, et il a constaté que la différence entre ces deux pôles féminins de la hiérarchie sociale peut s’exprimer ainsi : « Les demoiselles le sont sans savoir pourquoi, alors que les ouvrières savent pourquoi elles désirent devenir demoiselles. »

En dernier lieu, le destin a semblé un moment vouloir récompenser sa patiente recherche.

Lors d’un voyage pour Bonnard et Cie, il parcourait Paris dans l’automobile de la maison, sur laquelle il était venu de Tours.

Or un après-midi que son teuf-teuf filait le long du quai de la Mégisserie une jeune fille se gare précipitamment, bute contre le trottoir et mesure la terre de son corps gracieux.

Manœuvrer le frein, stopper, courir à la jolie victime, c’est pour Albert
Elle se laissa reconduire chez son père.
l’affaire d’un moment. Déjà la fillette se relevait, riant aux larmes de l’aventure.

Cependant Prince insista tant et si bien qu’elle finit par prendre place dans l’automobile et à se laisser reconduire chez son père.

Cette aimable personne avait nom Étiennette Mariole, Tiennette, pour sa famille.

La rencontre romanesque, la cordialité du papa de la modiste, car la jeune fille exerçait cette profession, impressionnèrent favorablement le poète commerçant.

Après la première entrevue, il se flatta d’avoir enfin découvert celle que… celle qui… Mais dès la seconde, il dut reconnaître qu’elle n’était pas plus celle-là que ses devancières.

Tiennette avait une cervelle de moineau parisien. Comme ce passereau, elle était effrontée, railleuse, piaillarde. Oh ! un camarade amusant, plein d’imprévu, mais pas du tout l’épouse exquise dont la présence transforme le foyer en autel, la maison en temple, la vie en marche à deux à l’étoile.

Si bien qu’entré chez Mariole avec une attirance matrimoniale, Albert n’y vint bientôt plus qu’en ami, ne voyant dans le père qu’un être un peu lourd, dont la ruse l’amusait, et dans la fille qu’une sorte de garçon déluré, plus gentil que ne le sont les garçons à l’ordinaire, mais dont la caractéristique était d’être résolument comique.

À tout le moins, il a gagné là une paire d’amis.

Les Mariole ont une haute considération pour le savoir de Prince, et comme ils sont flattés de ce qu’il ne soit pas « fier » avec eux, ils se mettraient au feu pour lui.

Détails pratiques :

Tiennette est modiste, comme je l’ai déjà dit. Son père est un ancien sergent de ville, un « fricoteur », selon l’expression militaire, qui a réussi à se faire mettre à la retraite de bonne heure.

Ils habitent rue Veron, n° 15, à Montmartre…, et, je finis sur ce mot, Albert Prince descendra chez eux pendant son séjour à Paris.

Kozets se tut, semblant savourer modestement son triomphe.

À sa grande surprise, Dodekhan ne prononça pas les paroles louangeuses auxquelles il s’attendait.

Il le regarda, un vague reproche dans les yeux.

Le jeune homme s’était accoudé sur la table, et le front caché dans les mains, il semblait plongé dans de profondes réflexions.

Cela dura quelques minutes, puis brusquement il releva la tête.

— Tiennette Mariole habite à Montmartre ?

— Oui, 15, rue Veron.

— Son père et elle-même sont tout dévoués à Albert Prince ?

— J’ai lieu de le croire.

— Et lui n’arrive que demain ?

— Oui.

— Bien, je les verrai aujourd’hui ; il faut qu’ils le retiennent à Paris, jusqu’au jour que je fixerai.

Et comme Kozets le considérait avec ébahissement.

— Passez-moi donc l’encrier et le buvard qui sont près de vous.

Le policier obéit.

Dodekhan traça quelques lignes sur une feuille de papier, la plia soigneusement et l’introduisit dans une enveloppe qu’il cacheta.

Par un reste d’habitude policière, l’agent suivait tous ses mouvements du coin de l’œil.

Il put déchiffrer ainsi la suscription suivante que Dodekhan y opposa d’une main ferme :

Confidentielle.
Son Excellence Ti-Hao-Tien,
Ministre plénipotentiaire de Chine.
Hôtel de l’Ambassade, rue de Babylone.
En ville.

Ah ! çà, son nouveau maître, l’ex-forçat d’Aousa, correspondait avec les plénipotentiaires !

Certes sa surprise eût été plus grande encore, s’il avait pu lire l’ordre contenu dans la missive et ainsi conçu :

« Ézéchiel Topee et miss Laura, sa fille, actuellement à l’Hôtel Monumental, doivent assister à la fête annoncée… Je le veux. »

Signé : D. D. D.

Mais le jeune homme ne jugea pas utile de le lui communiquer.

Il se borna à sonner, et au garçon qui se présenta, il remit la lettre avec un copieux pourboire :

— À porter de suite… attendre la réponse.

Le serviteur sorti, il se tourna vers Kozets.

— Très content de vous. Votre rapport est parfait… ; si parfait qu’il m’a suggéré tout un plan de campagne.

— Je n’ose pas vous interroger…

— Conservez cette réserve que j’approuve, monsieur Kozets, et reposez-vous des fatigues du voyage. Aujourd’hui je n’aurai pas besoin de vous.


  1. Le téléphote est l’appareil qui transmet les images à distance, comme le téléphone transmet le son.