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Millionnaire malgré lui/p1/ch09

La bibliothèque libre.
Combet et Cie Éditeurs (p. 112-129).

IX

À L’AMBASSADE DE CHINE


La rue de Babylone, si paisible à l’ordinaire, contenait à grand’peine, ce soir-là, un pêle-mêle de voitures, d’automobiles, et un service d’ordre renforcé en suffisait pas à éviter des encombrements regrettables.

À l’intérieur de l’Ambassade chinoise, le tout-Paris élégant se pressait, s’étouffait, reçu par le Ministre du Fils du Ciel, ayant arboré la casaque jaune, la plume de paon, le globule, indices de ses hautes dignités, et auprès duquel contrastaient, en leurs robes d’un bon faiseur parisien, l’Ambassadrice et ses filles, délicieuses avec leur teint ambré et leurs yeux noirs très doux, empruntant à leur légère obliquité un charme de plus.

Des toilettes de rêve, des uniformes, des travestis sans nombre, voilant, sous le déguisement et le masque des noms illustres, des personnalités célèbres.

Dès l’entrée, parmi les fleurs, les tentures soyeuses, une originalité avait frappé les invités accourus en foule à la soirée du représentant du vaste empire asiatique ; au seuil des vestiaires, dans l’antichambre, des pancartes se succédaient, portant en français, en anglais et en langue mandarine, l’avis :

Prenez garde aux Pick-Pockets.

Cet avis, d’ordinaire réservé aux lieux publics, avait prodigieusement surpris en cette réunion de toutes les illustrations, de toutes les élégances ; puis on avait ri, lorsque le personnel, interrogé, avait déclaré qu’il y avait là « une attraction » inédite.

Un amateur, qui avait remporté le prix d’adresse au concours des pick-pockets de Londres, s’était fait fort de ravir pendants d’oreilles, gorgerins, bagues, diadèmes, agrafes de corsage, bracelets, pierres précieuses, sans que quiconque le prît en flagrant délit.

Tout serait d’ailleurs restitué avant le départ.

Et vraiment, l’Excellence avait été bien avisée, car la réunion prit de suite un aspect tout à fait inaccoutumé.

Chacun se tint sur la défensive, surveillant ses voisins. Les femmes ne quittaient pas des yeux les mains de leurs danseurs ; car là était la galanterie de l’invention : quiconque prendrait le « voleur » gagnerait de ce fait une rivière de brillants, exposée dans l’un des salons, sous la garde de deux secrétaires d’ambassade.

Un membre du cercle des Mirlitons, qui avait marchandé le bijou chez Boucheron, déclara qu’il lui avait été « fait » 118.000 francs, dernier prix.

Un pick-pocket, qui peut rapporter pareille aubaine, était sûr de passer d’emblée héros de roman… ; on le compara à tous les Fra Diavolos connus, on se perdit en conjectures sur sa taille, son aspect, sa façon d’opérer.

Les attachés, le chancelier, furent assiégés par des questionneurs avides d’apprendre quelque chose.

Mais les Célestes, avec leurs faces impénétrables et souriantes, déclaraient ne pas connaître l’ « amateur ». Son Excellence seule était au courant de l’affaire, et l’on savait assez la prudence, la discrétion de l’illustre mandarin Ti-Hao-Tien, pour ne pas même tenter de percer le secret qu’il prétendait garder.

Dans une foule quelconque, la situation eût peut-être causé quelque gêne ; dans la réunion parisienne, elle donna naissance à un jeu.

Les dames, les jeunes filles, exigèrent que les danseurs soucieux de les entraîner dans les vieilles danses françaises ou les modernes sauteries américaines, eussent les mains unies, serrées, tenues par des bagues de caoutchouc, fournies gracieusement par les bureaux.

Cela était du dernier comique. Jamais pick-pocket n’avait eu influence aussi hilarante.

Comme on le voit, Son Excellence Ti-Hao-Tien avait fort bien apprécié Paris.

Or, au milieu de l’animation générale, deux masques tranchaient, par leur attitude sur le reste de l’assemblée.

C’étaient : un homme au costume invraisemblablement riche, figurant un roi atzec ; une femme vêtue en indienne du Far-West américain. Sous le masque, on la devinait jeune et jolie, et derrière l’oreille, un frison blond doré, passant sous la perruque noire, trahissait la couleur des cheveux de la pseudo-squaw (femme peau-rouge).

Tous deux marchaient lentement.

— Vous prenez du plaisir ici, Laura ? demanda l’Atzec.

— À vous dire vrai, père, je n’en prends pas.

— C’est ce que je prévoyais ; mais vous avez été si entêtée à venir…

— Que vous avez renoncé à toute résistance. Ne dépensez pas de regrets, cher papa, je ne suis pas venue pour l’amusement.

— Et pourquoi donc alors ?

— Pour le mariage.

Topee, — on a compris que l’Atzec n’était autre que le roi du cuivre, — Topee s’arrêta net.

— Le mariage… Seriez-vous engagée à quelqu’un ?

— Hélas non !

— Alors je ne conçois pas ce que vous signifiez.

Elle eut un petit sourire mélancolique.

— Je vais dire. J’ai pensé qu’en cette soirée si courue, vous avez vu comme moi tous nos amis de la colonie américaine, et le duc de Bezons lui-même, prendre une forte peine pour y assister…

— Tandis que nous, compléta Ézéchiel d’un air satisfait, nous avons reçu des invitations sans même les demander.

— Hommage au roi du cuivre.

— J’ai supposé ainsi.

— Nous devions donc, par politesse, nous montrer à l’ambassade.

— Ah ! nous montrer, très bien… ; mais y accumuler de l’ennui, cela est moins évident.

— Aussi, mon père, ce n’est point par politesse que votre chère Laura vous prie de conserver encore un peu cet ennui.

— Ah ! Et pourquoi alors ?

— Par affection pour elle.

Et vivement, coupant l’exclamation prête à jaillir des lèvres du milliardaire !

— Tout personnage notable de Paris doit se rencontrer ici.

— Cela ne fait pas doute.
Elle eut un petit cri.
— Eh bien, mon père, si mon prince existe, il se trouve ici.

— Votre prince ? quel prince ?

— Celui que je dois épouser, et que, pour mon désespoir, je ne connais pas encore.

Elle s’interrompit brusquement, jeta un petit cri.

Une voix venait de murmurer à son oreille.

— On vous dira où il est.

Elle tourna la tête. Autour d’elle, les couples rieurs ne faisaient pas la moindre attention à la gentille Indienne.

À trois pas seulement, elle distingua une sorte de magicien qui s’éloignait, le chef couvert d’un chapeau chinois, une longue tunique indigo, parsemée de dragons verts et jaunes, flottant autour de lui.

Et Topee lui demandant avec inquiétude.

— Qu’avez-vous donc, Laura ?

Elle répondit d’un ton distrait :

— Rien, père.

— Pourtant, ce cri…

— J’ai glissé.

— Le pick-pocket annoncé ne nous aurait pas dérobé, ma chère petite ?

— Non, commença Laura…

Mais elle s’arrêta net. En parcourant des yeux sa personne, elle venait de constater que sa « fleur de corsage » avait disparu.

Et quelle fleur ! Une délicieuse branche de pin figurée par des émeraudes, et terminée par des cônes de rubis.

— Bah ! fit flegmatiquement le roi du cuivre… Puisque l’on nous rendra notre bien… Ne le rendît-on pas, d’ailleurs, c’est chose de minime importance.

— Je ne trouve pas, murmura-t-elle nerveusement.

— Peuh ! une bagatelle de cinq cents louis !

— À laquelle j’attachais une idée… Ah ! papa, je suis malheureuse.

— Pourquoi, petite Laura ?

— Vous savez bien le dicton des Peaux-Rouges du Saskatchewan : Branche de pin sur ton cœur, et tes yeux verront le fiancé de ton choix.

— Cela est de la douce folie.

— Peut-être ! Mais j’avais espéré rencontrer ainsi le… prince inconnu qui m’est peut-être destiné.

Pour un peu, la gentille Laura aurait pleuré.

Très empêtré de sa fille, dont l’émotion menaçait d’attirer l’attention, Ézéchiel Topee l’entraîna dans un petit salon écarté, la fit asseoir, et par des paroles, marquées au coin du bon sens, chercha à apaiser son chagrin.

Car la perte de ses émeraudes et rubis causait à l’ambitieuse jeune fille une véritable peine.

Il s’escrimait donc, luttant de toute sa raison contre la superstition, quand une voix murmura tout près de lui :

— Si master Topee veut me suivre, on lui remettra le bijou ; cela sera préférable à tous les raisonnements.

Les Atzecs sursautèrent.

Levant les yeux, ils aperçurent devant eux un personnage portant le chapeau chinois, drapé dans une sorte de domino indigo parsemé de dragons jaunes et verts.

— Oh ! murmura la jeune fille, le masque de tout à l’heure.

Quant au roi du cuivre, il riait béatement :

— Ah ! Ah ! C’est donc vous le pick-pocket amateur ?…

L’inconnu secoua la tête :

— Non… Je suis simplement un magicien du Fils du Ciel.

— Magicien de bal masqué !

— Non, réel… En voulez-vous la preuve ?

Le ton net, précis, de l’étrange domino, impressionna le milliardaire. Cependant il fit bonne contenance.

— Voyons la preuve.

Son interlocuteur l’entraîna à quelques pas et la voix baissée :

— Vous avez écrit au señor Orsato Cavaragio, il y a neuf jours.

Topee eut un brusque mouvement, mais souriant aussitôt :

— Oh ! cela ne prouve rien… J’ai remis ma lettre au courrier de l’Hôtel.

— Avez-vous également confié son contenu au personnel ?

— Vous voulez rire ?

— Eh bien ! je le connais, ce contenu…

— Vous ?

— Voici ce que vous avez écrit : « Mon cher Orsato, nous prendrons, à La Rochelle-La Pallice, le paquebot Canadian pour rentrer dans notre pays. Laura a des idées de noblesse, contre lesquelles je ne lutterai jamais. Seulement la loyauté en affaires est ma règle invariable : aussi je vous avertis qu’au point de vue de la conclusion, vous seriez droitement habile en venant nous attendre dans le port français. Les young ladies (jeunes filles) sont toujours flattées par une attention de ce genre. J’ai prévenu ; faites maintenant comme il plaira, et voyez en moi :

« Votre vraiment, Ézéchiel. »

Topee écoutait, les yeux écarquillés.

— Est-ce bien cela ? fit ironiquement son mystérieux interlocuteur.

— Ma surprise vous a répondu déjà.

— Bien. Je suis donc magicien. Comme tel, j’ai découvert sans peine l’adroit voleur annoncé par l’ambassade. Suivez-moi, je vous conduis à lui : il vous restitue le bijou de votre gracieuse enfant, et tout est dit.

Ces dernières paroles avaient été prononcées à haute voix, de façon qu’elles parvinssent aux oreilles de Laura.

Celle-ci appuya :

— Oh ! père, allez, allez.

— Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi ?

L’homme au chapeau chinois répliqua :

— Impossible. L’escamoteur, — car le pick-pocket n’est pas autre chose, — ne voudrait pas se confier à une demoiselle… Il a des idées… saugrenues sur la discrétion. Si vous êtes seul, je puis vous guider vers lui. Sinon, mettons que je n’aie rien dit et permettez-moi de vous saluer.

Laura joignit les mains avec un :

— Petit papa ! si doux, si implorant, si touchant, qu’Ézéchiel n’hésita plus.

— Allons, monsieur le magicien, je vous suis auprès de ce gentleman dérobeur.

Puis s’adressant à sa fille.

— Vous attendrez à cette place, Laura.

— Oui, oui, je fais ainsi.

— Alors soyez quiète, je reviens dans un petit nombre de minutes.

Les deux hommes se dirigèrent vers la porte du salon. Laura les suivait des yeux. Elle les vit franchir l’entrée, disparaître dans la foule.

Et, tout à coup, elle frissonna des pieds à la tête.

Un organe doux, vibrant et net, venait de susurrer tout près de son oreille :

— Maintenant, mademoiselle, causons du prince.

Elle se retourna et demeura stupéfaite.

Appuyé au dossier de son fauteuil, légèrement penché vers elle, se tenait l’homme qui venait de sortir avec son père.

Même chapeau chinois, même « loup » de satin, même tunique constellée de dragons symboliques.

La réapparition de cet homme avait quelque chose de fantastique.

— Mademoiselle, reprit-il le plus tranquillement du monde, votre fiancé Orsato Cavaragio ne vous plaît pas.

— Oh non ! avoua-t-elle ingénument.

— Je le conçois… Vous préféreriez sans doute un prince ?…

— Oui, fit-elle encore les yeux brillants.

— Un grand nom, un nom auprès duquel tous les autres pâlissent.

Laura se souleva à demi :

— Si grand que cela ?

— Jugez-en : c’est un Bourbon-Valois-Orléans !

— Oh ! bégaya la gentille milliardaire, c’est trop ! c’est trop !

À travers les trous du masque, les yeux de l’inconnu eurent une scintillation étrange ; on eût cru positivement qu’ils raillaient ; mais sa voix demeura calme pour dire :

— Rien n’est trop parfait pour une charmante créature comme vous. Au commun des hommes vous sembleriez simplement une ambitieuse…

— Je suis assez riche pour me permettre,… commença-t-elle.

Il lui coupa la parole :

— Bien certainement votre fortune vous permet toutes les ambitions, ce qui ne vous empêche pas d’être avant tout une bonne et affectueuse enfant.

— Qu’en savez-vous ? demanda-t-elle d’un ton de défi, intérieurement blessée de l’accent protecteur de l’inconnu.

Celui-ci hocha la tête :

— Je suis magicien, mademoiselle. Je lis en vous comme en un livre,… un joli livre, et je découvre, ce que vous ignorez peut-être encore, que vous avez plus de cœur que de vanité, plus d’affectuosité que d’ambition.

Et comme elle secouait négativement la tête :

— J’en suis pour ce que j’ai dit. Au surplus, il ne me plaît pas de discuter, revenons à nos moutons, ou plutôt à notre blason. Le prince, venu incognito en France, est poursuivi par la police…

— Ah ! vraiment, s’exclama la jeune fille en frappant ses mains l’une contre l’autre ! Un vrai prétendant alors ?

— Un vrai.

— Mais si on l’arrête ?

— On ne l’arrêtera pas, je le protège.

Elle eut un geste de doute.

— On ne l’arrêtera pas, répéta le magicien avec plus de force, et, dans une semaine, il s’embarquera sur le steamer Canadian, à La Pallice.

Elle se prit à rire :

— Comme nous en ce cas ?

— Comme vous, mademoiselle. Je savais votre départ et j’ai agi en conséquence.

Cette fois, Laura demeura bouche bée, un peu troublée devant cet inconnu si bien renseigné.

Il profita de son émoi pour continuer :

— Il voyage incognito, comme un prince en exil, dont la fortune est mince.

— Oh ! fit-elle, je suis si riche…

— Oui, mais il dédaigne l’or.

Lui… il dédaigne… il me semble pourtant que l’or, beaucoup d’or, est très désirable…

Le magicien haussa les épaules avec insouciance :

— Je ne discute pas cela, mademoiselle, je vous dépeins le caractère du prince.

— Je demande votre pardon, je vous écoute.

— Le prince, prince de Tours.

— De Tours ?

— Oui, Bourbon-Valois-Orléans.

— C’est autre chose qu’un duc de Bezons, murmura orgueilleusement Laura.

Le prince, reprit le magicien, qui appartient à l’une des plus nobles, des plus anciennes maisons du monde, n’apprécie en somme que la noblesse.

— Sans argent, la noblesse…

— L’argent s’acquiert, mademoiselle, la vraie noblesse ne s’acquiert pas.

Elle baissa la tête :

— C’est vrai !

— Aussi, moi qui vous veux heureuse,… à cause de ce cœur que j’ai découvert en vous, je vous demande la permission de vous conseiller.

— Je vous en prie.

— Eh bien donc ! si vous alliez au prince de Tours ; si vous lui disiez : J’ai grande envie d’être princesse, faisons une affaire ; épousez mes millions… Il refuserait net.

— Alors, gémit-elle d’un ton désespéré, que voulez-vous que je fasse ?

— Ne pas montrer vos projets… d’association.

— Mais si je les cache…

— Attendez. Être ce que vous savez être, quand vous vous laissez aller à votre nature, bonne, discrète, désintéressée, charmante enfin ; vous efforcer, en un mot, de lui paraître aimable. Il est jeune, il est excellent, il est seul. Le besoin de tendresse est en lui… Qu’il se prenne au charme de vos yeux bleus, mademoiselle Laura, à la grâce de votre pensée, à la joliesse de la petite âme, que vos dollars masquent trop souvent, et alors, vous pourrez devenir princesse, non pas parce que riche, mais, ce qui vaut beaucoup mieux, parce que… aimée.

Immobile, une émotion soudaine l’envahissant tout entière, Laura écoutait, et soudain d’une voix tremblante :

— Oh ! je ne saurai jamais.

— Bah ! essayez… Vous avez déjà pour ami un magicien,… qui veillera sur vous.

— Vous ?

— Moi.

Brusquement l’inconnu qui, durant cet entretien, était demeuré accoudé sur le dossier du fauteuil de son interlocutrice, se redressa :

— Il faut que je vous quitte… Ne manquez pas le départ du Canadian.

— Je vous le promets.

— Suivez mes conseils.

— Je les suivrai.

— En attendant, et comme gage de succès, voici le bijou que vous aviez perdu.

Entre le pouce et l’index, il présentait la branche de pin, dont les émeraudes et les rubis scintillaient sous les clartés des lampes électriques.

Elle la prit et d’un ton de timide reproche :

— Vous avez dérangé mon père…

— Pour qu’il ne troublât pas notre conversation…, et puis pour autre chose… Il vous attend à présent dans le salon Bleu.

— Il m’attend,… mais je ne puis, toute seule…

— Qu’à cela ne tienne.

Le magicien s’approcha de l’entrée, et arrêtant un jeune attaché de l’ambassade qui passait, il prononça un mot que Laura crut être le nom du jeune Chinois.

L’interpellé s’approcha.

— Offrez le bras à mademoiselle, ordonna l’inconnu, et conduisez-la auprès de son père, dans le salon Bleu.

Sans observation, l’attaché s’inclina devant la jeune fille quelque peu interloquée.

— Mademoiselle !

Sur un signe du magicien, elle appuya sa main sur le bras du Chinois ; conduite par lui, elle quitta le salon.

L’inconnu était demeuré à la même place.

— Allons, murmura-t-il… Voilà deux êtres jeunes, beaux et confiants, mis en présence ; espérons que la tendresse viendra, faire disparaître les obstacles qui les séparent.

Et d’un ton grave :

— Ainsi, mon père, j’aurai rempli ta dernière volonté… Ne rien enlever par force aux Topee, innocents de l’injustice, et faire riche celui que j’ai promis à la martyre de Sakhaline de considérer comme mon frère.

Il défit un instant son « loup », découvrant les traits de Dodekhan, puis se masquant de nouveau :

— Allons… Oublions les vastes projets. Avant de bouleverser les empires, il me faut, marier deux enfants.

Il eut un petit rire :

— Étrange destinée !

Mais haussant les épaules :

— Le fatalisme de nos pays d’Orient est la vérité. Il n’advient que ce qui est écrit, et ce qui est écrit concourt à l’évolution inconnue dont l’Infini détient le secret…

Et presque gaiement :

— Moi aussi je vais au salon Bleu.

On s’étouffait dans le salon Bleu.

Des pancartes, accrochées par d’invisibles mains auprès de l’avis : « Prenez garde aux pick-pockets », avaient annoncé aux invités que, dans le salon Bleu, il allait être procédé à la restitution des objets, de toute nature, dérobés durant la soirée par l’amateur-escamoteur.

Et les victimes étaient nombreuses.

Colliers, diadèmes, agrafes, broches, bagues, bracelets, s’étaient envolés, sans qu’une seule fois, on eût soupçonné l’adroit prestidigitateur.

Les dames, à chaque instant, avec des petits cris d’émoi, des mines stupéfaites, s’apercevaient de la « fuite » de l’un de leurs bijoux.

C’étaient des exclamations, des rires, des plaisanteries. L’idée de l’ambassadeur était déclarée l’une des plus amusantes de la saison.

Et l’on se portait vers le salon Bleu, d’abord pour rentrer en possession de son bien, mais surtout pour satisfaire une curiosité aiguë. On souhaitait ardemment connaître « l’opérateur », dont la renommée, ce soir-là, faisait pâlir toutes les autres.

Guidée par le jeune attaché d’ambassade, Laura passa par les appartements particuliers et put ainsi pénétrer dans le salon Bleu, sans avoir à lutter contre la foule compacte qui se pressait à toutes les issues.

Mais là, elle demeura ahurie devant le spectacle qui s’offrit à ses yeux.

Sur une table, recouverte d’un long tapis du Népaul, adossé à une tenture de vieille broderie chinoise, figurant des oiseaux, des papillons aux couleurs éclatantes, voletant parmi des fleurs plus brillantes encore, Ézéchiel Topee était debout auprès d’un homme, sur qui la jeune fille reconnaissait le chapeau chinois, le « loup », le domino semé de dragons, de l’inconnu qu’elle venait de quitter à l’autre extrémité de l’Hôtel.

Ah çà ! cet homme mystérieux avait le don d’ubiquité !

Au surplus, elle n’eut pas le loisir de s’exprimer à elle-même son étonnement.

Le magicien, ayant obtenu le silence d’un geste, parlait :

— Mesdames, Messieurs…, un magicien doit savoir ce qu’ignorent de simples humains. J’ai ici la liste des objets qui furent dérobés ce soir et le nom de leurs propriétaires. Je vais les appeler par ordre et désigner l’endroit où se trouve le bijou disparu.

Puis du ton d’un crieur public, il commença :

Mme la générale de Bolréjou, gorgerin, camées verts et saphirs… ; dans la chevelure du grand chef atzec, que vous voyez auprès de moi.

D’une main experte, le nécromancien frôla la tête de Topee, stupéfait sous son déguisement atzec, et présenta à l’assemblée le gorgerin annoncé, qu’il fit passer à sa propriétaire.

— Miss Arabella Luiton, la reine des conserves de Chicago ; deux bagues et un mouchoir de dentelle, dans la poche droite de mon Atzec.

By devil ! grogna Topee, que l’on avait fait monter sur la table comme à un poste d’honneur, by devil ! il n’était pas convenu que je jouerais un rôle de pantin.

— Restez calme, master Ézéchiel, lui glissa tout bas son compagnon. Ce n’est rien de faire le pantin quand on ignore votre nom… Si vous vous fâchiez, tout le monde l’apprendrait, et ce serait ennuyeux ; pour le roi du cuivre.

La réflexion était juste. Le milliardaire le reconnut. Aussi renfonça-t-il sa mauvaise humeur ; mais ses gestes inconscients, l’expression hétéroclite de sa physionomie peinte en guerre, soulevaient de temps à autre une véritable tempête de rires.

La « restitution » s’acheva enfin.

Alors, de toutes parts, éclatèrent des applaudissements, puis le comte de Latour-Laroche, le sportsman bien connu, prit la parole au nom de tous :

— Nous désirons féliciter l’adroit amateur dont l’habileté nous a stupéfiés. Nous le supplions de se faire connaître.

Un tonnerre de bravos appuya la motion.

Le magicien s’inclina.

— Il se rendrait avec joie à vos désirs, mesdames et messieurs, mais il n’existe pas.

Des rires soulignèrent l’affirmation :

— Charmant !

— Il n’existe pas, mais il enlève ce qui existe.

De la main l’inconnu réclama le silence.

— Vous avez tort de rire. Son vêtement, ne recouvre qu’une apparence, et la preuve est qu’il disparaît sous vos yeux.

D’un mouvement si rapide que nul ne put s’y opposer, l’étrange personnage souleva la tenture à laquelle il s’appuyait… Un bruit de porte se refermant et la tenture retomba.

Le magicien avait disparu.

Il y eut un murmure de déception, puis des clameurs.

— On ne s’échappe pas ainsi. Cela est inconvenant, inacceptable.

Des jeunes gens se précipitèrent, enlevèrent la tenture, démasquant ainsi une petite porte découpée à même la cloison.

Topee avait vivement sauté à bas de la table et, prenant sa fille par la main, il l’entraînait vers le vestiaire ; pressé maintenant de quitter l’ambassade,


la « restitution » s’acheva enfin.
où, après le rôle un peu ridicule qu’il venait de jouer, il ne se souciait pas d’être reconnu.

Cependant les curieux du salon Bleu ouvraient la petite porte.

— Le voilà ! clamèrent-ils.

Tous les assistants se précipitèrent à leur suite, mais leur espoir curieux fut déçu.

Dans la salle où ils venaient de faire irruption, deux fauteuils se faisaient vis-à-vis devant la cheminée de marbre. Sur chacun, dans une attitude sérieuse, se montraient le chapeau chinois, la longue robe de l’escamoteur.

— Comment, ils sont deux !

— Il est double à présent !

Ces exclamations s’éteignirent soudain ; des audacieux ayant touché les personnages assis, tout s’écroula, les vêtements magiques ne contenaient plus personne.

On cherchait un homme, on trouvait deux costumes !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À ce moment même, dans la rue de Babylone, deux hommes marchaient côte à côte d’un pas accéléré.

— Monsieur Kozets, disait l’un, je veux vous féliciter, d’abord de votre adresse… les pick-pockets n’auraient rien à vous apprendre…

— Ma foi, Seigneur 12, pour faire de bonne police…

— N’achevez pas, c’est très juste. Ensuite vous m’avez doublé à merveille dans mon rôle de magicien.

— Alors vous êtes satisfait de mes services ?

— Très !

— Vous m’en voyez tout aise.

— Vraiment !

— Car, cela vous semblera peut-être incroyable ; mais je me sens pousser pour vous un sentiment que…

— Achevez donc. On peut tout me dire à moi.

— Eh bien… un sentiment que jamais, à mon sens, un ex-forçat n’eût dû m’inspirer… C’est du dévouement.

— Ah bah !

— Dame ! c’est si amusant de travailler avec vous. Vous vous employez à la solution d’un problème que je jugeais insoluble : Donner à l’un sans prendre à l’autre… Cela me passionne…, d’autant plus que vous avez une façon de procéder si originale…

— Voici une voiture, monsieur Kozets, prenons-la… Vous savez que ce matin, à huit heures, je dois rencontrer M. Mariole et sa fille Tiennette, pour leur donner mes derniers ordres.

— Parfaitement.

— Alors, montez.

Un instant plus tard, le fiacre, arrêté par les causeurs, les emportait vers l’Hôtel Monumental.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’horloge, perchée au fronton de la façade du Palais-Royal, en face du Louvre, marquait huit heures, lorsque Dodekhan pénétra dans le jardin rectangulaire encadré par ses arcades.

Quelques rares promeneurs erraient sous les arbres à cette heure matinale.

Aussi, près du bassin central, le jeune homme reconnut-il sans peine ceux qu’il était venu chercher.

Les amis d’Albert Prince, son… frère d’adoption, contemplaient béatement l’eau du bassin, sur laquelle un vent léger creusait de petites rides, qu’en bons bourgeois de Paris, ils appelaient sans doute des vagues.

Athanase Mariole, ex-agent de la paix, et Mlle Tiennette, sa fille, offraient d’ailleurs des « types » assez drôles pour fixer l’attention.

Le sergent de ville retraité était de taille moyenne, avec un commencement d’embonpoint.

Sa face colorée, ses cheveux roux plantés drus, — il tenait son chapeau à la main, — sa moustache plus foncée retroussée à la Kaiser, il portait gaillardement la cinquantaine.

On le sentait robuste sous sa longue redingote ouverte, sous son gilet que l’estomac faisait bomber, et où brimballaient deux chaînes énormes, alourdies par tout un assortiment de breloques hétéroclites.

Sa cravate bleue, son chapeau « haut de forme » complétaient une élégance douteuse d’homme endimanché.

Auprès de lui, la modiste Tiennette, teint délicat, nez retroussé, yeux moqueurs, des frisons châtains festonnant capricieusement sur son front ; une toilette foncée avec des garnitures éclatantes, un chapeau tapageur, et avec tout cela, fort agréable, ayant ce charme particulier de l’ouvrière parisienne, une allure de diablotin que l’on ne rencontre nulle part ailleurs, une Ève de la ville géante, à la fois gavroche et nymphe.

Ce fut elle qui signala à son père l’approche de Dodekhan.

Tous deux s’empressèrent au-devant de lui.

Le jeune homme leur sourit amicalement, serra les mains tendues vers lui, puis après s’être assuré, d’un coup d’œil circulaire, qu’aucun indiscret n’était, à portée de l’entendre.

— Il faut que la semaine prochaine, il prenne le Canadian à La Pallice.

— Il le prendra, fit Tiennette gaiement, mais vous nous assurez que c’est pour son bonheur.

— Vous le verrez par vous-même, puisque vous vous retrouverez sur le même bateau.

— C’est juste.

— En somme, vous travaillez à la félicité d’un ami…

— Si intelligent !

— Si instruit !

— Si bien éduqué !

— Si aimable avec les jeunes filles !

— Là là, calmez cette verve louangeuse et soyez exacts.

— Nous le serons.

— Exécutez de point en point les instructions que je vous ferai tenir.

— N’ayez aucune inquiétude.

— Et prenez ce portefeuille… C’est un acompte. Après le succès, comme je l’ai promis à Mlle Tiennette, je lui fournirai les fonds nécessaires pour ouvrir, à Montréal, un magasin de modes à l’instar de Paris, et augmenter la maigre retraite que la Préfecture de Police alloue à ses anciens agents.

— Nous serons riches, fit la jolie fille… Ah bien ! le jour où j’ai rencontré l’auto de M. Prince, je ne me doutais pas que c’était présage d’or.

Les mains des causeurs se serrèrent de nouveau, et tandis que M. Mariole s’éloignait gravement avec sa fille, riant, caquetant à son bras, Dodekhan reprenait pensif le chemin de son Hôtel.