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Minerve ou De la sagesse/Chapitre L

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Paul Hartmann (p. 170-173).

L

PROVERBES

À la mer se rouille le fer. Ne pas toucher au rail électrique. Si tu aimes le cerfeuil, prends garde à la ciguë. Ces conseils ne sont point des proverbes. C’est qu’ils rappellent des vérités concernant la nature des choses. L’esprit, autant qu’il forme de telles vérités par observation, raisonnement, essais, se nomme entendement. C’est Kant le premier, je pense, qui a fait voir que la raison, autre nom de l’esprit, procède par maximes, et que les maximes ne sont pas des vérités ; les maximes sont régulatrices. Par exemple c’est une maxime de la raison qu’il ne faut point multiplier les êtres sans nécessité ; c’en est une autre, qu’il ne faut point négliger témérairement les variétés de la nature. La première est bonne pour celui qui se perd volontiers dans les détails ; la seconde est bonne pour l’esprit systématique qui cherche l’un, le simple et l’homogène partout. Il ne faut pas moins que cet avertissement, si nouveau encore maintenant, si éloigné de nos notions abstraites et raides sur le vrai et le faux, si l’on veut apprécier les proverbes. Les proverbes ne sont point d’entendement, mais de raison. Ils ne concernent jamais la nature des choses, mais ils visent à régler la nature humaine, et vont toujours à contre-pente, contre les glissements qui nous sont naturels.

Pierre qui roule…, cela n’est pas vrai. Les rassis n’ont pas besoin de ce conseil. Mais il y a dans beaucoup, et surtout dans les jeunes, un besoin de changer et une illusion qui s’y rapporte. Tout nouveau tout beau, cela n’est point non plus une vérité des choses ; car il ne manque pas de nouveautés qui ne méritent point cette ironique remarque. Mais il est vrai que l’homme est sujet à se tromper par ce que Descartes nomme l’admiration, qui nous fait béants et sans critique devant ce que nous n’avons encore jamais vu. En avril… ; ce conseil, qui est souvent bon aussi en mai, rappelle seulement qu’au premier soleil et au seul nom de printemps, nous croyons trop vite qu’il faut mettre le manteau d’hiver dans le poivre. A beau mentir… ; il n’est pas vrai que tous les voyageurs mentent ; mais il est profondément vrai que nous croyons aisément ce qui n’est pas à portée de notre expérience. Tout ce qui reluit… ; il n’est pas vrai qu’on puisse vivre selon une défiance toujours armée ; mais aussi cet excès est moins à craindre que l’opposé, auquel nous sommes tous portés par la hâte et le feu du désir. Tous les proverbes disent non à ce qui plaît. Tous les proverbes, autant que je sais, disent non à l’adorable mouvement de se fier et d’oser. Tous ? Non. La fortune aime les audacieux ; c’est bien une sorte de proverbe. Ainsi est éclairée cette vue de Kant que je rappelais, que des maximes de raison sont naturellement opposées les unes aux autres, et qu’aucune n’est vraie absolument ; mais que toutes sont bonnes à l’occasion contre quelque emportement naturel ; par exemple ce dernier proverbe est bon pour ceux qui ont peur de tout, ou, pour parler mieux, dans ces moments, que tous connaissent, où la prudence bouche toutes les avenues. Un proverbe toujours répété est une sorte de manie de l’esprit ; il les faut tous.

Fais ce que dois, advienne que pourra, c’est le plus beau des proverbes ; toutefois la sagesse commune nous rappelle aussi qu’en toute chose il faut considérer la fin, ce qui nous détourne d’une stérile opposition, souvent plus paresseuse qu’honnête. C’est ainsi que les proverbes, en leur variété, nous mettent en garde contre tous les genres de précipitation, qui sont les causes les plus communes de nos erreurs, et bien plus redoutables que la difficulté de connaître, qu’on exagère toujours. Dans le fait, et comme on l’a dit et redit, nous sommes assez clairvoyants quand il s’agit du voisin ; si, au contraire, nous sommes en cause, nous nous trompons aussitôt et comme naturellement sur ce que nous savons d’ailleurs assez. C’est pourquoi chacun veut se croire au-dessus des proverbes, et se trompe en cela. Le proverbe est une sorte de court poème, souvent rimé, toujours rythmé d’une certaine manière, de façon que la mémoire machinale ne le déforme pas aisément. Ainsi il se fait notre importun compagnon. L’agitation même de notre esprit fait surnager le proverbe ; nos folles pensées ne peuvent l’entamer. Le langage commun nomme très bien Pensées ces rochers de paroles qui tiennent bon, par leur structure, contre la fertilité et l’instabilité de nos inventions. Livrés à nous-mêmes, et toujours sans défense contre la passion du jour, nous dérivons naturellement de pensée en pensée. On ne saura jamais assez qu’il est plus important de fixer l’esprit que de l’instruire. Et le fait est que les journaux et revues sont pleins de vérités coulantes et inefficaces. C’est pourquoi je pense que la culture est quelque chose de très important et de très sérieux, qui nous munit de formes belles et invariables, autour desquelles il faut bien réfléchir, puisqu’on ne peut les changer. Et c’est proprement folie que de croire que quelque idée neuve nous fera de nouveaux destins ; non pas, mais une idée bien vieille et qui répète toujours la même chanson ; car il est vrai que tout est dit ; mais aussi rien n’est pensé. Le difficile est de s’arrêter, comme aux sculptures et aux monuments, qui conseillent peu, mais bien. Je compare les proverbes à de vieux meubles de notre esprit, qui nous rassasient. Nous ne courons que trop, et nous courrons toujours assez, chasseurs d’horizons que nous sommes ! Sancho s’accroche aux proverbes ; il suit pourtant l’Improvisateur aux longues jambes. Double image de l’esprit, deux fois fidèle.