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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XLIX

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Paul Hartmann (p. 167-169).

XLIX

VERTU DU MATÉRIALISME

Le matérialisme est la partie difficile de la sagesse comme Descartes l’a vu. On sait qu’il passait bien plus de temps à lire dans un corps de veau chez les bouchers qu’à méditer sur la métaphysique. C’est que la métaphysique est promptement comprise, si l’on s’y met ; la métaphysique c’est ce que nous jurons de vouloir, comme liberté, égalité, fraternité ; il n’y faut que du courage. Au lieu que la physique des passions est très rusée ; et c’est par un mécanisme à soubresauts que nous arrivons à égorger nos frères au nom de la fraternité elle-même. Il faut voir clair dans cette boîte à surprises qu’est le cœur humain. Et la première chose à voir, c’est que le cœur humain est un cœur, c’est-à-dire un muscle irritable. Matérialisme. Les passionnés n’aiment pas le matérialisme ; ils aiment mieux croire à leurs belles raisons.

Les Allemands réclament de petits avions, seulement défensifs ; ils savent pourtant bien que c’est comme rien contre un vol de nuit. Et nous, nous formons des oiseaux plus puissants, d’après cette belle idée que la menace de vengeance empêchera l’attaque, alors que c’est justement le contraire. Et je citerai plus d’une fois encore ce mot d’un artilleur contre avions, qui, recevant l’avis que ses calculs de distance sont comme nuls par une faute énorme, s’écrie héroïquement : « Je tire quand même ! » En quoi il n’était guère plus ridicule que ceux qui faisalent tant de bruit contre les Gothas. En plein jour ils ne touchaient pas mieux. Ce qui n’empêche pas qu’un enfant de la guerre, et qui l’a très bien vue de son village, me racontait ces temps-ci l’histoire ou plutôt la légende d’un capitaine fameux qui ne tirait jamais que trois coups contre un avion : « Le premier coup était assez loin du but ; le second était bien meilleur ; au troisième coup l’avion tombait ». Sa main me montrait l’endroit même où ces choses merveilleuses se passèrent. Je sais que ce n’est pas vrai, mais je n’ai aucun moyen de le prouver. Du moins je sais pourquoi lui le croit vrai ; c’est que cela lui plaît ; c’est que le cœur est à l’aise quand on pense victoire et puissance, au lieu que penser défaite et impuissance c’est déjà mourir. Je dis mourir en ce sens que les passions tristes bouchent, pour dire bref, les conduits du foie et de la rate. Matérialisme. Et comment expliquerais-je autrement ces sauvages raisons, ces anthropophages raisons que je vois qu’on donne comme évidentes ? Si c’étaient vraiment des raisons, il faudrait désespérer de la raison.

Comment espérer raison ? Par la méthode matérialiste, qui se dit, dans une crise d’envie ou de déception : « Ce n’est que le foie. Il faut se coucher et boire de l’eau ». C’est ainsi que le médecin soigne la fièvre ; et le médecin est matérialiste. Seulement aux yeux du véritable matérialiste, ce qui importe c’est de savoir que la fièvre n’est que fièvre, et que la passion n’est aussi que fièvre. Savoir est le maître mot. Et savoir ce n’est pas s’abandonner au foie et à la rate, bien au contraire ; c’est gouverner ses pensées et d’abord croire qu’on peut les gouverner ; ce qui est croire aussi qu’on peut gouverner ses passions et finalement, ce qui est moins difficile, que l’on peut gouverner l’événement. C’est la morale du vrai pilote. En sorte que le spiritualiste pieux affirme que l’idée mène le monde, et aussitôt croit tout ce qui lui vient à l’esprit, et ainsi est mené comme un enfant par le soleil, le vent et la pluie ; au lieu que le matérialiste est le seul qui use comme il faut de son esprit, qui connaisse les pièges du monde où les esprits frivoles vont se pendre, et qui finalement avance le règne de l’esprit. Comme ce tournant est mal pris, à ce que je vois, par plus d’un penseur généreux, j’y mets un écriteau afin qu’il essaie son frein, le beau frein de l’esprit sur les pensées, le doute. Dors content, Voltaire, l’incrédulité n’est pas morte.