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Minerve ou De la sagesse/Chapitre LII

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Paul Hartmann (p. 178-181).

LII

L’AMOUR DE LA VÉRITÉ

Étant admis qu’il faut dire le vrai, il s’agit premièrement de saisir le vrai, de le chercher, de l’éprouver ; car on est bien loin de l’avoir toujours pur, et jamais on ne l’a tout. La règle de ne rien cacher devant les juges est évidemment de police. Dans le fait, il s’agit seulement pour le témoin de parler sans retenue de choses qu’il sait mal ; le juge se réserve d’en filtrer le vrai, s’il peut. Et sans doute le devoir du témoin est de s’ouvrir en toute simplicité, et selon ses premières impressions ; par exemple une parole mal entendue, il faudrait l’imiter le mieux possible, sans s’occuper du sens ; mais personne ne fait ainsi ; le meilleur témoin est celui qui laisse couler ses confidences, mêlant le fait, l’opinion, le vraisemblable, le probable. Vouloir qu’il dise le vrai, c’est lui demander plus qu’il ne peut ; car le vrai d’une action, en toute rigueur, et avec tous les tenants et rameaux, nul ne le sait jamais. Si l’on invoque ici l’amour du vrai tel qu’on le suppose dans le savant, on invoque mal. Un homme scrupuleux dira fort peu. Le devoir d’aider la justice parle assez fort ; mais la crainte de nuire sans le vouloir et par abondance de paroles est un sentiment très honorable ; et l’accusé est présumé innocent.

Il me semble que l’amour de la vérité doit toujours nous mettre en garde contre un certain genre de franchise qui est de premier mouvement. Il y a une forte raison de ne pas dire à un ami ce qu’on pense de lui dans le moment. Ce qu’on pense est-il vrai ? Est-il seulement vrai qu’on le pense ? Toute pensée veut examen. Qu’on l’ait vive, évidente, convaincante, ce n’est pas encore signe qu’on doit la dire, ni même qu’on puisse la dire. Aussi la franchise est presque toujours d’humeur, et bien rarement de réflexion. Il est proverbial que l’on regrette plutôt d’avoir parlé que de s’être tu. Toutes les grandes affaires veulent le secret. Un commerçant ne publie pas ses embarras ; ce serait enlever tout remède. Par les mêmes causes il faut que la diplomatie soit secrète, car les peuples sauteraient à chaque mot. Déclame qui voudra ; il est pourtant assez clair que l’état des conversations politiques est toujours bien loin d’exprimer la vérité d’une situation. Par exemple, la situation financière sur la planète n’est connue qu’imparfaitement des plus habiles ; ils n’ont guère à cacher que des erreurs. Sans compter que tout change d’un jour à l’autre. Dans le fait on parle trop.

Les choses humaines ne sont ni simples ni faciles. Souvent ce qui est incertain devient vrai par cela seul qu’on le dit ; ainsi une faillite ; ainsi la guerre. Au rebours la paix sera si on l’annonce. Il faudrait donc parler plutôt selon le bien que selon le vrai. Cet acteur parla bien, qui, sur une odeur de roussi qui déjà répandait la panique, assura au public qu’il n’y avait point de danger. En était-il sûr ? Celui qui annonce la paix n’est jamais sûr qu’elle sera. Celui qui annonce la guerre, non plus. Il faut donc chercher le meilleur, c’est-à-dire parler et agir de façon que le meilleur soit le vrai. Mais où est la limite du mensonge pieux ?

Spinoza dit que, dans les entretiens, il faut parler sobrement de la faiblesse humaine et de l’esclavage humain, et au contraire amplement de la puissance humaine et de la liberté humaine. L’un est-il donc plus vrai que l’autre ? Non ; mais il est meilleur que l’un soit vrai, et non pas l’autre. Prouvez à un ivrogne qu’il ne peut s’empêcher de boire ; cela ne risque que trop d’être vrai. Prouvez-lui qu’il peut s’empêcher de boire. Cela ne risque que trop d’être faux. On peut même dire que le meilleur a toujours trop de chances de n’être pas vrai. Mais je vois ici cette différence que le vrai de la passion ou du crime n’a pas besoin de nous ; il va de soi ; au lieu que le vrai de l’honnête et du juste a grand besoin de nous et ne sera vrai que si nous voulons qu’il le soit. Ainsi de la guerre et de la paix. Le vrai de la guerre va de soi : il n’y a qu’à laisser aller ; le vrai de la paix ne va pas de soi ; il faut vouloir la paix. Et qui alors est dans le vrai ? Platon mettait le bien au-dessus du vrai, et je vois pourquoi. Mais le bien c’est le vrai bien ; ainsi le vrai surnage toujours.

Il faudrait piocher hardiment et retourner le terrain trop foulé. Il n’y a rien de vrai dans les sciences si l’on nomme vrai ce qui est ; car ce qui est change et se dérobe. Le vrai vrai, si l’on peut dire, est cette revision de nos idées, que nous faisons selon l’esprit, en combinant le simple avec le simple, comme on voit en arithmétique et en géométrie, comme on pourrait voir même dans l’économique et la politique, si l’on s’appliquait plutôt à penser juste qu’à courir après l’événement. Mais là-dessus on ne croit guère Platon ; on se moque des pures idées ; on n’a pas égard à l’esprit ; on donnerait tous les théorèmes du monde pour un petit fait. Telle est l’ivresse des techniciens, et encore orgueilleuse. Toutefois, celui qui tient un peu de la vérité vraie, celle qui ne sera pas fausse le lendemain, sait bien aussi qu’il doit l’enseigner toute pure, comme il l’a, et ne jamais mentir là-dessus ni aux enfants, ni aux hommes, ni à lui-même.