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Minerve ou De la sagesse/Chapitre LIII

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Paul Hartmann (p. 182-185).

LIII

LA FATUITÉ RAISONNABLE

Lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est violent, on entend qu’il ne sait pas retenir ses actions ; par exemple un coup de pied ou un coup de bâton. Si l’on dit qu’il est nerveux, on exprime, il me semble, qu’il ne sait pas retenir les signes. Et les signes sont de deux sortes ; les uns sont des commencements d’action, comme grincer des dents, se mordre les lèvres, serrer les poings, frapper du pied ; les autres sont les effets physiologiques d’une émotion, comme pâleur et rougeur, sueur, larmes, tremblements, et choses de ce genre. Le nerveux se distingue du violent en ce que, bien loin de nuire aux autres, au contraire, il se découvre à eux plus que de raison, et se fatigue, et s’agite lui-même jusqu’à se rendre inférieur lorsque le moment d’agir est venu. L’inquiétude, l’agitation, une sorte de peur sans motifs caractérisent le nerveux.

Le pouvoir d’inhibition est ce qui s’oppose le plus directement à ces manifestations intempérantes ; et le principal de toute éducation consiste à fortifier ce pouvoir par l’exercice, car il est évident que celui qui ne peut retenir les signes est premièrement impoli, et surtout si les signes n’ont point de sens ; il est impoli de faire voir qu’on se moque, mais il l’est encore bien plus de rire sans aucune intention. Faute d’une discipline extérieure, il faut donc absolument s’apprendre à soi-même à garder l’immobilité des traits et l’immobilité des mains, des bras et des jambes, comme l’apprennent les militaires, sans en penser long. J’ai de bonnes raisons de croire que cette méthode directe vaut bien mieux qu’un effort sur les pensées. Par exemple, il est plus facile de s’imposer l’immobilité, ce qui endort les pensées et conduit au sommeil, que de calmer d’abord les pensées piquantes qui nous importunent comme des mouches ; car on peut dire que plus on pense aux pensées, plus on les agite. Au vrai, l’agitation n’est jamais dans les pensées, et se trouve toujours dans l’excitation nerveuse qui met en mouvement notre sang et nos gestes. Saigner vaut mieux que raisonner, et Stendhal dit très bien de son héros Fabrice : « La quantité de sang qu’il avait perdue l’avait débarrassé de la partie romanesque de son caractère ». Seulement ce calmant affaiblit, comme aussi l’opium ; et il s’agit de se posséder sans se diminuer.

Il sera bon de s’accoutumer à cette idée même que je viens de dire, et que les passionnés ne veulent point croire, c’est à savoir que l’alarme nerveuse ne dépend point des raisons, mais, qu’au contraire, les raisons de s’agiter ne font effet que par l’importun et incessant mouvement des signes. Par exemple le candidat s’épouvante du nombre des choses qu’il ignore, et finit même par croire qu’il a tout oublié ; pourtant je suis persuadé que le remède à cette alarme, à présent inutile et même nuisible, est de trouver un état équilibré du corps, soit dans l’action, soit dans le repos. Quelqu’un m’a fait remarquer, ce que tous auront occasion de vérifier avant huit jours, que si l’on se tient presque debout dans l’auto, comme si l’on se préparait à intervenir à chaque alerte, on se maintient dans une sorte de peur, qui vient de ce qu’on se prépare à agir sans d’ailleurs pouvoir agir. Maintenant, disposez-vous selon le repos, c’est-à-dire presque couché et tout à fait détendu, vous arriverez aussitôt à l’indifférence ; et il est clair que, dès que l’agitation ne peut servir, l’indifférence est le mieux. Et voilà pourquoi la politesse, qui est presque toute une indifférence apprise, a tant d’importance pour le succès et le bonheur. Non seulement elle dispose à plaire aux autres, mais elle nous dispose nous-mêmes selon le repos.

Je croirais assez que l’extrême fatigue qui accable souvent dans les grandes affaires vient principalement d’un défaut d’éducation. Le naïf s’irrite en écoutant un ennuyeux ; l’homme bien élevé n’écoute guère, et prend souvent occasion d’un discours confus pour prendre un peu de repos. Heureux donc les flegmatiques ; mais je pense que l’on doit se faire flegmatique si on ne l’est pas. Et un bon moyen à cette fin est de se donner un modèle parmi les gens qui ne permettent jamais à aucune chose de les intéresser malgré eux. Cette espèce est celle du fat, être ridicule, quelquefois odieux, mais dont le sage peut encore tirer quelque leçon ; car on remarquera bien vite que le fat a un immense avantage sur la plupart des hommes, et exerce sur eux une sorte de fascination, par ceci, qu’on ne sait jamais comment on pourrait éveiller seulement son attention. Ce qui vous permettra d’emprunter par imitation un peu de fatuité légitime, c’est-à-dire un certain pouvoir de vous mettre au-dessus de la sensation présente. De cette façon, celui qui essaie de mettre vos pensées en désordre, par quelque nouvelle ou proposition tout à fait imprévue, sera bien surpris de voir que vous savez ajourner l’imprévu, et ne vous en émouvoir que lorsque vous vous le permettez. Rien n’est plus important dans les négociations, et tout est négociation.