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Minerve ou De la sagesse/Chapitre LVII

La bibliothèque libre.
Paul Hartmann (p. 197-200).

LVII

LE MIRAGE DU PROGRÈS

Hardi ! Encore un coup, les gars ! Encore un ou deux petits massacres ! La route du progrès est longue et sinueuse. L’âge de pierre est loin derrière nous. Courage ! Si nous ne voyons pas la justice et la paix, nos petits-neveux les verront. Le jour viendra.

« Le jour viendra ; mais ne nous pressons pas », comme dit Polonius dans Liluli. Un autre Polonius, mais bien réel celui-là, n’a-t-il pas dit que la guerre serait quelque jour abolie, qu’il en était sûr, qu’il en répondait à dix mille ans près. Et qu’est-ce que dix mille ans ? J’entends très bien Autolycus, le coupeur de bourse de la comédie shakespearienne, se disant à lui-même pour se consoler : « Dix mille ans plus tard, j’aurais été honnête homme. À présent, je ne peux pas voir un de ces imbéciles mal gardés sans lui prendre ce qu’il a. Dix mille ans plus tard, une telle action me ferait horreur ». Il y a moquerie ou duperie dans l’idée de progrès. Mais comment expliquer cela, et d’abord à moi-même ? J’avance péniblement dans mon discours, pendant que Polonius fait du cent à l’heure ; en discours, naturellement.

Je ne vais pas nier une certaine suite dans l’histoire. Sans l’invention de la machine à vapeur, toute l’histoire était autre ; non seulement l’économie, mais les idées ; non seulement les idées, mais les mœurs. Quelqu’un s’amusait à dire que, sans Jeanne d’Arc, peut-être France et Angleterre n’auraient fait qu’une nation, ce qui nous aurait épargné bien des guerres. Les Soviets ne pouvaient pas s’équiper en un an ; il fallait remuer la terre, barrer des fleuves, fabriquer les moyens de fabriquer, former l’homme. Je regarde maintenant mes trois exemples. Celui de Jeanne d’Arc, je le mets hors jeu ; car il est évident que, sans l’entreprise de Jeanne d’Arc, la suite eût été autre. Mais qu’elle eût été meilleure, ou pire, c’est ce qu’on ne peut savoir. Toute pierre roulant sur la pente en fait rouler d’autres. De même le devenir humain se tasse selon la nécessité ; la faim, l’envie, la peur nous tirent toujours, et cela risque de faire toujours la même histoire, trahison, tyrannie, guerre et choses de ce genre. De même le tassement qui a résulté de la marmite de Papin n’a pas été tout bon. Une concentration des ateliers, une vie ouvrière tout autre, un genre de corruption jusque-là inconnu, et d’un autre côté une nouvelle manière d’exploiter. Aux filatures anglaises, les enfants furent d’abord vendus. Il fallut un effort des législateurs, et un effort des exploités, pour arriver seulement à empêcher les suites funestes d’une brillante invention. Le cinéma tue le théâtre. Le disque tue le concert. On a gagné, on a perdu. Tous ces changements ont deux aspects. Et on ne peut même point dire que ces inventions éclairent l’esprit. Tout dépend de l’usage qu’on en fera. Le cinéma n’instruit pas mieux que l’antique poulie. Et au contraire, si l’on a trop à comprendre, il se peut qu’on apprenne sans comprendre. Il se peut. Il n’est pas plus facile de faire un sage par le détecteur à galène que par les corps flottants. Toute invention nouvelle doit donc être prise comme une avalanche qui menace ; il s’agit de remonter la pente et de se sauver de l’avion comme de la légion romaine. Qu’il y ait eu abus de l’un et de l’autre, on ne peut le nier.

Par ces remarques, les Soviets se trouvent éclairés d’un certain côté. Je ne crois pas que l’état des sciences et des inventions les aident beaucoup à se délivrer de l’injustice. Le fait est qu’ils ne peuvent tenir, dans un monde qui voudrait les effacer de la terre, sans égaler au moins les peuples les mieux équipés et les mieux armés. Et cet effort, d’ailleurs admirable, a certainement fait dévier la révolution initiale. Faisons attention à ce mouvement qui obéit à la nécessité, qui est réellement une chute. La barbarie va leur revenir toute par là, telle qu’on la voit chez nous dès que quelque ingénu Gérin s’avise de résister à quelque raisonnable Pétain. Au reste, quels supplices des tyrans les plus fous égalent les tortures semées aveuglément par la précédente guerre ? Celle qu’on nous annonce sera pire. Et le pire de tout, c’est que nous entreprenons et organisons ces choses sans seulement penser que nous recommençons l’éternelle histoire. Je conseille de lire deux récits. Dans les Mémoires d’Outre-Tombe, Chateaubriand raconte, d’après les témoins, comment les prisonniers civils de Saint-Jean d’Acre, au nombre de deux mille, qui faisaient encombrement, furent emmenés à l’écart par un des corps de notre armée, et massacrés après qu’ils eurent creusé leurs tombes. Maintenant songez à ce qu’on fit des Russes du front de Champagne, qui, après la paix des Soviets, prétendaient ne plus se battre. On finit par les enfermer dans un camp, où on les bombarda. Je ne veux point déclamer là-dessus ; je remarque seulement que, dès que l’on cède sans précaution aux nécessités inférieures, on descend très bas. Et quand les Russes se trouveront à peu près au niveau de nos pacifiques guerriers, ils pourront se demander si c’était bien la peine d’égorger le tsarisme. Le progrès ne consiste donc pas à prendre seulement passage sur le bateau le plus moderne, et à s’y fier. Au contraire, il faut s’en défier autant que de la hache de Clovis, dont le coup s’achève par la pesanteur. Au lieu que la pesanteur ne nous aide jamais à pardonner, jamais à instruire, jamais à respecter. Chaque matin, il faut remonter l’homme, et vaincre la fatalité toute la journée, c’est-à-dire vaincre la peur, la colère, et la cruauté, fille de l’une et de l’autre. Ne rêvons pas d’une civilisation qui se ferait sans nous et se garderait sans nous.