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Minerve ou De la sagesse/Chapitre LVIII

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Paul Hartmann (p. 201-204).

LVIII

ÊTRE MAÎTRE DE SES PENSÉES

Il n’est pas facile de chasser de son esprit une déception, une humiliation, une inquiétude, un remords. Ces visiteurs ne sortent que pour rentrer aussitôt ; et vous pouvez remarquer qu’ils ne nous instruisent pas et qu’ils ne nous donnent aucun espoir ; ils répètent toujours la même chose. Leurs discours ressemblent à la mouche bourdonnante qui vient et revient se heurter à la vitre. Peut-être faut-il dire que ce que je pense malgré moi n’avance jamais à rien. L’intelligence dépendrait surtout de la volonté. Mais je n’espère pas éclairer directement cette idée, toujours réfutée depuis le temps où Descartes la proposait.

C’est déjà un grand art que de renvoyer les soucis au lendemain. Car il le faut, et d’urgence. Celui qui se laisse obséder arrive fatigué à l’heure de l’action. Aussi l’on voit souvent que les hommes d’entreprise se reposent aux jeux de hasard. C’est se donner d’instant en instant des affaires auxquelles on ne peut pas ne pas penser, et du reste promptement dénouées. Une mécanique en efface une autre. Et toutefois, dans le jeu, on reste libre de risquer ou non, ce qui fait contraste avec les soucis ordinaires. L’inconvénient de ce stupéfiant, comme des autres, est qu’il faut augmenter la dose pour obtenir l’effet désiré. Mais le pire, à ce que je crois, c’est qu’on fuit alors devant ses pensées, ce qui leur donne puissance.

Il faut donc s’exercer directement à penser comme l’on veut, à quoi l’on veut, quand on veut, en effaçant les pensées de traverse. C’est la même chose que de se mettre au travail sans se laisser détourner ; mais le travail a la puissante ressource de certains objets, une lettre, un compte, un plan. Au lieu que l’action que je vise maintenant s’exerce dans le vide de la pensée. On ne sait à quoi se prendre. Communément, quand nous avons quelque souci bourdonnant, nous ne savons qu’y penser pour n’y pas penser. Toutes les passions se roulent ainsi sur quelque épine, avec l’espoir de l’user. Il faudrait pouvoir éteindre les pensées importunes comme on éteint la lampe. C’est dormir à volonté, et c’est la grande force. Je crois que ce n’est pas impossible. Il s’agit de rompre cette pensée, de refuser de la former ; et si l’instant d’après on est revenu à la pensée douloureuse, il faut recommencer l’exorcisme ; il faut refuser encore de penser ; ceux qui essaieront plusieurs fois seront surpris par réflexion d’avoir réussi.

Toutefois la principale condition du succès, comme en toutes les actions, c’est de croire qu’on peut. Le problème du fatalisme occupe toutes nos avenues. Il n’est presque point d’homme qui ne pense dix fois par jour à un destin plus fort que lui. Et le plus proche fatalisme est celui qui nous livre sans défense à nos propres pensées. Toute arme est bonne. Mais ici je conseille premièrement la preuve par le fait. Il s’agit de s’habituer à penser volontairement. Tel est, je pense, le principal usage des mathématiques contemplatives, celles qui remontent à la preuve au lieu d’appliquer aveuglément la règle. Il est clair que, si je repasse en mon esprit le calcul d’un logarithme, ou bien les circonstances du binôme, je ne découvre rien de neuf et en ce sens je ne fais rien d’utile. Seulement j’ai remarqué que ces revisions, assez difficiles à suivre quand on ne s’aide pas de la plume, rétablissent aussitôt la santé de l’esprit, en faisant constater que l’on peut choisir ses pensées, et même s’intéresser volontairement aux plus ennuyeuses.

J’insiste sur cet usage de la preuve. Par exemple, quand vous multipliez par , vous appliquez la règle que moins par moins donne plus ; et vous avez raison, cette règle ne fait point doute. Si maintenant vous voulez reprendre votre esprit en main, il est bon au contraire que vous examiniez pourquoi est un résultat par excès ; pourquoi il en faudra retrancher et  ; mais aussi en quoi ce retranchement est excessif, et qu’il faudra ajouter , qui a été retranché en trop. Cet exemple m’a servi et me sert encore ; mais n’importe quelle preuve est bonne à revoir ; non que ce soit une revue de vérités ; c’est bien plutôt une revue et un essai de notre pouvoir.

Après que vous aurez fait cette épreuve contre la superstition fataliste, alors vous oserez refuser audience à une pensée, comme on refuse audience à quelqu’un. Il vous semblera que c’est plus difficile que de fermer votre porte, car votre pensée est en vous et elle y est toute entrée. Toutefois je découvre encore une superstition dans ces métaphores ; car une pensée ne vit point sans vous, et d’une vie à elle propre ; c’est vous qui la formez ; si vous refusez de la former elle se dissout, ou, mieux, elle reste dissoute dans le chaos élémentaire. De la même manière un rayon de lune sur un rideau ne fait point un fantôme ; c’est vous qui inventez et qui supposez ; vous n’êtes point trompé ; vous vous trompez. Seulement il faut encore de la réflexion et surtout de la résolution pour être assuré que nos pensées, comme nos spectres, sont notre œuvre.