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Minerve ou De la sagesse/Chapitre LX

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Paul Hartmann (p. 209-211).

LX

LES TRISTES JEUX DE L’INTELLIGENCE

Le brillant Délégué de l’Intelligence, qui revient de l’Europe Centrale, nous disait sur le ton badin : « Ces nouveaux peuples attendent l’occasion de se battre ». Ces propos plaisent parce qu’ils terminent la réflexion ; mais j’ai juré qu’ils ne me plairaient plus. Je lui dis : « Comment savez-vous cela ? Comment peut-on jamais savoir cela ? Les agités parlent beaucoup et les pacifiques ne disent rien. Sans compter qu’il y a loin des paroles à l’idée véritable ; et celui qui parle, surtout s’il est jeune, tombe toujours à ce qui est formulé d’avance, comme justement vous faites. Et la guerre est formulée, au lieu que la paix ne l’est point ». Là-dessus le maître des Fiches voulut me traîner dans son repaire. « J’ai, dit-il, sur ces questions et sur d’autres, tous les documents connus ; tous les journaux et toutes les brochures, tous les mémoires, toutes les discussions et toutes les statistiques, ou tout au moins le relevé de leur gisement avec le sommaire du contenu. J’ai le pétrole et le porc salé ; j’ai le chemin de fer et la turbine ; j’ai le tonnage, le change et les salaires ; j’ai l’état religieux et l’état moral ; j’ai l’armement et le désarmement ; j’ai la police, la conspiration, l’assassinat et l’alcool ; j’ai le syndicat et j’ai la coopérative ; j’ai la boulangerie, l’optique et le textile ; j’ai la statistique et la documentation ; j’ai même une pensée, c’est que la documentation est la documentation sur la documentation. » « Vous avez aussi, lui dis-je, une bonne place, et qui vous laisse du loisir pour penser si l’envie vous en prend. » « Mais non point, dit-il, d’après la documentation. Car le propre de la documentation est de vous amener, sur tout sujet, à ne plus savoir ce qu’on en doit penser. »

« C’est, dis-je, le remède à penser sans savoir que de savoir sans penser. Ainsi les choses humaines, par leur masse, nous invitent à juger et à choisir ; car, quand on tiendrait à jour le dossier de chaque homme, en cette nouvelle Europe, on ne saurait toujours pas mieux ce qu’il pense qu’il ne le sait lui-même ; ce n’est pas beaucoup. Et, par le refus du jugement, les forces mécaniques, qui sont l’inférieur, aussitôt nous reprennent. Il n’y a rien de plus facile que de tirer un coup de canon et mille. La guerre suivrait donc de la documentation. » « N’oubliez pas, dit-il, la mauvaise humeur, qui est le lot des véritables historiens, et qui, par un autre chemin, va aux mêmes effets. »

Tels sont les tristes jeux de l’intelligence, dès qu’elle médite sans percevoir. C’est pourquoi étudiez plutôt les formes d’une vieille église ; voilà un signe de l’homme qui n’est pas trompeur. Difficile à lire, j’en conviens ; mais restez en contemplation jusqu’à ce que l’intelligence errante soit ramenée. Car vous avez garde d’une partie de l’Europe qui est bien à vous, et qui tient dans les frontières de votre corps ; et vous la gardez mal. L’agitation, en ce petit monde, produit de minute en minute des milliers de documents irrécusables, qu’il faut pourtant effacer. Ainsi la paix est bien proche ; mais c’est toujours le beau qui l’annonce. J’ai aperçu, dans Hegel, ceci que la religion est une réflexion sur l’œuvre d’art, et la pensée, une réflexion sur la religion. L’humain est sur cette route, et se montre seulement à ce genre de voyageur. Tels sont les chemins du jugement. Et le remuant Tchéco-Slovaque est pris dans Montaigne et dans Montesquieu ; immobile alors, et sans grimace. Mieux encore dans le vrai poète, et selon le contour originaire auquel l’humain doit d’abord être ramené ; car la forme humaine n’a point fléchi sous les accidents. Ma foi, je vais traduire Homère ; ce sera mon voyage d’études et mon enquête.