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Minerve ou De la sagesse/Chapitre LIX

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Paul Hartmann (p. 205-208).

LIX

LES HUMANITÉS,
RÉGULATRICES DES PENSÉES

Celui qui ne pratique pas le grec et le latin est à mes yeux un esprit faible, je dirais imbécile, si le mot n’était souvent mal pris. Je ne veux point injurier personne. Il y a de l’imbécile en tout homme, et en large part. Un homme est imbécile en ce qu’il se laisse déformer par les causes extérieures. Imbécile, qui change ses pensées pour plaire. Imbécile, qui prend des opinions comme des manteaux de mode. Imbécile, qui aime malgré lui, c’est-à-dire qui ne sait pas se reprendre, et aimer volontairement ce qu’il allait aimer par contrainte. Volontairement, je veux dire selon le développement de ses puissances propres ; par contrainte, je veux dire en revêtant une forme étrangère. Imbécile, enfin, qui croit au lieu de penser. La foi n’est pas imbécile ; la crédulité est imbécile. Imbécile est un très beau mot, dit à soi-même ; et tout homme se le dit vingt fois par jour, soit qu’il frappe du marteau sur son doigt, et c’est très bien dit, soit qu’il donne attention à quelque niaiserie de belle apparence, et c’est encore mieux dit.

Vous pensez que je suis bien loin de mon sujet. C’est qu’il faut que je tourne et que je cerne ; car je ne puis donner de preuves à la rigueur, quand les difficultés de tous genres sont rassemblées. C’est quelque chose de donner là-dessus son sentiment ; il faut le donner. Aucun suffrage n’a de sens si l’on cherche à décider comme on croit que le nombre décidera. Je puis parier que ceux qui prennent parti contre grec et latin sont, presque tous, des hommes qui n’en ont rien tiré. Ceux qui, au contraire, en ont tiré et en tirent presque tout ce qu’ils valent, doivent parler fort ; et parler fort n’est pas la même chose que crier. Je dis que grec et latin sont des moyens de choix contre l’imbécile que chacun est à ses propres yeux vingt fois par jour. Je ne dis pas plus. Il y a de puissantes natures, harmonieuses aux hommes et aux choses, qui devineront, qui perceront, bien plus loin que moi, sans mon Homère, sans mon Horace, sans mon Tacite. Je les salue : mais je sens et je sais que s’ils étaient, encore en plus, nourris des anciens auteurs, ils iraient bien plus loin et pourraient davantage.

Comment l’expliquer ? Je veux proposer seulement deux remarques. La première est que les pensées contemporaines sont folles ; je les compare aux mouvements des fourmis après un coup de botte dans la fourmilière. L’expérience que nous en faisons tous les jours serait effrayante, si nous n’avions notre refuge en des pensées qui ont traversé cette épreuve et sont demeurées vivantes sur la ruine des autres. Cela revient à dire avec Comte que la société n’est pas coopération, mais commémoration. Ainsi celui qui commémore, en quelque sorte, la commémoration, célébrant à nouveau ce qui a été célébré, reprend élan dans le sens de l’histoire, et a toutes chances de rejoindre les mouvements de masses, si obscurs. Or, à regarder, même sommairement, comment ont couru les générations dans notre pointe d’Europe, on admettra aisément qu’elles ont couru grec, et qu’elles ont couru latin. Le latin est plus politique ; le grec est plus anarchique. Il a fallu les deux pour faire cet esprit contemporain qui m’est si bien caché par le bavardage contemporain. Donc, quand je lis Homère, c’est une manière de rejoindre les camarades.

Maintenant, si je lis Shakespeare, où est la différence ? Si je lis Dante, où est la différence ? Sans nier les immenses ressources des littératures germanique, anglaise, espagnole, italienne ou russe, je veux dire seulement la différence. La différence, c’est que ce bavardage mort-né qui recouvre chaque jour nos esprits, et nous fait déraisonner chaque matin selon une mode qui change plus vite que les chapeaux, c’est que ce bavardage est français, allemand, anglais, italien, espagnol ou russe, et conduit, comme il est inévitable, par ceux qui ont appris quelque grimace étrangère, ou toutes. Et, comme il n’y a guère de héros qui ait voulu apprendre toutes ces langues par grammaire et poésie, quand il est si vite fait de les apprendre par grimace, je crois, et souvent je vois, que les grands auteurs étrangers grimacent encore à travers leurs interprètes, auxquels il ne manque que la casquette. Et bref, savoir une langue étrangère et vivante, c’est premièrement et toujours imiter, prendre forme d’après le voisin, et plier son corps à d’autres sottises que la nôtre, qui suffit bien. Mais reculez un peu, refusez le français que les interprètes à casquette nous lancent en douche tous les matins ; allez chercher le français à la charrue de Picardie ou de Touraine ; il vous paraîtra que la sottise du jour n’y est point. Une autre sottise d’ancien temps ? Peut-être. Mais celle-là je la sens durable et fructueuse. Reculez encore. Mieux dans Descartes, mieux dans Montaigne, mieux dans Rabelais. D’où vous viendrez à estimer encore plus ces immobiles paroles à toujours, grecques, romaines ; instruments et monuments qui n’ont point de part à l’absurde rumeur quotidienne. Alors, du moins, la position de la langue sur l’alvéole et contre le palais n’est pas la première précaution pour bien penser.