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Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXIV

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Paul Hartmann (p. 223-225).

LXIV

LA PRIÈRE

Oui, sans doute, il faut prier ; et bien certainement les hommes ne prient pas assez souvent, et ne savent pas bien prier. Mais qu’est-ce que prier ? Vais-je chercher dans mes mobiles pensées, quand il s’agit de fixer et d’apaiser mes mobiles pensées ? Bien plutôt je veux considérer le corps humain dont la forme est comme une règle de nature, qui nous tient étroitement.

Dans une éruption volcanique, dans un naufrage, dans une longue chute du haut des airs, supposez que je sois un puissant masseur ou chirurgien, connaissant bien ce qui peut rompre le corps humain ou l’offenser et que je puisse modeler, pétrir, ramener enfin à la meilleure forme ces hommes qui fuient, qui menacent, qui grimacent, qui font tant d’inutiles mouvements et même souvent nuisibles ; comment les disposerais-je pour le malheur ? Ou bien dans quelque choc de véhicules, au moment où la ferraille est tordue autour d’eux, où ils sont roulés, projetés, lancés en l’air, heurtés, froissés, peut-être déchirés ; dans ce moment, moi le modeleur, comment les disposerais-je ? Ou bien encore lorsqu’ils vont nuire aux autres et à eux-mêmes par leur propre violence, qu’ils se roulent, se lancent, s’enchaînent et se déchaînent ? Ou bien quand ces redoutables mouvements, comme comprimés par d’invisibles liens, ne sont connus qu’au mouvement des yeux et des sourcils, à la voix étranglée, à la respiration coupée, à des discours précipités et incohérents, que vais-je faire d’eux ?

Le danger extérieur est ce qui m’éclaire le mieux, car la forme et la situation, alors, ne mentent point. Cet homme qui tombe parmi de dangereux débris, je le rassemble sur lui-même ; je le mets en boule, comme il était dans le sein maternel, voulant faire tenir tout son volume sous la plus petite surface. Donc les genoux pliés et la tête vers les genoux, c’est ainsi que je le dispose pour le malheur. Non point tendu et menaçant comme un arc ; au contraire en repos et résignation. Oui, même dans une chute, c’est encore le mieux, si, devenu chose, il se laisse rouler comme une chose. Mais ce n’est rien de consentir si la forme d’abord ne consent. J’ai admiré une fois la ruse naïve d’un soldat, qui, sur le point de se mettre en colère, savait dire : « Je suis tout petit », et faire comme il disait, c’est-à-dire former un petit tas par terre. Et si quelquefois il vous arrive d’avoir peur à quelque tournant de route, quand vous ne tenez pas le volant, observez que toute votre peur vient de ce que vous sautez au volant sans pouvoir, ou plutôt de ce que vous sautez en vous-même, par ce mouvement excité et retenu ; et c’est ce même sursaut, comprimant votre poitrine comme un soufflet, qui vous fait quelquefois pousser un cri. Dans ce cas, et puisque vous ne voulez ni ne pouvez agir, disposez-vous selon la gymnastique, comme un corps qui obéit, comme un corps qui va tomber, et qui est répandu déjà sur les coussins. Vous admirerez comment, ayant supprimé ce cri, qui est une sorte d’opinion, vous supprimerez en même temps toute espèce d’opinion. En tout cas, revenant par la forme à votre première enfance, vous retrouverez la paix de la première enfance. Vous vous confiez ; vous flottez un moment dans ce grand univers, vous vous laissez porter. Ce court moment est ce qui sauve le coureur, le boxeur, le pianiste, le gymnaste ; c’est de là qu’il se réveille pour l’action libre et déliée. Après cela, quand vous savez vous détendre et consentir à vous, ne cherchez point quelles pensées vous devez avoir en cette respiration de nature ; elles viendront d’elles-mêmes, et ce seront, je le parie, des pensées d’enfance, légères et aimées.