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Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXV

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Paul Hartmann (p. 226-229).

LXV

LE FAIT ET LE DROIT

Le droit est ce qui est reconnu comme droit. Reconnu, c’est-à-dire approuvé ou prononcé par un pouvoir arbitral, et toutes portes ouvertes. Faute de quoi il n’y a jamais qu’un état de fait, devant lequel le droit reste suspendu. Posséder une montre, l’avoir dans sa poche, y trouver l’heure, ce n’est qu’un état de fait. Avoir droit de propriété sur la montre, c’est tout à fait autre chose ; revendiquer ce droit c’est s’adresser à l’arbitre dans un débat public ; c’est plaider et tenter de persuader. Le fait que le voleur possède la montre ne décide nullement de la propriété. Pareillement pour une maison. L’occuper, faire acte de possesseur, ce n’est nullement fonder un droit. On sait qu’il y a présomption de droit si j’occupe trente ans sans opposition ; mais cela même doit être décidé par arbitre et publiquement. Tant que le droit n’est pas dit de cette manière solennelle et impartiale, il n’y a jamais que possession, c’est-à-dire simple fait.

Exposer ces notions c’est rappeler le sens des mots ; avoir ces notions présentes, c’est simplement savoir ce qu’on dit. Cela est bien ancien, et de sens commun. Nul ne plaidera jamais qu’il est propriétaire d’une montre attendu qu’il l’a prise à quelqu’un de plus faible. Ce qui est nouveau, c’est que les hommes essaient présentement de transférer la notion de droit dans une société des nations. Ici encore il faudra un tribunal arbitral et une opinion publique. Le tribunal seul est capable de transformer le fait en droit ; il réalise cette transformation par un jugement public, et il n’y a point d’autre moyen. Mais aussi ce moyen étant mis en œuvre, il ne manque plus rien au droit. Le droit est dit, le droit est reconnu. Si le fait ne s’y conforme pas, le fait n’a aucun pouvoir de droit. C’est encore le tribunal arbitral qui jugera si un fait de cinquante ou cent ans d’âge sera transformé en droit et proclamé tel. Le bon sens a ici une maxime, qui dit que nul n’est juge en sa propre cause.

Beaucoup estiment que le tribunal arbitral doit être en outre muni de pouvoir d’exécution, et, comme on dit, de gendarmes. Mais un tel pouvoir n’est point dans la notion de droit. Quand un tribunal arbitral, soit le juge civil, avec tous les recours, a prononcé, le droit est dit et reconnu. Il n’y manque rien. Il se peut qu’on ne puisse point transformer le droit en fait, par exemple si le débiteur est mort sans laisser un sou. Mais le tribunal n’en a pas moins dit le droit. Et la chose due ou volée, si jamais on la retrouve, on saura à qui elle appartient en droit même si ce légitime propriétaire, étant mort lui aussi, ne peut être mis en possession. Au reste il suffit qu’un voleur coure pour garder en sa possession la chose volée ; elle n’en est pas moins dite volée ; et on peut avertir par mille moyens ceux qui seraient tentés de l’acheter, que celui qui la possède n’a pas le droit de la vendre. Ainsi le droit peut n’être jamais réalisé dans le fait sans cesser d’être un droit.

Aussi appelle-t-on droit, dans tous les pays, un système de formes et de précautions, à la fois d’usage et de bon sens, selon lesquelles un droit doit être dit et proclamé si l’on veut qu’il ait valeur de droit. Le fait peut être hors de l’action des pouvoirs, par exemple une fortune au fond de la mer ; cela n’empêche pas qu’on puisse dire, selon les formes du droit, à qui elle appartient légitimement.

Le conflit se trouve donc entre ceux qui souhaitent un règne du droit entre les nations, et ceux qui repoussent le droit et prétendent se borner au fait. La vieille et agréable coutume de juger en sa propre cause n’est pas encore oubliée des souverains. Aussi les voit-on naïvement tantôt se rallier au tribunal, s’il leur donne raison, tantôt récuser le tribunal, s’ils le soupçonnent seulement de pouvoir leur donner tort. C’est tantôt choisir le droit et la vie selon le droit, tantôt refuser tout droit et revenir à l’exercice de la force nue. Il est seulement plus difficile qu’autrefois de déguiser la force en droit. Pourquoi ? Parce que le tribunal arbitral existe.

Là-dessus on dit : « Oui, des représentants de petites nations, cela ne compte pas ». De tels juges n’en sont que plus évidemment impartiaux.

Ce qui brouille les notions, c’est qu’on aperçoit que de tels juges n’ont point de force, et qu’on essaie de les mépriser. Mais dire le droit cela ne suppose pas qu’on ait la force de réaliser le droit. Cet autre problème est réservé, et peut-être vaut-il mieux qu’il le soit. On comprendra mieux que l’essentielle fonction du juge est de dire le droit. « Et qu’en résultera-t-il ? » demandez-vous. Simplement que l’on saura s’il faut dire droit ou fait, et que chacun saura redresser ses propres discours, s’il le veut. Cela revient à dire que le tribunal des nations n’a qu’un pouvoir moral. Et ceux qui disent que c’est peu ne connaissent pas l’homme. Car les usurpateurs ne cessent jamais de plaider et d’argumenter. Je cherche seulement à rédiger un article de dictionnaire qui permette de décrire correctement les conflits actuels. D’abord savoir ce qu’on dit.