Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXVII

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Paul Hartmann (p. 233-235).

LXVII

UN GENRE DE PAIX

Il est bien aisé de laisser Dieu dans un nuage, et c’est ce que la raison conseille ; d’où on arrivera sans peine à enseigner tout d’après l’entendement le plus rigoureux, sans offenser jamais aucune religion. De leur côté les religions se plient assez et trop aux mœurs et aux nécessités, comme on l’a vu. Et les commandements de Dieu n’ont point empêché que la guerre fût prêchée. La conciliation se fait donc. Mais je n’aime point trop la conciliation. J’aimerais mieux mettre au clair quelque conflit d’idées, qui m’expliquerait le conflit de fait. Je lisais qu’un vieil Alsacien, quoique la neutralité, comme on dit, fût promise, tenait pourtant ferme sur ceci que la morale devait être enseignée par le prêtre. Regardons ici. Cherchons l’attitude naturelle et le sentiment profond.

L’idée de Dieu termine un système par le haut ; c’est le système des pouvoirs. Par exemple le droit divin d’après lequel Louis XIV gouvernait résulte évidemment de la toute-puissance de Dieu. Car un pouvoir établi, surtout ancien, fait partie de cette lourde existence totale qui nous tient tous, et qui est providentielle. Il faut donc adorer aussi le roi, sous cette réserve que le roi, à son tour, doit compte au roi des rois. Remarquez que le roi le plus puissant et le plus solidement établi fut aussi le plus soucieux peut-être de son salut. Il croyait et on croyait en lui. Il respectait et on le respectait. Je retrouve ce rapport ascendant et descendant en tous les pouvoirs forts. Le colonel veut obéissance de bon cœur, et obéit lui-même de bon cœur. D’après cette vue, tout homme amoureux du pouvoir à l’ancienne mode inclinerait à servir Dieu. Ce système se tient, d’après l’antique idée du jugement de Dieu, qui revient à dire que le plus fort, surtout dans les rencontres où il ny a point d’ambiguïté concernant la force, par exemple si Lohengrin a le pied sur la gorge de Frédéric, que le plus fort est réellement le ministre de Dieu. D’où l’acclamation et l’obéissance heureuse ; d’où la force et la justice sont ensemble, comme dit Pascal ; d’où la paix.

Un genre de paix. Je ne vois pas que les hommes de notre temps soient disposés à adorer cette paix-là. Car nous voyons force dans la victoire, et seulement force. Et si vingt canons cèdent à cent canons, cela nous paraît du même ordre qu’une pierre qui tombe. Et cette pensée est sans doute le fond de l’incrédulité. Il faudrait penser et dire, au contraire que si les vingt canons n’ont point reçu ce secours du ciel qui peut tout, c’est que la victoire des cent canons doit être tenue pour juste, en dépit de nos faibles et courtes idées sur le droit et sur le mérite. Mais qui pense ainsi ? Le plus colonel des colonels pense-t-il ainsi ? Toujours est-il que l’homme moyen de ce temps ne pense pas ainsi, ce qui s’accorde avec un profond refus d’obéir aux puissances établies, avec une volonté obstinée de n’obéir qu’à des puissances contrôlées et jugées. Telle est la scandaleuse idée que fait voir notre morale. Ce qui est n’est point respectable ; ce qui est, c’est pierre qui roule. Il faut s’en arranger, mais sans peur aucune, et vaincre nécessité par industrie, comme fait le maçon ; ce qui, de pouvoir en pouvoir, et en remontant, conduit selon une logique exacte, à ne point du tout vénérer la totale puissance, si évidemment supérieure à nos faibles forces. Et cet esprit d’audace et de résolution pourrait bien apparaître comme l’esprit du mal à l’homme qui cherche pouvoir et respect ensemble, au-dessus de lui, en lui-même et au-dessous.