Aller au contenu

Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXVI

La bibliothèque libre.
Paul Hartmann (p. 230-232).

LXVI

L’IDÉE ET LE FAIT

Il y a l’essence ; il y a l’existence ; ou bien, si ces vieux mots rebutent, il y a vérité selon l’esprit et vérité selon la chose ; on peut dire aussi idéal et réel, mais à la condition de dessiner l’idéal très précisément, à la manière du géomètre. D’aucune façon il n’est permis de confondre les deux. On confond les deux si l’on prend le monde pour un système raisonnable qui vérifiera nos idées. On confond les deux si, au contraire, on se moque de géométrie et de justice, et si l’on pose qu’il n’y a au monde que de l’inhumain, c’est-à-dire des forces qui sont comme elles sont, sans autre mal que faiblesse, sans autre bien que victoire. La première confusion est idéalisme ou utopie, l’autre est matérialisme ou réalisme. Est-ce seulement opposition entre ce qu’on voudrait et ce qui est ? Non, ce n’est pas assez dire, et il ne s’agit pas seulement de pieux souhaits, vainement formés. L’opposition est entre ce que l’on pense et ce qui est.

La géométrie le fait voir ; car la géométrie n’a rien à craindre d’aucune expérience. Le cercle est le cercle, et les choses qui ne sont pas rondes exactement n’ont rien à dire contre le cercle ; je pense les rayons égaux, et une suite de vérités à partir de là. Mais il est fou de chercher des choses parfaitement rondes, comme les anciens crurent que les astres décrivaient des cercles parfaits ; il fallut en rabattre, comme il faut rabattre de l’ellipse. À bien regarder, les cercles des astronomes servirent à mesurer de combien les planètes s’écartaient du cercle ; et l’ellipse sert maintenant à mesurer de combien les planètes s’écartent de l’ellipse. Avant le géomètre, le monde n’était même pas irrégulier ; il était tout comme un rêve.

Je ne pense pas que la justice soit si différente du cercle, de l’ellipse, et des vérités de ce genre. Car il est vrai qu’il y a une justice, et chacun la reconnaîtra en ces deux frères partageant l’héritage. L’un d’eux dit à l’autre : « Tu fais les parts, et moi je choisirai le premier ; ou bien je fais les parts, et tu choisis ». Il n’y a rien à dire contre ce procédé ingénieux, si ce n’est que les parts ne seront jamais égales, et qu’elles devraient l’être ; et on trouvera aussi à dire que les deux frères ne seront jamais égaux, mais qu’ils devraient l’être. L’utopie cherche l’égalité des hommes et l’égalité des parts ; choses qui ne sont pas plus dans la nature que n’y est le cercle. Mais l’utopiste sait très bien ce qu’il voudrait ; et j’ajoute que si on ne veut pas cela, sous le nom de justice, on ne veut plus rien du tout, parce qu’on ne pense plus rien du tout. Par exemple un contrat injuste n’est pas du tout un contrat. Un homme rusé s’est assuré qu’un champ galeux recouvre du kaolin ; il acquiert ce champ contre un bon pré ; ce n’est pas un échange. Il y a inégalité flagrante entre les choses ; inégalité aussi entre les hommes, car l’un des deux ignore ce qui importe, et l’autre le sait. Je cite ce contrat, qui n’est pas un contrat, parce qu’il est de ceux qu’un juge réforme. Mais comment le réforme-t-il, sinon en le comparant à un modèle de contrat, qui est dans son esprit, et dans l’esprit de tous ? Est-ce que l’idée ne sert pas, alors, à mesurer de combien l’événement s’en écarte ? Comme un cercle imparfait n’est tel que par le cercle parfait, ainsi le contrat imparfait n’est tel que par le contrat parfait.

On peut ne rien penser du tout, et taper à tour de bras ; mais alors on est seul, et on ne va pas loin ; si l’on forme seulement une troupe de deux, il faut une sorte de contrat, et la justice revient ; non pas parfaite, mais cherchant sa forme parfaite : « Ce que je fais pour toi, tu le fais pour moi » ; ce n’est pas parfait, car la même action ne se retrouve jamais ; tout change, tout est différent, tout est inégal ; mais qu’est-ce que cela prouve contre le cercle, ou contre la justice ? Les planètes n’ont point faussé le cercle des géomètres. Les voleurs n’ont point faussé la justice. L’innocent condamné, c’est plus absurde encore qu’irritant, c’est irritant parce que c’est absurde ; car l’innocent n’a rien à voir dans l’affaire ; il y est à la place d’un autre ; cette condamnation ne peut être pensée. C’est qu’on la compare à son idée. Ainsi il y a deux ordres. L’idéologue est celui qui n’en voit qu’un ; et l’homme de jugement rassemble les deux ; respect à l’un, attention à l’autre, ensemble dans le regard.