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Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXXIII

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Paul Hartmann (p. 251-253).

LXXIII

LA CHANCE

Le commun langage offre des nuances admirables. Lorsqu’on dit d’un homme qu’il a du bonheur, on n’entend pas qu’il est heureux parce qu’il réussit, mais plutôt qu’il réussit parce qu’il est heureux. Cet autre nom de la chance éclaire comme il faut une idée qui nous occupe tous, et que nous n’arrivons pas aisément à débrouiller. La chance, dans les jeux de hasard, est une notion absurde, par cette remarque décisive que le coup suivant ne dépend pas du précédent. Mais aussi l’idée de chance, ou de bonheur, n’est point naturelle dans les jeux de hasard ; elle y est transportée de la vie même, et des affaires réelles, dans lesquelles elle se montre toujours ; seulement, comme nous aimons à croire que nos bonheurs, et surtout nos malheurs, viennent de rencontre, c’est pour cela que nous croyons interroger le sort dans les jeux de pure rencontre.

Revenons à ce merveilleux langage, où toute sagesse est enfermée. Notre chance, c’est notre bonheur. Ce qui fait les suites favorables, dans les affaires réelles, c’est premièrement un visage qui porte la confiance, et qui la jette aux yeux. La vérité des présages se trouve toute rassemblée dans cette contagion d’homme à homme, dont les effets semblent merveilleux, parce que nous ne comptons jamais la confiance pour ce qu’elle vaut. Pour fendre une bûche, il faut premièrement croire qu’on la fendra. Le moindre doute arrête le coup. Cela ne veut pas dire que la confiance suffit à tout ; il y a des nœuds plus forts que nous. Mais dans les choses faisables, et juste mesurées à notre puissance, il est clair que l’idée que nous n’allons pas réussir nous rend inférieurs. Et, dans l’exemple du coup de hache, on comprend très bien pourquoi. C’est que l’imagination n’est point une puissance d’esprit seulement ; elle est dans nos muscles ; elle consiste dans une esquisse de mouvement, dans un geste, dans une attitude. Or imaginer que le coup ne passera pas, c’est la même chose que l’arrêter. Il est vrai, physiologiquement vrai, dans cet exemple, que celui qui n’a pas confiance ne se bat pas avec toutes ses forces. Parce qu’il n’est pas heureux en espoir, il ne sera pas heureux dans le fait.

Nos coups de hache, dans les affaires humaines, sont étrangement compliqués ; nous coopérons ; nos succès dépendent de tous ceux qui travaillent avec nous. Et tous ces efforts, d’organisation, de publicité, d’économie, de simplification, de concordance, sont régis par la loi du bonheur. La confiance se communique, et la défiance aussi ; d’innombrables coups de hache, si l’on peut dire, petits et grands, sont donnés à toute force sous l’idée que l’on va réussir, ou au contraire arrêtés et comme niés par l’idée qu’ils ne fendront pas la bûche. Une entreprise, et même très bien conçue, peut périr par la tristesse. Chacun peut observer, dans les grands magasins, de ces jours où les vendeurs portent sur le visage cette étrange annonce : « Aujourd’hui nous ne vendrons rien ». Ces prédictions muettes sont toujours vérifiées ; le petit bonheur d’acheter, bonheur en espoir, se trouve gelé dans ce rigoureux climat. L’ennui décolore tout.

Peu d’hommes suivent jusqu’au détail ces causes si simples ; mais chacun voit les effets, et apprend à les prévoir d’après l’annonce du visage humain. Aussi dites seulement : « Ce choix n’est pas heureux », tout le monde comprendra. Cette étonnante métaphore veut dire que celui qui a été choisi ne porte pas les signes du bonheur, et aussi que celui qui a choisi n’était pas content de lui-même ; et toute cette humeur mêlée et échangée fait des affaires bouchées, sans jour et sans passage. Avez-vous bien pensé, au contraire, à ces combinaisons impossibles que certains hommes conduisent presque jusqu’au succès, seulement par cet espoir qu’ils ont et qu’ils communiquent ? On dira là-dessus que la raison rend triste, par tout prévoir. Raison courte, alors. Car c’est encore raison de comprendre ce que peut une atmosphère de confiance et de bonheur, et de l’inscrire à l’actif. Et si l’on instituait, dans une grande entreprise, un bureau de bonne humeur, chargé d’entretenir le ton, les regards et les sourires, cela ne me semblerait pas plus ridicule qu’une surveillance organisée contre les voleurs.