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Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXXIV

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Paul Hartmann (p. 254-257).

LXXIV

ADAPTATION

L’insolation n’existe plus chez nous ; c’est toujours autant de gagné. Le même homme qui, par dessus un large chapeau, étalait encore une ombrelle, a livré son crâne aux feux du soleil, multipliés par la réverbération des roches et du sable ; d’où son crâne a mûri comme un marron d’Inde. D’autres ont rôti à bonheur leurs visages, leurs bras, leurs jambes. Tous contents, car c’était un jeu. Il semble que, sous le signe du jeu, l’homme forme une surface inviolable, sur quoi tout rebondit, comme le coup de poing rebondit sur le boxeur, pourvu que son imagination soit bien préparée.

Imagination, ce n’est pas peu ; et nous ne le croirons jamais assez. Imagination bien disposée, c’est défense aisée, c’est adaptation des muscles de surface et de tout l’intérieur ; c’est un régime élastique et actif, qui va au-devant du coup, qui s’apprête à en tirer profit. Toutefois, notre industrie ici ne va pas loin ; nous ne savons pas nous ranger en ordre de lutte et de victoire ; le détail de nos fibres, de nos canaux, de notre humeur ne nous est point connu. Nous ne savons pas tirer sur nos muscles comme sur des cordages et régler les voiles sur le vent, comme un navire ; mais nous recevons un grand signe, et non trompeur, qui nous annonce que tout va bien ; c’est la joie. Ce ton de bonheur, cette assurance de vie se prennent par les signes et par l’imitation des signes. Et voici toute la différence ; au lieu de me cacher et de fuir devant le soleil, je bombe le torse comme un boxeur et je lui dis : « Frappe ». Au vrai, ce n’est pas si simple. Cette sorte d’attaque contre l’attaque consiste sans doute en une activité redoublée de milliers de cellules, soutenues et nourries à point par toute la mécanique du corps. Sans raideur, sans étranglement, sans crainte aucune. Ne voit-on pas que les gymnastes apprennent à tomber ? Et c’est aussi toute la différence de celui qui a peur de l’eau froide et en vérité est déjà malade avant d’y risquer seulement un pied, à cet athlète du bain qui se jette au froid et l’attaque le premier. Au reste, frappez du poing sur une noix ; si vous avez peur, c’est la noix qui vaincra.

Mais voici qu’il tombe d’autres flèches, inépuisable pluie, musique sur les toits, ruisseaux. Musique. C’est déjà beaucoup d’entendre cette liquide musique, grand murmure et notes rondes, soudain, comme des perles. C’est prendre en joie la chose. Comment ne pas penser aussi à ces prairies brûlées et à cette soif de la terre ? Du lait, me disais-je, c’est du lait qui tombe. Je ne sais pas du tout comment je me dois disposer pour me mettre en toit, et tout mon être à l’abri de lui-même. Mais, par la joie, je sens que je rejette cette pluie, que je maintiens mon être en cet écoulement. Comme au rebours je sens très bien qu’impatience, tristesse, crainte du long hiver sont comme un espoir de malheur et déjà un mauvais frisson avant le froid. Je me mets en place pour souffrir. Je fuis. Comme Socrate remarquait, ce n’est pas une bonne manœuvre de guerre que montrer le dos. Et cette respiration raccourcie, cette fuite du sang, ce gel anticipé des muscles, n’est-ce pas rhume par persuasion ? Le soldat a supporté la pluie et les vêtements mouillés, jusqu’à s’étonner lui-même. C’est qu’il craignait d’autres maux. Et, pour la maladie, quelquefois il l’espérait, il donnait cette permission à son courage. Aussi, il se trouvait disposé le mieux contre pluie et froid. Le Besoukhov de Tolstoï s’en va répétant : « Tombe, bonne pluie, mouille-moi bien ». Ami des choses, et confiant en ce monde. Tel est le vrai de la prière.

LXXV

LIBERTÉ N’EST QU’UNE IDÉE

La liberté n’est qu’une idée, de même que l’égalité n’est qu’une idée. Je veux dire que l’égalité n’est pas un fait, comme on peut le comprendre au premier examen ; il faut la vouloir ; et à cela se ramènent tous les devoirs envers le semblable. Mais le problème de la liberté est plus intime ; il ne concerne que moi. Il commande aussi tous les autres problèmes. Car si je ne me juge pas libre de vouloir l’égalité, il n’y aura jamais d’égalité. Il s’agit donc, sous le mot de liberté, d’un parti à prendre avec moi-même. Ici les arguments sont extrêmement faibles. C’est qu’il ne s’agit point de rechercher si je suis libre ou non, comme on recherche si j’ai une maladie ou non. Il y a un parti à prendre, et c’est le parti des partis. Je demande qu’on se familiarise avec un genre d’obscurité ; ce qu’il y a de sûr, c’est que les niaiseries de la grande mécanique ne suffisent pas.

Je considère maintenant la paresse scolaire, problème bien petit, mais bien proche. On peut soigner un paresseux comme on soigne un tuberculeux ; ce sont des cas extrêmes ; et nous nommerons avec raison arriéré celui dont l’activité intellectuelle est subordonnée aux soins du médecin.