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Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXXXV

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Paul Hartmann (p. 289-291).

LXXXV

SOCRATE

La libre pensée est invincible ; l’exemple de Socrate le prouve assez. On n’a pu que le tuer. Que voulez-vous faire d’un homme qui annonce premièrement qu’il ne sait rien, et qu’il sait qu’il ne sait rien ? Que faire d’un homme qui se trouve autant qu’il peut où l’on enseigne, et qui interroge, et qui passe les réponses au crible, sans jamais être satisfait ? Vous lui direz qu’il a l’esprit lent ; il répondra qu’il ne le sait que trop. Vous lui direz qu’il voit des difficultés où personne n’en voit. « C’est tant mieux, dira-t-il, pour ceux qui comprennent si vite. Mais est-ce une raison pour que moi je me rende avant d’avoir compris ? »

Là-dessus quelque grand sophiste, ce qui veut dire orateur, juriste, savant, lui fera remontrance. « Qui donc es-tu, dira-t-il, pour te mêler à des discussions sur le droit, la justice, le bonheur, auxquelles tu te montres si peu préparé ? Ainsi un chétif esprit comme le tien ose se mettre en balance avec des doctrines formées par des siècles d’hommes éminents ? Tu veux juger de Dieu, de ce qu’il permet et défend, des mystères, des sacrifices, de la vertu, et choses semblables, quand tu te reconnais toi-même pour un homme tout à fait ignorant ! Et tu prétends disputer contre des maîtres très illustres, comme si ton petit jugement devait régler l’ordre des cités et la conduite des citoyens. À l’école ! Socrate, à l’école ! »

Ce discours a été fait bien des fois depuis ; et souvent le simple citoyen rentre dans sa coquille, et laisse dire qu’il approuve. Mais il pourrait bien, à la manière de Socrate, répondre à peu près ceci : « Rien ne m’oblige à penser promptement et brillamment. Mon esprit est sans doute lent et engourdi. Néanmoins, tel qu’il est, j’ai charge de lui et de lui seulement. Je sens bien que c’est la chose en moi qui me fait homme. Je ne dois point trahir mon esprit ; je dois même l’honorer. Mais je l’honorerais très mal, et même je le trahirais, il me semble, si je disais que je comprends ce que je ne comprends pas, et que j’admets ce qui me semble faux ou incertain. Mon devoir envers mon propre esprit, c’est de voir clair dans mes jugements, et, si je n’y vois point clair, de douter. Il n’y a point de honte à douter si l’on ne peut mieux ; et vous-mêmes, vous êtes bien loin de savoir tout. Mais il y aurait honte, au contraire, si vous ou moi nous donnions comme certaine une doctrine qui nous paraît seulement avantageuse, ou seulement vraisemblable. Cela, c’est tromper les autres, et quelquefois se tromper soi-même, ce qui est peut-être encore pire. Je ne dirai donc jamais que je suis de votre avis, quand cela n’est point, ni que vous m’avez convaincu, quand cela n’est point. Au contraire je ferai grande attention à dire à vous et à tous que je doute, si je doute, et qu’un argument ne me semble point bon, s’il ne me semble point bon. Si ignorant que je sois, ou plutôt parce que je suis ignorant, il faut que je m’attache à ce devoir de ne rien reconnaître pour vrai que ce qui m’apparaîtra évidemment être tel. J’ai lu que Descartes s’était donné cette règle ; et j’ose dire qu’elle est encore meilleure pour moi que pour lui. Car combien de fois ai-je jugé sans savoir ? Combien de fois n’ai-je pas dit comme les autres, entraîné par l’autorité, par l’intérêt, par l’amitié ? Mais j’ai reconnu que cela n’est point digne d’un homme. Et parlons franchement, si je considérais comme prouvées les doctrines que vous soutenez, alors qu’à peine j’y vois clair, et cela pour recevoir vos éloges, ou une bonne place, n’est-ce pas alors que je ressemblerais à un chien qui fait le beau pour avoir du sucre ? Eh bien donc, puisque nous sommes d’accord là-dessus, je choisis d’être un homme, et j’attends vos preuves ».