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Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXXXVI

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Paul Hartmann (p. 292-294).

LXXXVI

PENSER OFFENSE

La fureur est le premier effet d’une pensée. Cette majesté est trop fragile ; on la voit se courber et se changer comme une flamme au moindre vent. C’est pourquoi les hommes jouent aux cartes, ce qui fait des pensées courtes, par le double poids du hasard et de la règle. Toutefois, dès que le jeu s’arrête, et dans le moment où on mêle les cartes, vous voyez s’élever de vives disputes, qui portent toujours sur ce qui aurait pu être ; les voix s’élèvent au ton de la menace, le tyran gronde en chacun. Heureusement le remède n’est pas loin. Celui qui donne les cartes distribue un destin bien clair, et chacun, rangeant ces signes non ambigus, y trouve le fait accompli ; cette petite douche condense aussitôt les nuages et les vapeurs. Chacun cache son jeu et ses pensées. C’est ainsi que des pensées cachées et même ennemies font une sorte de paix.

Ce qui fait guerre, ce n’est point que l’on gagne, mais c’est que l’on prétend avoir raison. Avoir raison, c’est découvrir en soi-même une règle qui vaut pour tous ; c’est convertir, en soi-même et seul, tout l’univers des hommes ; c’est vouloir qu’ils viennent tous à approuver et c’est vouloir qu’ils approuvent de bonne volonté ; mais c’est ne pas même concevoir qu’ils refusent d’approuver ; car n’ai-je pas raison ? Tout le pouvoir et toute l’ambition montrent ici leur vrai visage. Rien n’est faible et démuni comme celui qui prétend avoir raison. Je l’entends qui tremble en lui-même. Le joueur perd par le fait ; un fait n’offense point. Ce qui offense, c’est le refus de reconnaître la raison de l’autre.

Toute pensée suppose l’égalité. Je pense, c’est-à-dire que je propose des opinions non point avantageuses, mais vraies et évidentes, des pensées qui seront communes dès qu’on les connaîtra. Je pense comme dans un concert universel ; j’entends déjà l’applaudissement. Donc, tout droit à chacun de douter, de nier, d’attaquer ; et cela ne me fait pas peur. Qu’ai-je fait lorsque je pensais, sinon essayer contre ma propre pensée toutes les attaques possibles ? Mais c’est pourquoi aussi la moindre critique, le moindre signe de refus sonnent aigrement. Le meilleur argument est ici le pire, car il entre sans façon dans la pensée qui se propose ; il commence à la changer. Ainsi le législateur universel, le roi d’esprit, se trouve promptement menacé et détrôné. Il se redresse, il s’irrite, et l’on rit. Ce genre de déception rend féroce.

Dans le fait on ne met sa vie en jeu que pour une idée. C’est qu’auprès de la majesté qui est propre à la pensée rien ne compte. Les vraies guerres sont d’opinion, disons même de religion. La plus grande méchanceté se trouve entrelacée avec la plus grande charité. Car j’estime très haut et j’aime profondément celui que je veux persuader ; je le fais juge ; mais, s’il résiste, je me sens offensé et détrôné ; bien aisément je suppose en lui quelque obstination diabolique. Le fanatisme est la plus redoutable des passions ; mais il faut dire aussi qu’il y a du fanatisme dans toutes les passions. Chacun cherche l’esprit en l’autre, l’approbation en l’autre ; et l’autre, ainsi promu à la dignité de juge, use de ce pouvoir royal. Deux rois, deux prétentions égales, cela veut du sang. La fureur politique ne repose point sur les intérêts ; au contraire, le jeu des intérêts apaise les passions, comme fait le jeu de cartes. Mais chacun propose une opinion qu’il juge vraie ; ainsi chacun joue sa couronne. Le point douloureux, le point de dispute et d’irritation, c’est la pensée ; car c’est la plus haute prétention ; mieux, c’est la seule. L’injustice blesse la raison bien plutôt que la bourse. Tous voudraient nier cela ; c’est que l’offensé veut encore faire croire qu’il n’est pas offensé. Colère rentrée n’en est que plus vive.