Aller au contenu

Minerve ou De la sagesse/Chapitre X

La bibliothèque libre.
Paul Hartmann (p. 35-38).

X

USAGE DE L’INSTINCT

Le culte des animaux est une pratique ancienne, toujours puissante par l’imagination. Quoi de plus touchant que de supposer dans les hirondelles ou dans les cigognes un sentiment des saisons bien plus précis que notre abstraite science ? Toutefois quand je remarque, dans la chaleur de l’été, quelques pailles tournoyant qui prennent la forme d’une petite trombe, je pourrais bien dire que ces pailles connaissent le cyclone mieux que je ne le connais. Supposition qui fait rire. Or je crois que les oiseaux migrateurs ne sont autre chose que des pailles au vent, qui me rendent sensibles certains changements de l’atmosphère. Ainsi est exorcisé l’instinct, qui est sans doute le dernier des dieux. Ce travail se poursuit par d’innombrables recherches, où l’on présuppose toujours que l’animal, en toute circonstance, fait des mouvements selon sa forme et selon la situation environnante, exactement comme les pailles au vent, quoique leur structure, leurs articulations et leurs réserves chimiques, leur fassent faire des sauts plus compliqués.

Le subconscient est une réalité de même ordre que l’instinct. On peut y joindre un mystérieux savoir ; on peut, au contraire, y rechercher, par un préjugé volontaire, seulement les effets d’une structure. En d’autres termes je puis croire que la partie animale de mon être conserve des pensées, élabore des pensées, produit même des pensées ; ou bien je puis présupposer qu’elle ne conservera que structure et qu’elle ne produira que mouvement. Cette manière de voir paraîtra sévère à beaucoup, exactement comme de nier toute pensée dans un chat. Les hommes sauvages croient que tout est plein de dieux, c’est-à-dire de pensées. D’après ces vues on comprendra peut-être où va le progrès, et quelle discipline il suppose. Je veux m’en tenir à la pratique, et considérer seulement ce que c’est qu’un athlète, et comment il se rend maître de son corps. Ce n’est certes pas en laissant aller les muscles, ni en s’intéressant à ce qu’ils semblent vouloir. Cette autre méthode, c’est l’attention au pressentiment ; c’est la méthode des timides et des maladroits.

Selon la passion nous sommes maladroits. Qu’est-ce à dire ? Qu’en voulant faire un certain mouvement nous en faisons aussi plusieurs autres, comme ceux qui ne peuvent nouer une cravate sans serrer les dents. Le remède est d’acquérir par l’exercice l’indépendance des mouvements partiels, et l’égale préparation à tous les mouvements possibles, d’où souplesse, adresse, vitesse, efficacité. C’est ainsi que le pianiste, dès qu’il aura aperçu une suite de notes, suite nouvelle et imprévisible, l’exécutera aussitôt. Je suis persuadé que le gymnaste conçoit et exécute de même. Et si j’écris une lettre, il importe aussi que tous les mots possibles soient placés, par l’exercice, dans un état d’indifférence ; et au contraire celui qui écrit péniblement revient toujours aux mêmes mots et aux mêmes tournures. Je dirai qu’il ne s’est point rendu maître de son propre animal, et qu’au contraire il en attend quelque oracle. On connaît la méthode du médium, d’écrire en demi-sommeil. C’est attendre de l’animal une grande pensée. Or les pensées obtenues par ce moyen sont au niveau de la niaiserie, comme on sait. Toutefois ce genre de culte n’est point laissé sans regret, ni sans nouveaux efforts, comme on sait aussi. Bien aisément les dieux reviennent.

On se plaît souvent à dire que le subconscient élabore nos connaissances et les mûrit. Je veux considérer seulement des effets très simples. Mes deux doigts les plus faibles sont comme liés ensemble ; l’un ne peut se plier sans que l’autre suive, ce qui alourdit le mouvement, sans compter les fausses notes. Je m’exerce à produire volontairement les deux mouvements séparés ; et souvent je n’obtiens que gaucherie et fatigue ; mais je m’aperçois qu’après une nuit de repos les deux doigts sont plus libres qu’ils n’étaient, jusqu’à faire un trille satisfaisant. Vais-je dire qu’ils ont compris ? Il est bien plus simple de supposer que certains muscles plus faibles ont pris force, effet qui ne peut être sensible que par un travail d’élimination et de nutrition, exactement par un sommeil. Je suppose que c’est par une maturation de ce genre que toute ma mécanique vivante s’adapte à mes ordres, c’est-à-dire se réveille plus maniable après le repos qui suit l’exercice. Et c’est pourquoi je crois aisément que j’ai appris en dormant, que j’ai travaillé en dormant, ou, en d’autres termes, que j’ai pensé sans y penser. Mythologie à mes yeux, si je rapproche ce genre d’illusion de celles qui ont trompé l’enfance de chacun de nous et les peuples enfants. La grande affaire est d’être maître de son propre animal, et d’être assuré qu’on en est le maître ; et l’on jugera aisément, quelque difficile que soit ce sujet-ci, quelles sont les conceptions directrices qui ont de l’avenir, et quelles sont celles qui n’en ont point.

Je veux que toute connaissance soit cernée d’entendement ; cette précaution fait la connaissance ; elle nous élève au difficile degré où le savoir est devoir, où compte surtout, dans la recherche du vrai, ce que l’esprit se doit à lui-même. En cherchant par là, en dressant cette sévérité trop peu connue, on dessinera à peu près ce que c’est qu’une conscience intellectuelle. Le fameux Poincaré lui-même hésitait beaucoup à chercher les raisons d’entendement d’une de ses grandes découvertes. Il préférait, je le voyais bien, être la Pythie de lui-même, c’est-à-dire penser comme font les poètes, par la faveur d’Apollon.