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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XI

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Paul Hartmann (p. 39-42).

XI

NE PAS CROIRE CE QUI PLAÎT

Ce qui est aisé à croire ne vaut pas la peine de croire ; et c’est ici que le sceptique a raison. Croire au loup ce n’est pas difficile ; il suffit d’avoir peur ; et nul ne s’applique à avoir peur ; bien plutôt on voudrait s’empêcher d’avoir peur. Il n’est pas difficile non plus d’être jaloux, ni de croire d’après cela des choses en effet très croyables, mais qui, remarque le sceptique, ne sont pas prouvées pour cela. Croire le journal, ce n’est guère plus que le lire ; c’est encore plus facile quand ce qu’on me donne à croire est agréable, par exemple si mon adversaire politique est présenté comme menteur ou fripon ; toutefois, cette facilité à croire ne vaut pas le plus petit commencement de preuve. Et il arrive souvent qu’un mouvement de colère achève la prétendue preuve. Si je suis battu ou humilié dans une discussion, je suis jeté à croire bien plus volontiers que l’autre a tort. Et tout le mal des querelles vient de cette complaisance et même lâcheté à croire ce qui plaît. Par ce qui plaît, je n’entends pas seulement ce qui est agréable ; car, par exemple, il n’est pas agréable de croire que la guerre est proche ; mais il m’est agréable de croire cette annonce désagréable, si je vois que mon ennemi croit le contraire ; car je suis porté à nier tout l’être de mon ennemi. Toute cette misérable monnaie du croire apparaît vile, comme elle était, dès qu’on la compte devant l’arbitre. Le sceptique parle donc comme il faut, et se moque comme il faut. Si la pensée est quelque chose, la pensée n’est certainement pas une complaisance à soi ; encore plus évidemment la pensée juste n’est pas une complaisance à soi.

Ainsi ce qui plaît et ce qui est vraisemblable n’est encore qu’un possible, et même suspect. La preuve de l’existence se réduit à l’expérience, et aucun raisonnement ne dispense de l’expérience ; tel est le principe que la libre-pensée, si bien nommée, n’a cessé de pousser et de soutenir dans le monde des hommes. Par exemple, un miracle, ne dites jamais que vous n’y croyez pas parce qu’il vous semble impossible ; dites seulement que vous n’y croyez pas parce que vous ne l’avez pas constaté ; et j’ajoute que le doute véritable est aussi fort à l’égard d’une chose que l’on croit possible, par exemple le grand serpent de mer, ou une escroquerie d’un homme riche et considéré. Hume se plaît à raconter que le roi de Siam, en ce temps-là, entendant conter que l’eau pouvait quelquefois devenir solide et porter un éléphant, ne crut rien de ce récit, qu’il jugeait impossible et absurde. Cette remarque fait rire ; mais il faudrait la suivre ; elle mène fort loin. Toutes les fois que devant un récit ou une rumeur vous discutez du possible et de l’impossible, vous êtes à côté de la question. Et même, si l’on fait attention au piège des passions et au penchant naturel du croire, c’est surtout devant ce qui nous est vraisemblable, devant ce que nous avons attendu et annoncé, c’est alors qu’il faut de tout son vouloir se mettre et se remettre dans le doute, exiger le fait, et encore le secouer et le tourmenter comme on fait devant les juges. Ainsi l’incrédulité est une grande chose, et justement honorée.

Mais il y a un autre côté de l’incrédulité, et qui en est le beau. Par exemple, il est bien sot de croire plutôt celui qui vous offre vingt pour cent, que celui qui se borne à quatre. Mais aussi pourquoi le croit-on, sinon parce qu’on croit qu’avoir cinq fois plus d’argent est absolument cinq fois meilleur ? L’incrédulité ici n’a pas à vaincre l’absence de preuve, car l’absence n’est rien. Elle a à vaincre quelque chose de positif, et qui est glorieusement vraisemblable ; car l’encens de la gloire commence aussitôt à monter vers le millionnaire de loterie, ou seulement vers la plus brillante et la plus puissante automobile. Cette valeur de richesse, tout le monde la crie, et l’incrédule a bien du mal à se tenir seulement d’aplomb, si le diable le tente de ce côté-là. D’où je vois que, pour être incrédule, il faut croire à autre chose qui n’a pas de preuve, et premièrement à ceci, que bien penser a de l’importance. Car le diable (et j’appelle diable ce qui se fait croire) vous dira au contraire qu’il ne sert à rien de penser bien si l’on est pauvre, et que le riche pense bien sans se donner de peine ; il nous en exposera les preuves, brillantes, éclatantes, qui sont partout dans les livres de diabolique sagesse. Mais croire, contre toutes ces preuves d’apparence, qu’il vaut mieux être sage et pauvre, voilà le croire propre à l’incrédule, voilà la force de l’incrédule. En sorte que celui qui croit que puissance et richesse, tout compte fait, valent moins que justice, je ne dirai jamais qu’il est crédule, attendu que ce qu’il croit est difficile à croire, et contre les passions, enfin suppose force et courage, et non point faiblesse. Jugez toute religion de ce biais ; vous comprendrez beaucoup de choses.

Vous comprendrez notamment les stoïciens qui mettaient la force de l’esprit, ce qu’ils nommaient le ton, au rang des premières valeurs intellectuelles. Ils ne pensaient point que l’on pût être sage à bon marché, et ils concluaient que la manière de connaître importe beaucoup pour le vrai ; en sorte qu’atteindre le vrai sans peine, c’est le manquer. Partant de là, ils se plaisaient à dire que le sage ne se trompe jamais ; car, du moment qu’il ne tombe point dans la faiblesse d’esprit, il sait ce qu’il doit savoir et n’a rien à envier aux Dieux. Ces célèbres paradoxes ont illuminé l’antiquité, justement dans le temps où le sage était mis en demeure de reconnaître l’insuffisance de sa propre sagesse.