Aller au contenu

Minerve ou De la sagesse/Chapitre XIX

La bibliothèque libre.
Paul Hartmann (p. 66-68).

XIX

LA PEUR

Peu de gens iraient en avion de Paris à Londres s’ils connaissaient clairement qu’ils risquent leur vie. Cette vitesse, tant recherchée, et si cher payée, n’est que rarement utile. Si je compte bien les heures d’un homme, même d’un homme qui fait beaucoup de choses, je trouverai qu’il pouvait aussi bien prendre le train et le bateau, sans aucune perte réelle, et seulement par un autre ordre de ses travaux et de ses plaisirs. Cette vitesse n’est donc pas si désirable, ni si désirée ; si quelqu’un pensait qu’il la paiera d’une mutilation, d’une brûlure profonde, ou seulement d’une jambe cassée, croyez-vous qu’il hésiterait ? De même l’imprudent voyageur ne descendrait pas du train avant l’arrêt s’il pensait qu’il va se faire couper les deux jambes ; mais aussi il est bien assuré que cet accident n’arrivera point.

Pour celui qui va à la guerre en renfort, c’est-à-dire quand le premier enthousiasme est éteint, il se produit une succession singulière d’émotions et de sentiments, qui ne sont pas toujours en rapport avec le danger prochain. L’entrée dans les régions où la guerre se montre, le grondement lointain du canon, l’oisiveté aussi, pendant ces longs voyages, le jettent souvent dans une terreur qui est toute d’imagination et qui est presque insupportable.

Jamais on ne dira assez comment la peur nous est naturelle et habituelle. À dire vrai on ne peut rien comprendre aux émotions profondes si l’on ne les nomme de leur nom d’enfance, la peur. Les variétés de l’émotion ne sont que des variétés de la peur. Et c’est en découvrant cette peur continue que l’homme sans peur découvre qu’il est timide. Par cette réflexion qui est de chacun, on en vient à avoir peur de soi, peur de ses pensées, peur de ses mouvements ; peur, enfin, de sa propre peur. Si donc l’on entreprend de se délivrer de la peur, il ne faut pas oublier la peur profonde ; et s’en délivrer ce n’est pas autre chose que gouverner ses pensées. On en revient toujours à ceci, que tout esprit a un travail de héros à faire, qui consiste à ne se point laisser troubler ni envahir. L’esprit est donc résistance, retranchement sur soi ; la sagesse suppose cette sorte d’attitude, qui revient à avoir conscience d’être esprit. Ce n’est au fond que se sentir tout près de Dieu. Telle est l’allure d’un homme ordinaire. Ainsi la peur n’a point besoin d’aliments extérieurs ; elle existe toute en ces limites du corps humain, entre ce cœur qui bat trop vite et ces entrailles inondées de chaud et de froid, en ces membres inoccupés et frémissants, en cette tête qui cherche objet et se détourne de ce qu’elle voit. Une secousse du wagon ranime cette peur ; la moindre perception qui s’y rapporte la redouble ; un cheval mort au bord d’un chemin vous met tout près du désespoir. Par contraste avec cette anxiété indéterminée, le danger réel, quand on y est, remet d’abord dans un calme étonnant, et qui est bien peu raisonnable ; une bruyante salve d’obus, qui arrivent d’abord en sifflant comme de sauvages oiseaux, et qui font voler les tuiles, intéresse comme un feu d’artifice. Dans la suite, comme on se cache au bruit et qu’ainsi l’on ne voit point souvent les effets, il se peut que l’on soit quelque temps intrépide. Mais un autre genre de peur revient, par d’atroces expériences, et s’accroît sans cesse, autant que j’ai vu ; car on ne s’habitue nullement à un danger cent et mille fois prouvé par l’événement.

En revanche on s’habitue très bien à une action nouvelle et même dangereuse faute de signes. On m’a conté qu’un aviateur fit voler ses jeunes enfants au-dessus de Paris, les donnant en garde à une gouvernante de vingt ans. Or ces enfants s’ennuyèrent bientôt en cette cabine étroite, avec le ciel vide au-dessus, et ils entreprirent de jouer à chat perché ; et la gouvernante eut bien peur qu’ils ne sautassent par-dessus bord ; telles furent ses émotions. L’homme n’a point peur comme il devrait, et je dirais presque comme il voudrait. Bien assis, doucement porté, sans aucune violence extérieure qu’il puisse sentir, il échappe naturellement à la peur, s’il n’en voit pas les signes en son voisin. C’est pourquoi, entre curiosité et prudence, la partie n’est jamais égale.