Minerve ou De la sagesse/Chapitre XX

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Paul Hartmann (p. 69-72).

XX

PEUR N’EST POINT PRUDENCE

Supposons qu’un homme prudent ait prescrit pour tous les trains la marche ralentie ; supposons qu’on ait remplacé les signaux ordinaires par d’immenses feux rouges ; il n’y avait point de catastrophe, et nul ne s’en réjouissait, car cela est naturel. En revanche, tous les voyageurs se plaignaient des retards. Finalement, l’homme prudent entendait quelques remarques désagréables, et il n’avait pas la ressource, pour se défendre, d’évoquer l’écrasement, les souffrances, les deuils, car un malheur évité n’est rien. Je comprends que l’administration est toujours dans une position difficile. Les jours de fête, où les trains rapides se suivent à cinq minutes, il faudrait trois fois plus de voies ; les construira-t-on, pour quinze jours peut-être dans l’année ? Qui paierait ? La sécurité véritable coûterait tellement cher que personne n’en voudrait.

Au vrai, l’homme n’a pas peur tant qu’il ne voit pas les effets. Au reste, si on pouvait imaginer les accidents qui sont à chaque moment possibles, on ne bougerait point, on ne vivrait point. La plus simple de nos actions consiste dans une suite d’accidents mortels évités. Qui boit manque de s’étrangler ; qui court ne cesse de tomber. Mais bien loin de nous voir d’avance écrasés ou brûlés, au contraire nous nous voyons toujours saufs. Nous imaginons quelquefois les catastrophes, mais nous n’y sommes jamais. Comment un être imaginerait-il qu’il est effacé de la vie ? Ce sont des choses que l’on dit, mais que l’on ne peut penser. L’homme prudent que je supposais tout à l’heure n’est nullement un homme qui a peur de tout ; c’est un homme qui se représente exactement les effets des masses et des vitesses. Supposons-le machiniste et conduisant un train à grande allure ; il se voit passant, il ne se voit point butant. Si le même homme est sur les coussins et l’œil à la portière, il sentira et aimera la vitesse. N’a pas peur qui veut.

Ne se rassure pas qui veut. Quand la peur s’élève, elle est très bien sentie, et elle agit comme un terrible signe. La peur est par elle-même un mal redouté ; il n’y a point de peur qui n’engendre la peur de la peur. Et celui qui regarde croître en lui cette sorte de maladie sait bien qu’un calcul ne peut la guérir ; non, mais une occupation, un spectacle, l’exemple des autres. Le danger réel n’y fait guère ; la sécurité réelle encore moins. Ainsi vont les passions. Au reste, on voit bien que ceux qui tiennent un volant oublient aisément la prudence. Et quand ils sont prudents, ce n’est pas parce qu’ils ont peur, c’est parce qu’ils sont habiles. Nul ne va arracher volontairement son pare-boue ; c’est là qu’est son attention, s’il est habile, non à son propre corps. Il ne craint pas d’accrocher ; mais plutôt il juge ennuyeux et honteux d’accrocher. À cet artiste nous confions nos vies ; et quand il nous a fait gagner cinq minutes, nous ne savons pas dire si c’est qu’il est imprudent, ou bien s’il est un habile homme. C’est ainsi que nous jouons avec le danger.

La peur est une mauvaise gardienne ; elle joue son jeu tragique en marge des risques réels, et souvent à contre-sens. Sur la ligne funeste, plus d’un voyageur sera inquiet si le brouillard s’épaissit, et dans le temps même où l’on peut être assuré que tous les gardiens redoublent d’attention. Cette peur durera à peu près autant que le réveil de prudence, et par les mêmes lois du souvenir, qui ne sont point les lois des choses. Tous les accidents arrivent à l’improviste, c’est-à-dire exactement quand personne n’y pense ; il faudrait donc se défier du sentiment même de la sécurité qui est pourtant ce à quoi nous tenons. C’est pourquoi toutes ces déclamations qui suivent les catastrophes me semblent sans avenir, et marquées de faux dans le moment même. On se hâte de demander des sanctions ; on en cherche d’effrayantes ; c’est qu’on sent que l’on va oublier ; c’est qu’on sent que la provision de peur n’est pas une chose dont on puisse répondre. On dit bien qu’il y a des précautions à prendre, des voies à doubler, des bifurcations à aménager, des signaux à multiplier ; on ne cesse d’inventer ; les progrès sont sous nos yeux, par exemple dans ce jeu de ponts qui suppriment les croisements à l’approche des grandes gares. Certainement, on peut faire mieux et on fera mieux. Mais qu’en résultera-t-il ? C’est qu’on se risquera à aller plus vite ; c’est qu’on lancera les trains les uns après les autres à plus courts intervalles, c’est qu’on gagnera aux voyageurs cinq ou dix minutes dont ils n’ont nullement besoin. Mais ils en seront fiers, et ils diront que le progrès n’est pas un vain mot.

Cette analyse de la peur ne va pas seulement à montrer que la prudence est rare et difficile ; mais elle va, cette analyse, à faire voir ce que c’est que raison. Notion perdue ; parce que l’on s’intéresse aisément à la mécanique de l’âme, où tout résulte de connexions habituelles qui sont l’effet de l’expérience. Ce modèle mécanique de l’homme n’a point de vérité. Il exclut aussi tout à fait l’esprit. En ce passage de la réflexion, c’est alors que le matérialisme prend tout son sens. Au vrai, il ne faut jamais se dresser soi-même comme on dresse son chien, par un nœud des habitudes et, au fond, des cheminements nerveux. Il n’y a de sagesse que par un recours contre le matérialisme et par un refus d’être mécanique. C’est ici, dans ces méditations familières, que l’homme apprend à croire en l’homme. C’est ici, dans ce petit coin de réflexion, que se fortifie et s’exerce notre liberté.