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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XLI

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Paul Hartmann (p. 139-141).

XLI

SUBTILITÉS SUR LE MENSONGE

Assurément il est honteux de mentir ; je vois même très bien pourquoi. Notre corps est ainsi fait qu’il exprime naturellement tout ce que nous pensons ; ou, pour dire mieux, nul ne peut penser sans exprimer ; le geste dessine la chose et le sentiment ensemble. Il faut que mes mains s’ouvrent si ma pensée est généreuse ; et il n’y a point de restriction mentale sans que les mains fassent le geste de reprendre ou de garder. Cette expression par le geste peut être connue jusqu’au détail. La voix n’est connue aisément que par l’effet ; les dispositions de la gorge et de la bouche sont moins aisément perçues que ne sont les gestes, mais sans doute elles dépendent tout autant de l’attitude, qui est préparation, et il faut toujours que je me prépare selon mes pensées. Cette poésie ne peut donc mentir. Celui qui ment en gardant sa pensée fait donc une œuvre ingrate et se garrotte lui-même ; et cet effort musculaire contre soi, sans mouvement extérieur, est ce qui fait rougir le menteur. L’aveu est délivrance, et chacun le sent bien.

Mais ici la morale commune fait voir un détour. Car, à l’égard de cette franchise qui ferait scandale, la société des hommes exerce une énergique contrainte ; et s’il est considéré comme honteux de ne pas dire sa pensée, il est honteux aussi de la dire si elle n’est pas avouable. L’opinion, ou bien le tyran, veulent deux choses ensemble : « Vous ne me cacherez rien, mais vous ne direz aussi rien de blessant ». L’éducateur nous tient entre ces deux hontes, la honte de cacher et la honte de dire. Tout capitaine d’opinion, dès qu’il explore vos pensées, exige deux choses, à savoir que vous disiez ce que vous pensez, et que vous ne disiez rien qui ne soit convenable. Et il faudrait savoir si la seconde règle n’est pas la première en importance, j’entends aux yeux de ceux qui représentent naïvement la morale commune. On sait gré souvent à un homme de garder pour lui seul des pensées cyniques ou des pensées subversives que l’on soupçonne qu’il a. Bref la bienveillance et le respect des autres sont des devoirs aussi. Au reste il y a des cas, familiers à tous, où ce qui est honteux ce n’est pas de cacher une pensée, mais plutôt de l’avoir. Par exemple si je pense de mon bienfaiteur qu’il est ridicule, ou vaniteux, ou sot, l’obligation de dire cette pensée est effacée par l’obligation de la refouler ; et la faute est alors de penser ce qu’on ne veut point dire. L’enfant est continuellement pris dans ce piège à double issue, et s’échappe comme il peut ; un mensonge découvert offense, mais une faute avouée offense aussi ; l’enfant redoute les signes du blâme et de la colère, et c’est souvent par un sentiment d’amour ou de respect qu’il ajourne le moment difficile ; c’est pourquoi les mensonges d’enfant ont presque toujours quelque chose d’honorable. Quand il nie le fait, et souvent contre l’évidence, c’est plutôt un effort désespéré pour reprendre son action de la même manière que chacun de nous reprend ses pensées. Et il faut avouer qu’il y a quelque chose d’impudent dans un aveu trop facile ; c’est manquer de respect. Un front qui sait encore rougir, comme on dit, ne rougit pas moins d’avouer que de cacher. Il y a des mensonges de politesse, et il le faut bien ; je crois assez que tous les mensonges d’enfant sont des mensonges de politesse ; et ce genre de pudeur ne doit point non plus être méprisé.

Laissant les détails, et considérant seulement les pensées proprement dites, il faut reconnaître que la double condition de respecter les autres et de se respecter soi-même conduit à la raison, car toute pensée doit pouvoir être dite. Il faut que le scandale soit enlevé et que la pensée reste ; de là ce travail d’approche et de précaution qui règle même les pensées du solitaire. Tu ne scandaliseras point, voilà une règle. Tu ne mentiras point, voilà une règle. Si l’on veut choisir l’une des règles et négliger l’autre, cela prouve que l’on n’a point encore de pensées humaines à proprement parler. L’humeur veut être léchée longtemps, comme les petits d’ours.