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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XL

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Paul Hartmann (p. 136-138).

XL

L’APÔTRE PIERRE

Le bien est difficile à suivre, facile à connaître. Quand l’apôtre Pierre eut renié son maître jusqu’à trois fois, il n’eut pas à chercher si son maître avait raison ou tort, ou si lui-même s’était laissé duper par quelque belle apparence ; mais plutôt il se sentit glisser ; il connut sa faiblesse. Je le suppose au paradis, et couronné de toutes les couronnes, et décoré de toutes les plaques ; il rougit encore de cette glissade, lorsqu’il y pense. Demandez à l’alpiniste s’il ne fait pas bien la différence entre grimper et tomber ; j’entends ces chutes imperceptibles, qui viennent de ce que le pied s’est mal assuré, et qui lui rappellent, par un sentiment vif et désagréable, que la pesanteur le guette toujours. De même le parti animal nous tire toujours dans les voies du lièvre, du chien ou du cheval. L’apôtre Pierre, en la circonstance, s’est enfui comme un lièvre ou comme un rat ; il a vu un trou, il s’y est jeté.

Il n’y a point de règles. Je ne dirai pas qu’il est honteux de mentir. Supposons ce Pierre plein de résolution, ayant disposé ses hommes, et lui-même au guet, en vue de sauver son maître et son ami. On le soupçonne, on l’interroge ; alors il dit fermement et tout calme : « Je ne connais point cet homme-là ». Que le coq chante tant qu’il voudra dans la suite des années, Pierre se louera à chaque fois d’avoir si fermement menti. C’est que mentir alors c’était oser et entreprendre, c’était se gouverner soi-même sans peur, et nullement fuir à la manière des lièvres. Ces vues mènent loin, et jusqu’à supposer quelquefois plus de vertu dans le chef de bande qui ne veut point livrer ses complices, que dans le juge qui essaie de le mépriser. Mais qu’en puis-je savoir ? La vertu est assez occupée d’elle-même, elle ne juge jamais le voisin.

Il y a souvent une pointe de lâcheté en des actions que tout le monde louerait ; et, comme dit, je crois, Vauvenargues : « Pendant que la peur et la paresse nous maintiennent dans notre devoir, notre vertu en a souvent tout l’honneur ». Mais qu’elle se couronne alors elle-même, c’est ce que je ne crois point. La moindre trace de lâcheté, de faiblesse, de chute est sentie et j’ose dire dégustée. C’est pourquoi, si je voulais deviner ce que vaut un homme, je regarderais plutôt au visage qu’aux actions ; et il me semble que je verrais au visage du renégat la laide grimace qu’il fait quand il avale le mauvais mélange : et toutes les fois que le coq chante, il faut qu’il avale. Mais cela fait pitié à voir, et pitié de soi. C’est pourquoi l’homme ne va point si vite à mépriser un homme qu’il voit ; et j’ai remarqué que l’on est surtout sévère pour les gens qu’on n’a jamais vus. Une des sources de la politesse est que nous craignons de nous voir bien laids au miroir humain. D’où l’on vient à ne parler de rien sérieusement.

Jean-Jacques raconte, et non sans peine, qu’il avait volé un bout de ruban et qu’il laissa chasser une servante. Il fut lièvre ce jour-là, et s’enfuit par où il put. Être vaincu en soi-même par soi-même animal, c’est la faute. Supposer que la faute ne soit point sentie, ou même qu’on en tire quelquefois vanité, c’est supposer qu’un homme qui a le vertige ne sent point le vertige, ou bien qu’il est fier d’avoir été vaincu par cette stupide agitation. Je ne fais pas ici de métaphore, car il y a à proprement parler du vertige en toute faute, dans toute peur, dans tout emportement, dans toute ivresse, dans toute convoitise, dans toute flatterie, dans tout acquiescement paresseux. Si je laisse aller la phrase selon la coutume, au lieu de la faire et de la redresser, je le sais bien. Toutes ces pensées sont amères au premier moment, mais saines par le redressement. Je puis toujours essayer mon propre gouvernement, et le prochain tournant n’est pas loin. J’ai donc deux formules pour me ramener à moi, et je vous en fais part pour vos étrennes. La première est qu’il n’y a rien de difficile en la morale, si ce n’est de la pratiquer. La seconde est que la morale ne nous tourne jamais à juger les autres, et que c’est à ce signe qu’on la reconnaît.