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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XXI

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Paul Hartmann (p. 73-75).

XXI

CRIMES INVOLONTAIRES

Je n’irais pas jusqu’à dire que tout ce qui est énergiquement voulu est bon. Cela choque. On demandera si un crime n’est pas quelquefois énergiquement voulu. C’est pourquoi le mot de Socrate : « Nul n’est méchant volontairement » est presque toujours repoussé. Trop vive lumière peut-être. Platon comparait le bien au soleil, voulant dire qu’à y regarder tout droit on se fait mal aux yeux. Mais la lumière, indirectement, nous fait voir en leur détail les choses imparfaites. D’après cela, et dirigeant la vive lumière socratique du côté des fautes ordinaires et communes, je remarque aisément que presque tout le mal vient de ce que l’existence humaine s’abandonne au lieu de se conduire.

Dans une course d’autos, il n’est point nécessaire de vouloir déraper au tournant ; les forces mécaniques s’en chargent. Et, dans une ascension difficile, il n’est pas nécessaire que l’on veuille tomber ; cela va de soi. Boire un verre après l’autre, cela va de soi. Oublier une affaire importante, cela va de soi. Brouiller des papiers et des comptes, ne s’y plus retrouver, cela va de soi. La paresse, la négligence, en toutes affaires, cela ne vient évidemment pas de vouloir ; nul ne se dirige de ce côté-là ; nul ne gouverne de ce côté-là. Encore plus évidemment pour se tromper il n’est pas besoin d’effort ; tout nous trompe si nous ne nous éveillons pas. Il n’y a pas de jugement droit qui se fasse seul, et comme par favorable mécanique. Tout ce qui est mécanique, tout ce qu’on laisse aller, est faux et mauvais. Une phrase ne se fait point d’elle-même ; un beau vers ne se fait point de lui-même. On voudrait dire que l’inspiration est involontaire, et qu’il faut l’attendre ; mais c’est là une opinion de paresseux. Qu’y a-t-il de plus naturel qu’un beau chant ? Mais essayez de chanter sans faire attention.

Les crimes ne sont presque jamais voulus. En ceux que l’on nomme passionnels, il est clair que l’homme s’est laissé emporter. Toutes les passions, comme le nom l’indique, viennent de ce que l’on subit au lieu de se gouverner. Et, quant aux crimes de convoitise, ils résultent presque tous d’un genre d’ennui et de paresse. On ne citerait peut-être pas une existence réglée qui tourne soudain au vol, et aux violences qui suivent si aisément le vol. Mais on trouvera aisément au contraire, dans les antécédents, au moins des parties cachées de négligence et de paresse, une irrésolution, un ennui. C’est la nécessité ensuite qui prend le commandement, et la violence mécanique achève l’aventure.

Il y a des crimes de système, et qui ressemblent plus à des crimes volontaires. On a vu des fanatiques en tous les temps, et sans doute honorables à leurs propres yeux. Ces crimes sont la suite d’une idée, religion, justice, liberté. Il y a un fond d’estime, et même quelquefois une secrète admiration, pour des hommes qui mettent au jeu leur propre vie, et sans espérer aucun avantage ; car nous ne sommes points fiers de faire si peu et de risquer si peu pour ce que nous croyons juste ou vrai. Certes je découvre ici des vertus rares, qui veulent respect, et une partie au moins de la volonté. Mais c’est à la pensée qu’il faut regarder. Cette pensée raidie, qui se limite, qui ne voit qu’un côté, qui ne comprend point la pensée des autres, ce n’est point la pensée ; c’est une sorte de lieu commun qui revient toujours le même ; lieu commun qui a du vrai, quelquefois même qui est vrai, mais qui n’est pas tout le vrai. Il y a quelque chose de mécanique dans une pensée fanatique, car elle revient toujours par les mêmes chemins. Elle ne cherche plus, elle n’invente plus. Le dogmatisme est comme un délire récitant. Il y manque cette pointe de diamant, le doute, qui creuse toujours. Ces pensées fanatiques gouvernent admirablement les peurs et les désirs, mais elles ne se gouvernent pas elles-mêmes. Elles ne cherchent pas ces vues de plusieurs points, ces perspectives sur l’adversaire, enfin cette libre réflexion qui ouvre les chemins de persuader, et qui détourne en même temps de forcer. Bref il y a un emportement de pensée, et une passion de penser qui ressemble aux autres passions. Ces beaux crimes sont donc mécaniques encore et involontaires. Socrate a vu loin.