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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XXIX

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Paul Hartmann (p. 100-103).

XXIX

VANITÉ DE L’ENVIE

L’envie est la plus vaine des passions. Elle serait arrêtée tout net par la conscience que l’on n’a point dépensé d’efforts véritables pour avoir ce qui fait envie. C’est une disposition d’enfant de jeter son désir sur ce qui se montre. On joue à être ministre, général, préfet, évêque. On joue à être patron du canot de sauvetage ou mécanicien du train rapide. Le propre de ces jeux, c’est que la peine d’apprendre et de parvenir en est effacée. On jouit d’une puissance imaginaire ; on jouit d’une opinion qu’on suppose dans les autres. Jamais l’on ne pense aux immenses travaux que le moindre métier suppose. On croit, par exemple, que l’on est sauveteur par la générosité seulement, alors qu’il y faut la force, le savoir, et encore une dureté de cuir, choses qui veulent des années de sévère apprentissage. Or je crois que l’envie est proprement enfantine. Les enfants ne l’ont point ; c’est qu’ils se jettent d’un désir à l’autre ; mais les hommes qui l’ont sont enfants en ce que, sachant mieux le prix de ce qu’ils n’ont pas, ils ne se représentent pas mieux les moyens par lesquels on le conquiert.

S’ils pensaient aux moyens, ils seraient depuis longtemps au travail ; ils avanceraient ; ils jugeraient mieux de leurs rivaux ; ils n’en seraient point jaloux. C’est une absurdité de l’envie de supposer, en celui qui arrive, une nullité totale. On n’est envieux que de ceux qu’on connaît mal. Dans les classes il n’y a point d’envie, parce qu’on n’a point la volonté de travailler comme celui qui est premier en histoire. En somme, nous savons tous que tout est difficile. Mais, dans le mouvement de l’envie, nous nous disons : « Il ne sait rien ; il n’a rien fait, et alors pourquoi pas moi ? » J’ai observé que souvent la mère ou l’épouse ont plus d’envie que l’homme qui est en cause ; c’est qu’elles ne connaissent pas la question. Elles disent : « N’es-tu pas meilleur avocat que lui ? » sans bien savoir ce que c’est qu’un bon avocat. Je prends cet exemple parce que j’ai fini par comprendre qu’un bon avocat c’est, premièrement, un homme qui fait mille démarches sans jamais oublier l’heure ni l’occasion. L’éloquence est ici presque sans valeur. Seulement l’envieux s’imagine éloquent, et surtout applaudi. En quoi il se trompe. Car encore une fois l’éloquence s’apprend, et non pas en un jour. La pensée calmante contre ces ridicules mouvements est de se dire au contraire : « Il s’est ennuyé comme je n’aurais jamais su m’ennuyer. Il a sollicité comme je ne veux point solliciter. Il a lu deux cents bouquins que j’ignore ». Chacun a connu de ces envieux qui courent demander toutes les places et n’en obtiennent jamais aucune. Ils n’y sont point propres ; ils n’y réussiraient point. Secrétaire général de n’importe quoi, ou même directeur de n’importe quoi, voilà leur projet et leur ambition. Or celui qui est nommé est toujours celui qui a fait déjà le travail. Les chefs, toujours bien plus sages qu’on ne croit, demandent quelquefois à un solliciteur plein de zèle : « Mais désirez-vous vraiment cette place ? » En même temps ils pensent : « Y restera-t-il ? » Et le fait est que ceux que j’ai vus envier tout se lassaient aussi très vite de tout. Ils avouaient : « Ce n’est pas si agréable que je le croyais. Il s’y trouve bien des ennuis ». Les métiers sans ennuis sont les métiers qu’on ne fait pas. Très évidemment, quand l’enfant joue au général, il se voit vainqueur.

Une autre pensée peut guérir de l’envie. Communément l’envieux se dit que l’autre a de la chance et que lui-même n’en a point. Cette idée est creuse aussi. La pensée de la chance est une pensée abrégée. Parce qu’on ignore le détail de la vie et des efforts, on trace d’un seul coup une sorte de trajectoire qui est la chance. Si on regardait de plus près à la chance, on trouverait un résidu qui est sans doute la bonne humeur ; car cette humeur plaît, elle donne confiance, elle signifie déjà une suite de petits succès. Et voici mon idée. Celui qui se plaint de la chance des autres se plaint aussi de la sienne. Il se fait ainsi, sans y prendre garde, le visage d’un homme qui n’a pas réussi. On nomme cruellement paratonnerres ces hommes qui attirent la foudre. Cette expression, inscrite dans les traits, dans le geste, dans l’attitude, n’aide pas beaucoup à parvenir, comme on le pense bien. Je suis assuré que la moindre trace de misanthropie sur un visage fait qu’on écarte l’homme comme s’il était malade, et d’une maladie qui se prend. Une des plus terribles conditions de toute pratique est que la pitié est triste et qu’on s’en défend. Le visage de l’homme qui croit qu’il n’a pas de chance est par lui-même attristant : il donne de l’humeur où il faudrait plaire. Mais, bien pire, il annonce une suite d’échecs passés ; il raconte une carrière déjà jugée. Ainsi sont pourtant les visages d’antichambre. Cette expression frappe lorsqu’on les voit tous ensemble, levant les yeux vers la porte sacrée. Et je crois bien qu’à l’idée qu’ils n’auront pas encore cette fois la bonne chance, ils ajoutent une idée juste, c’est que le donneur de place est assuré de n’en point donner ce jour-là à ces tristes figures. Ils s’avancent donc l’un contre l’autre, solliciteur et sollicité, tous deux fatigués et tristes. « Vous perdez votre temps et le mien », disent les regards. C’est pourquoi je n’ai jamais vu qu’on avançât par audiences et demandes. Pendant que ce triste cérémonial se déroule, il existe un homme tranquille et encore ignoré, qui débrouille tout, qui retient tout, qui dort bien, et qui se lève avant le soleil. Celui-là aura la place ; il l’a déjà. Et de reprendre le vieux refrain : « Il y a pourtant des gens qui ont de la chance ! »