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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XXVIII

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Paul Hartmann (p. 96-99).

XXVIII

L’AMOUR EXIGEANT

L’amour tyrannise plus que la haine. Car la haine vous veut petit ; la haine vous refuse l’existence ; aussi la haine permet tout ce qui diminue, ignorance, frivolité, paresse. L’envie loue les fautes ; l’envie célèbre une manière de vivre qui est sans effort, et dans laquelle nous tombons par notre propre poids. La haine est misanthropique ; elle répand la tristesse sur tous et sur elle-même ; elle défait et se défait. Au fond, elle ne croit pas plus en elle-même qu’en n’importe quoi. Aussi n’a-t-elle rien fait jamais, que par l’exemple, par l’entraînement, par user le temps et les courages.

L’amour veut sauver ce qu’il aime ; il le veut grand ; il ne lui pardonne aucune vanité ni petitesse. Un père ne comprend pas que son fils soit enfant. Oublieux et négligent, le père le fut, et se le pardonne ; mais il délègue à son fils de s’élever plus haut ; non pas de recommencer son père, mais de le continuer, chose qui n’est point selon la nature ; car il faut que chacun soit enfant d’abord, et dissipe des richesses. Toutefois pour comprendre cela même il faut une certaine indifférence. Celui qui aime ne pardonne guère. C’est pourquoi l’on voit que les enfants s’enfuient vers ceux de leur âge, et refusent de faire société avec leurs parents. C’est dire qu’ils ne se confient pas à eux ni ne se confessent, étant assurés de n’en être pas compris. Ce qui n’empêche pas une amour profonde et à toute épreuve, mais qui ne se marque que dans les petites choses. En revanche j’ai entendu quelquefois des invectives, dès que le père se mêle d’enseigner ce qu’il sait. C’est qu’il place toutes ses espérances et toutes ses ambitions sur ce fils encore bien léger et frivole ; et le garçon, de son côté, ne peut pas s’habituer à être aimé de cette rude manière, qui demande toujours trop. Ce rôle de dur compagnon convient plutôt au maître d’école, qui connaît le métier et qui n’attend point tant, et qui du reste est payé, succès ou non.

Tous les amours s’irritent de se voir mal compris. On connaît les querelles d’amoureux. La moindre faute de l’autre est une injure pour celui qui aime. Non pas qu’il se trouve lésé comme serait un propriétaire ; ce n’est pas si simple. Non. L’amoureux se trouve lésé en son amour même, qui est menacé et diminué par l’indignité de l’autre. Cette déception ne manque guère de suivre un trop beau départ. Et l’on comprend que l’autre craigne d’être aimé ainsi de trop haut ; et, comme il veut avertir, et se donner seulement pour ce qu’il croit être, cela est pris pour insulte calculée, et d’ailleurs parfaitement incompréhensible. Les colères font feu à chaque fois contre cet obstacle. Ces guerres de deux modesties peuvent aller fort loin.

Au fond, la haine n’est guère active ; et souvent elle conclut une sorte d’amitié louche, pourvu qu’on se laisse démolir pièce à pièce. C’est pourquoi la doctrine misanthropique se répand si fort dans les sociétés d’habitude ; c’est que chacun y joue au-dessous de soi, et renchérit sur de pauvres maximes, par exemple que tous sont avares, envieux, poltrons. Le célèbre La Rochefoucauld, qui fut un partisan très brave, descendit pourtant jusque-là sans s’en apercevoir. Il n’aperçut pas qu’une profession de soi bien plate était une sorte de flatterie attendue. On dirait que ces faux modestes connaissent très bien la source des querelles non pardonnées, et qu’ils s’enseignent les uns aux autres un mépris poli. Un poète, par exemple, se diminue et se moque de lui-même, comme j’ai vu, et se trouve bien fâché d’être cru. Admirez cette égalité abaissante, qui n’est pas l’égalité du tout. Au contraire l’égalité généreuse demande trop, et risque d’offenser en réveillant la partie sublime. Mon égal je le cherche au-dessus de lui et de moi ; et moi-même aussi je me cherche là. Moi-même aussi ; car si je loue le poète comme je dois, en visant le plus haut de lui, il faut que je me hausse pour cet éloge. En un sens celui qui loue se loue, et c’est par là que la misanthropie dont je parlais est un fruit de la politesse. Tout éloge généreux et bien placé fait l’effet d’un coup de canon dans ce monde si délicat et si éloigné de prétendre. Et ce qu’il y a de naturel dans l’envie vient peut-être de ne vouloir rien prendre au sérieux. Si on n’évite pas la louange par une manière élégante de détourner le propos, on paiera la louange très cher. C’est qu’elle finira mal, par le souci de revenir au ton convenable et aux bonnes manières. Comprenez-vous l’avantage de ne donner que du médiocre à louer ? Et cela non point par de petites causes et un retour à soi, mais par le jeu même des conversations, qui ne sont pas montées pour dire le vrai de l’homme. Car vingt fois j’ai remarqué que l’homme aime à admirer l’homme ; mais il est vrai aussi de dire que l’admirateur prend une sorte de droit sur l’admiré, ce qui est indiscret, et même cruel si l’admiré décline. On n’a jamais essayé le haut et le généreux dans les sociétés ; encore moins dans les sociétés de sociétés, toujours gérées selon une médiocrité qui n’est de personne.

Sans doute, il y a dans les propos de société quelque chose d’inévitablement trompeur qui adoucit les contacts, et qui ramène les sentiments à des abstractions élégantes et faibles. Il n’y a d’amitié que dans la solitude ; il n’est pas bon que le moraliste improvise dans l’expérience même ; cela fausse la société, et fait comprendre l’extrême faiblesse des mémoires de société. Qu’il est difficile, dit le moraliste, d’être content de quelqu’un ! Mais il faut ajouter que la société ne nous demande jamais de dire si nous sommes contents ou non. La misanthropie serait donc un produit de salon, et par délicatesse.