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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XXVII

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Paul Hartmann (p. 93-95).

XXVII

L’ÉGALITÉ PAR LES PENSÉES

Tolstoï est maître de force, non de faiblesse, et fut tel jusqu’à la fin. Nous sommes loin d’avoir développé tout ce riche héritage. Nous l’enfermons en des résumés. N’oublions pas que l’idée antagoniste, qui est l’idée politique, n’a cessé de se développer juridiquement, entourant comme une mer toutes les découpures de nos promontoires. Ordre, hiérarchie, sûreté, épargne, coopération, solidarité, initiative, obéissance, droit et devoir, tout cela foisonne en arguments, conflits, solutions. Quoi de plus raisonnable qu’un juge, un chef de bureau, un colonel ? Tout est réfléchi, tout est pensé, en cette morale civique. L’évidence et la force y éclatent partout. Contre cet allègre gouvernement qui respire à table, à la promenade, au prêche, au sermon, nous pouvons bien dire, refermant Tolstoï, que la loi de charité suffit à tout. Mais, où la pensée manque, rien ne suffit. Il faut rouvrir Tolstoï, au contraire, et débattre, et poursuivre, et assouplir, et adapter. Notre tsar à nous est un administrateur nourri de droit romain : et notre moujick raisonne aussi serré qu’un avocat.

Il s’agit de préparer, d’après l’impulsion de Tolstoï, le nouveau vol de l’idée chrétienne, qui sans nul doute suffit. Je lisais hier que Hegel rassemble ces pensées neuves en trois mots, honneur, amour, fidélité. On peut rebondir de là. L’honneur fut souvent sauvage, brutal, et politique pour finir. Mais l’idée, comme Hegel la reprend et la relève, est grande et forte ; c’est que la volonté libre seule vaut ; ce qui dessine un honneur premièrement solitaire, et sévère pour soi. D’où une autre société ; car l’honneur cherche son semblable, le veut reconnaître, et s’en faire reconnaître ; c’est vouloir tout autre homme libre et fier autant que soi ; cela annule tous pouvoirs et toute contrainte. Qui ne reconnaît ici notre égalité, tant moquée ? Les inégalités sont rabaissées au rang des nécessités inférieures. Un duc n’est qu’un valet d’ordre, et Pascal l’a bien vu. Je laisse à chacun de refaire d’après cela le tableau des valeurs, j’entends de le refaire en chaque action, par une pensée aussi souple que l’eau autour de la roche.

L’amour est éclairé par là ; il ne l’est que par là ; car rien n’est plus ambigu qu’amour, quand on dirait même charité, dès que la source virile ne jaillit plus. L’amour est cette force de foi qui suppose et devine, qui frappe à la forme humaine sans se lasser. Il n’y a rien à attendre de l’amour dès qu’il joue à rabaisser l’autre. Et c’est même une des fautes en profondeur. L’amour veut l’esclave libre et fier, contre l’esclave même ; et, bien mieux, cherche dans l’esclave son maître d’un moment ; car tout homme est inégal et par éclairs. Il faut donc extraire, de l’amour même, la partie clairvoyante et volontaire ; car ce qui est de nature dans l’amour ne nous relève jamais ; et de là on vient à ne se plus fier à la partie fidèle et sûre de soi-même. C’est donc un grand art d’aimer. Et c’est le maternel amour, comme on le comprend aisément, qui est le modèle et la perfection de tout amour. Ici on comprendra le prix d’admirer.

Pour la fidélité, elle est plus cachée. La raison politique nous persuade de juger d’après les actions, et d’abandonner un ami pour l’autre, comme le parfait juge condamnerait d’après un texte son propre fils, mais l’instinct populaire, remontant jusqu’à l’honneur vrai, sent bien qu’il est lâche et vil de retirer confiance à l’autre homme dans le moment où il en a le plus besoin. L’homme vrai, par une réflexion suffisante sur ce beau thème, n’hésitera jamais à choisir ici le parti le plus délaissé, le plus blâmé, le plus libre, d’après cette vue intrépide qu’il n’y a de suffisant dans l’homme que ce qui repose tout entier sur soi. Comme cet évêque Bienvenu, modèle d’honneur et de charité. Mais comme il fit en cette circonstance, faites de même en d’autres et encore en d’autres ; car rien ne revient le même. Et c’est pourquoi il ne suffit pas d’aimer ; il faut penser.