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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XXXIX

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Paul Hartmann (p. 133-135).

XXXIX

LA CONSCIENCE

L’homme le plus simple admire le courage ; mais il veut savoir si c’est bien courage et non point aveugle fureur, ivresse ou témérité folle. Il voudrait être caché dans la conscience même de l’homme courageux afin de savoir le vrai de ce drame entre la volonté et la peur. Le même homme admire la prudence ; mais il est ici encore plus défiant à faire sonner l’or de cette vertu dont le signe est commun et aisément copié. Il ne veut point d’une prudence qui serait lâcheté. Il voudrait savoir que cette prudence est encore une victoire sur quelque passion ; il voudrait y retrouver la force d’âme ; car vertu est puissance et force nullement faiblesse et esclavage. Mais comment savoir ? Le dehors est trompeur. Il se peut bien qu’un cheval affolé de peur bouscule les ennemis ; mille chevaux encore mieux. Cet homme est allé mourir dans la tranchée ennemie ; mais je vous dis qu’il s’est égaré et qu’il fuyait, ou bien qu’il courait là-bas pour se rendre. Voilà que vous balancez entre le bonheur d’admirer et la crainte d’être dupe.

Homme généreux. Il a donné mille francs pour les aveugles de guerre. Mais qu’est-ce que mille francs pour lui ? Et pouvait-il faire autrement ? Il a voulu figurer en bonne place parmi des noms illustres. Qui fera ici la part de la fraternité vraie, de la reconnaissance vraie ? La pitié elle-même n’est pas sans mauvais alliage. Ce visage défoncé, cette trace des forces mécaniques, qui en supporterait la vue sans se croire déjà lui-même menacé, déchiré, jeté dans la souffrance et dans la nuit ? En aidant l’aveugle, il se console et se délivre lui-même. Vous me citez maintenant un honnête homme. Mais c’est peut-être un maladroit ou un timide, et qui n’a point su voler. J’aimerais mieux un voleur courageux. Oui le courage serait encore de pur métal en un bandit, qui s’exposerait à la mort plutôt que de trahir ses complices. Mais n’est-ce pas une brute obstinée et insensible ?

Voici un homme que l’on n’a jamais vu ivre, ni même excité par deux doigts de vin. Mais c’est peut-être un Argan, qui porte son estomac comme un panier d’œufs. Ou, pire, c’est peut-être un fourbe qui craint de se trahir, par cette franchise que le vin conseille. Et cette franchise, en l’homme qui a bu, que vaut-elle ? Est-ce vertu de tout dire, si les confidences coulent de cet homme mal gouverné comme l’eau d’une marmite percée ? J’estime mieux, et bien plus haut, un homme qui sait garder un secret s’il veut le garder. S’il veut. Nous en revenons au même terme. La vertu serait donc le vouloir ? La force du vouloir ?

Pareillement un homme qui sait tout, ou presque tout, ne m’étonne guère si je le vois esclave de l’opinion ; car il n’a fait que subir ses propres désirs, sa propre ambition, et par là toutes les puissances extérieures. Mais l’homme qui ne sait pas beaucoup, et qui s’instruit en ses rares loisirs, avec une peine incroyable, seulement pour honorer sa propre pensée, voilà celui qui mériterait le beau nom de sage. Et j’aime mieux l’erreur de celui-là que la vérité de l’autre.

Ainsi, en tous temps et en tous pays, les hommes cherchèrent la vertu, et surent toujours très bien ce qu’ils cherchaient. Exigeants et défiants là-dessus, comme des peseurs d’or. Assez contents en eux-mêmes du moindre mouvement de courage et de justice pour ne point chercher approbation. Mais occupés d’habiller décemment leurs fautes. Et tous de même. Un romancier a remarqué que le même homme peut se vanter impudemment de services qu’il n’a pas rendus, et se montrer discret sur un service réel et gratuit ; c’est qu’il est payé de sa propre générosité, sans que l’opinion s’en mêle. Ainsi la vertu se cache et l’hypocrisie se montre, ce qui donne vraisemblance à la misanthropie d’estomac. Mais ces faciles déclamations sont sans vérité et sans force. Cet enfer n’est rien ; ce sont des ombres sans consistance, qui ne pouvaient faire mieux. C’est l’amour, au contraire, qui peuple l’enfer, et c’est la lumière du paradis qui fait découvrir des corps réels et un vrai désespoir dans les cercles descendants.