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Mirabeau (Rousse)/Partie 1/Chap II

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 12-14).

CHAPITRE II

Dans « cette vieille citadelle à l’air auguste » naquit, le 26 octobre 1666, un des plus rudes hommes de guerre qui aient bataillé dans les années de Louis XIV : Jean-Antoine Riquet de Mirabeau.

Il venait cent ans trop tard. C’était un soldat de l’autre siècle, un colosse dur comme le fer, impénétrable et tout d’une pièce. On l’aurait pris pour un survivant des arcquebusades de Jarnac ou des chevauchées d’Ivry-la-Balaille ; un Montluc moins les pendaisons, un d’Aubigné sans les Tragiques.

Jusqu’à quarante ans, il avait guerroyé sans relâche ; en Italie surtout ; en Piémont, sous Vendôme. Au combat de Cassano, criblé de blessures, un bras fracassé, le cou traversé par une balle, il avait été laissé parmi les morts. Relevé par hasard, sauvé par miracle, il dut se faire ajuster au cou, pour soutenir sa tête branlante, un collier d’argent qu’il ne quitta plus. « Cassano ! c’est l’affaire où je fus tué », disait-il en parlant de cette aventure.

Peu de temps après, à quarante-deux ans, ainsi accommode, avec son bras en écharpe et sa cravate d’argent, que pense-t-on qu’il ait pu faire ?… Il épousa une jeune femme. « C’était, a écrit son fils, un de ces hommes qui ont le ressort et l’appétit de l’impossible…. » Il le fit bien voir ; car, d’un mariage si hasardeux, ce géant en ruine engendra sept enfants, sans que personne se soit jamais avisé d’en rire.

On peut croire qu’un homme ainsi bâti n’était pas un courtisan fort habile. Une fois seulement, il se laissa conduire à Versailles par le duc de Vendôme qui voulait le faire nommer mestre de camp. La visite ne fut pas heureuse. Une réponse bourrue qu’il fit au Roi y mit brusquement un terme. « Je te présenterai désormais à l’ennemi, lui dit Vendôme, mais jamais à la cour. » Il n’y revint pas, et il fit bien. C’était un de ces héros d’avant-garde qui, dans des armées régulières et dans un royaume bien ordonné, gagnent des batailles et meurent colonels.

Très dur envers ses vassaux de Provence, il les défendait rudement, à son profit, contre les traitants, les sergents du fisc et les commis de la gabelle ; ne cédant rien aux gens du Roi, se moquant des procureurs et des huissiers, dont il a légué à sa descendance la haine orgueilleuse et le singulier mépris ; — familier par accès et à ses heures, jovial avec dignité, aimant à paraître ; et, quoique à demi ruiné, « s’essoufflant à donner à tout ce qui lui tient un air de magnificence » ; au demeurant, ayant mérité ce mot qu’a dit sur lui son petit-fils : « On lui rendit en respects ce qu’on lui devait en honneurs ».

Sa famille ne l’approchait qu’à distance, dans le respect superstitieux, dans le culte redouté de l’autorité paternelle qui ne connaissait ni les caresses ni les baisers. Son fils le dit dans des termes dont la simplicité fait frémir : « Je n’ai jamais eu l’honneur de toucher la chair de cet homme respectable ».

Qu’a pu être le ménage de ce formidable mari ? Belle, jeune et de grande famille, il ne paraît pas que sa femme — une Castellane — ait trouvé le joug trop pesant. Elle n’a rien fait du moins pour l’alléger ou s’en affranchir. Mais ces mornes résignations ont parfois de cruels retours. Veuve et retirée chez son fils, dans une maison livrée à tous les désordres, la pauvre femme fut atteinte, vers ses vieux jours, d’une odieuse folie qui n’était peut-être que le réveil vengeur des feux mal éteints de sa jeunesse.

Tel est le premier ancêtre de Mirabeau qui nous soit bien connu, et avec lequel on puisse lui trouver déjà quelque air de famille. L’énergie, l’égoïsme, un tempérament indomptable, une familiarité grandiose, des airs de magnificence « essoufflée » ; une indépendance rétive que n’intimidaient ni les préjugés du monde, ni le prestige de l’autorité souveraine ;… si l’on ajoute à ces traits notables « l’éloquence mâle » que Vauvenargues prête à ce grand soldat féodal, on aura déjà l’ébauche, l’original grossier d’un type puissant qu’une génération nouvelle va faire revivre, en l’accommodant aux mœurs, aux idées et aux passions d’un autre âge.