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Mirabeau (Rousse)/Partie 1/Chap III

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 15-33).

CHAPITRE III

Des sept enfants de Jean-Antoine, quatre étaient morts sans que, dit-on, l’on ait vu leur père verser une larme. Les trois derniers étaient Victor, Charles-Elzéar et Louis-Alexandre : le marquis, le bailli et le comte.

Quand on parle d’eux, on commence d’ordinaire par le cadet, pour se débarrasser d’abord du moins important des trois frères. J’aime mieux laisser à chacun son rang de naissance, et, comme il convient à des Mirabeau, maintenir au marquis son droit d’aînesse. C’est lui qui a gardé avec le plus de constance et de relief la physionomie et l’accent paternels. C’est lui qui, par ses écrits, a le premier rendu son nom populaire. C’est lui qui a eu, sur la destinée du grand orateur de qui je dois parler, la plus lourde et la plus décisive influence : je vais droit à celui-là, pour tâcher de faire revivre en quelques traits son image.

Il était né à Pertuis, en Provence, le 4 octobre 1715. Un jour, il avait alors sept ans, son père l’interrompit brusquement tandis qu’il lisait un livre d’enfant, et, sans phrases, le fit partir pour Marseille où les jésuites l’attendaient. Il devait revenir rarement à Mirabeau.

À treize ans, il était au service ; à seize ans, il entrait à Paris, dans une de ces académies où les jeunes gens de bonne maison commençaient l’apprentissage de la guerre, du monde et de la cour ; on y faisait un peu de littérature, dans les intervalles du manège, de l’escrime et de la danse.

Le marquis de Mirabeau a écrit qu’à cette époque « il était farouche » ; il n’entendait parler, sans doute, ni de sa conscience ni de sa vertu. La façon dont il raconte la turbulence besogneuse de sa jeunesse nous en apprend assez sur l’austérité de ses mœurs et sur la délicatesse de ses goûts. « Quand mes souliers furent usés, je portai mes bottes…. Mes cheveux, de deux pieds plus longs que ma figure, flottaient autour de mon corps…. La croix de Malte avec cela et un vieux surtout, c’en était assez pour aller au parterre de la comédie, qu’un de mes amis me payait, tantôt l’un, tantôt l’autre !… » Ainsi accoutré, et fait comme un « brûleur de maisons », il était devenu la terreur des loges et du chauffoir.

Un soir, malgré la présence de la duchesse de Bourbon, il menait au théâtre un tel vacarme qu’il fallut, pour le mettre à la raison, faire entrer la maréchaussée dans le parterre.

Ce n’était pas seulement à la comédie que « tantôt l’un, tantôt l’autre » payait pour lui. Épris d’une comédienne, il devint son amant par surprise, et, sans plus d’argent que de scrupules, cet adolescent « farouche » partageait philosophiquement, « tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre », les nuits changeantes de Mlle Dangeville.

C’étaient là des échappées de jeunesse qu’à vingt ans un enseigne de dragons, marquis en espérance, pouvait sans trop de scandale se permettre. Quelques années après, il fit bien pis. À vingt-huit ans, il quitta le service pour se marier ; et il se maria, pour son malheur. Il se maria par intérêt, par ambition d’argent et d’affaires ; par curiosité d’utopiste aussi ; pour avoir des terres à gouverner, des théories agricoles à essayer, des méthodes de labourage à mettre en pratique. Sa fiancée, dont il ne s’inquiétait guère, était la fille d’un marquis douteux du Soissonnais, M. de Vassan : une jeune personne à peu près fille, à peu près veuve ; mariée d’abord à douze ans à un vieillard, et qu’on avait fait rentrer le soir dans son couvent. Ce vieux mari ne dura guère. Le jeune Mirabeau vit sa femme pour la première fois le jour où l’on signa le contrat. Quant à sa belle-mère, il s’aperçut ce jour-là seulement « que la visière de son esprit n’était pas bien droite »…. Rien n’y manquait : ce mariage de raison était, de tous les côtés, la plus plate des folies, qui en promettait et en amena beaucoup d’autres.

À peine marié, le marquis donna l’essor à toutes les chimères logées à l’étroit dans sa vaste tête, pêle-mêle avec une cohue de préjugés et de paradoxes.

Infatué de sa noblesse surfaite, engoué des nouveautés à la mode, il avait deux marottes qui ne devaient pas bien aller ensemble, mais que sa vanité forçait à cheminer de compagnie : ressusciter une grande existence féodale, et faire, par principes et droit de nature, le bonheur du genre humain. C’est lui qui disait sans rire : « Il n’y a jamais eu qu’une mésalliance dans notre famille, celle des Médicis » ; et plus tard, se trompant de trois siècles : « Depuis cinq cents ans, on a toujours souffert des Mirabeau qui n’étaient pas faits comme les autres ».

Ce marquis de fraîche date veut être duc ; et il achète aux Rohan le fief de Roquelaure, sans l’aller voir, comme il s’est marié.

Le lendemain, on lui montre qu’il a payé cent mille francs de trop ; il plaide pour rentrer dans son argent, et redevient marquis comme devant. Mais ce duc sans duché est en même temps un agronome de premier ordre ; il veut labourer à sa guise, et il bouleverse à grands frais la terre de Sauvebœuf, qui appartenait à sa femme. Dans le même temps, il achète, à cent lieues de là, le domaine du Bignon, tandis qu’à l’autre bout de la France, il projette un canal qui doit faire du terroir pierreux de Manosque une petite Beauce provençale.

Ce n’est pas assez ! il lui faut un hôtel à Paris pour recevoir les beaux esprits et les philosophes. Et il achète une maison rue Bergère, qu’il troque aussitôt contre une autre rue de Seine ; tout cela en moins de quatre ans. Il est déjà ruiné plus qu’à moitié. Et comme son notaire scandalisé se récrie : « Sachez que je ne me conduis pas en affaires par des principes communs », répond-il fièrement.

Il avait bien raison. Ce sentencieux écervelé n’était pas un homme ordinaire. Dans sa large tête s’était entassée en quelques années, on ne sait comment, une masse énorme d’études confuses, de connaissances désordonnées ; et, dans les intervalles de ce fatras, dans les fondrières de ce chaos, la vanité tenait toute la place que le sens commun laissait vide.

Le jeune marquis n’était pas homme à garder pour lui des trésors dont, seul, il croyait connaître tout le prix. L’exubérance native de sa faconde provençale, l’estime prodigieuse qu’il avait de lui-même, l’intérêt affectueux qu’il portait, de loin, à l’humanité, tout lui commandait de répandre largement ses idées, et de révéler aux hommes des secrets indispensables à leur bonheur.

Il avait eu, dès son enfance, le goût, puis la passion d’écrire. Il s’était débrouillé l’esprit en rimant, comme bien d’autres, des tragédies. Sous-lieutenant, il avait composé un poème didactique où il enseignait aux généraux l’art de la guerre.

D’ailleurs il venait au monde à propos, dans un temps où son activité allait se trouver à l’aise, où il pourrait montrer, avec le mérite qu’il avait, le génie qu’il croyait avoir.

Pendant le long règne de Louis XIV, les grands écrivains qui l’ont illustré avaient gardé, sur la politique et sur le gouvernement des États, une réserve, que leur conseillait la prudence, mais qui ne coûtait rien à leur sagesse. Telle n’était pas la pente de leur génie.

L’homme, bien plus que les hommes, avait occupé leur pensée. De grands ministres, des administrateurs habiles avaient mis la main aux affaires publiques. Les parlements, par leurs arrêtes, les assemblées provinciales, par leurs vœux, y avaient eu leur part, mal définie et sans cesse disputée. Mais les particuliers n’avaient, en ces matières, ni liberté d’examen, ni droit de remontrance.

Si quelques-uns s’en inquiétaient, si déjà, du temps de La Bruyère, « des citoyens obscurs s’instruisaient du dedans et du dehors d’un Royaume, étudiaient le gouvernement, savaient le fort et le faible d’un État », c’étaient des rêveurs solitaires que le public connaissait à peine. Et lorsque, vers la fin du règne, les Vauban, les Beauvilliers, les Fénelon se mêlèrent de critiquer discrètement les impôts, les finances et les abus « du royaume de Sésostris ou d’Idoménée », un blâme majestueux du grand Roi, un mot tombé de ses lèvres sur « les beaux esprits chimériques de son royaume » suffirent pour faire justice de ces puériles allégories et de ces curiosités téméraires.

Mais, le Roi mort, c’est en haut que la digue se rompit d’abord et que le torrent déborda. Les désordres exemplaires, l’impiété affichée de la Régence ouvrirent la brèche, du côté de la religion et de la morale tout au moins, aux pires audaces du libertinage. Si la parole et la pensée n’avaient pas encore toutes les libertés, elles avaient déjà toutes les licences ; et, quels que fussent leurs excès, elles comptaient des complices trop puissants pour ne pas être, en dépit des lois, assurées de l’impunité.

La cour avait donné le signal, la maison du Roi avait ouvert la tranchée ; on sait comment de grands écrivains, des pamphlétaires redoutables travaillèrent à l’élargir ; et comment se fit jour, sous le prête-nom ambigu de la philosophie, le droit de penser, de parler et d’écrire.

Dans cette campagne qui dura plus de cinquante ans, toutes les passions se donnèrent carrière. Les plus nobles esprits s’y rencontraient avec les plus décriés et les moins honnêtes. Toutes les ambitions, tous les talents se jetèrent dans cette mêlée où chacun combattait avec ses armes ; où Voltaire lui-même ne fut qu’un éclaireur incomparable ; où Candide et les Lettres persanes n’étaient que des escarmouches d’avant-garde, et où l’Encyclopédie représentait assez bien la plus pesante des machines de guerre, qui s’embourba lourdement avant la fin de la bataille.

C’est surtout avec Montesquieu et l’Esprit des lois que s’établit en France, par la plus solide et la plus légitime des conquêtes, cette puissance nouvelle qui appartient à tous, dont tous ont abusé chez nous tour à tour ; dont ni les fautes ni les crimes ne doivent faire oublier les bienfaits ; et qui, malgré d’effroyables intervalles de servitude et d’anarchie, n’a pas cessé de s’appeler la liberté.

On voudrait en vain compter les écrits que l’œuvre de Montesquieu a fait naître. Sa concision irritante, ses obscurités calculées, l’air de désordre qui règne, par endroits, dans ce grand ouvrage, étaient comme autant de défis habiles jetés à la curiosité du public.

Des esprits ingénieux s’appliquèrent à deviner les énigmes, à déchiffrer les oracles dont le sens échappait à la sagacité du vulgaire. Comme les Pandectes, l’Esprit des lois eut ses scoliastes et sa glose.

De cette multitude d’écrits, le plus long, le plus lourd, le plus diffus et le plus touffu est assurément l’Ami des hommes ; c’est peut-être aussi le plus remarquable. Il a été pendant un temps populaire ; il a mérité de rester célèbre. C’est un de ces livres dont tout le monde parle, que presque personne ne connaît, et que, dans chaque génération, un citoyen courageux devrait lire, pour en dispenser tous les autres.

Le marquis de Mirabeau n’en était pas à son coup d’essai. Cet administrateur désordonné, ce propriétaire nécessiteux et prodigue se croyait, par vocation de nature, le législateur, l’économe providentiel du genre humain.

Près de dix années auparavant, en 1747, il avait laissé courir en manuscrit un « testament politique » où, s’adressant, par avancement d’hoirie, au fils qu’il n’avait pas encore, il lui disait gravement : « Ruminez ceci, c’est écrit en cinq jours, mais pensé pendant des années ».

Ce que le petit Mirabeau devait « ruminer » en venant au monde, c’était un énorme traité sur les droits et les devoirs des seigneurs, où ce seigneur intraitable accablait de ses railleries les « préposés de la cour », c’est-à-dire les intendants de province établis par Richelieu, « l’autorité puante, la paresse de cette clique,… cette sorte de magistrature informe et monstrueuse qu’on a donnée à des gens aussi fripons qu’avantageux, et l’apparence de crédit que semblent avoir ces gens-là…. Appliquez-vous attentivement et sourdement à les perdre, dit-il à son fils, écrasez le scorpion et n’en approchez pas. »

En 1750 paraissait, sans nom d’auteur, un ouvrage qui fit grand bruit ; c’était un mémoire sur les États provinciaux, dans lequel, prenant sur les esprits les plus hardis de son temps une avance de plus de vingt années, le marquis de Mirabeau combattait à outrance la centralisation du pouvoir ; organisant à sa façon les pays d’élection et les pays d’états ; professant le doublement du Tiers « qui est de droit, dit-il, puisque c’est lui qui porte le poids principal des charges », et la délibération par tête, conséquence nécessaire du doublement.

« Le doublement du Tiers, le vote par tête !! » Le marquis de Mirabeau écrivait ces mots en 1750, quarante ans avant le serment du Jeu de Paume. On sait comment, le 23 juin 1789, l’orateur du Tiers-État devait résumer dans une seule phrase toutes les idées de son père.

Je n’ai à faire ni la critique, ni l’analyse de l’Ami des hommes. De plus habiles ont reculé devant ce labeur ; d’autres n’y ont réussi qu’à moitié. Il faut bien du courage pour pénétrer dans ce labyrinthe, et pour chercher à tâtons le bout du fil ; mais, à travers ce brouillard d’idées, de rêves et d’utopies, dans ce demi-jour où se croisent d’inextricables détours, de loin en loin percent de grands coups de lumière. De ces divagations épaisses se dégagent alors les questions les plus vivantes qui puissent intéresser les sociétés humaines, celles qui devaient surtout surprendre et troubler une grande nation accablée de maux et de vieillesse, avide de rajeunissement et de nouveautés.

Aujourd’hui encore, dans les lourdes digressions de ce monologue confus, nous retrouvons presque toutes les idées qui nous tourmentent, presque toutes les passions qui nous agitent, presque tous les dangers qui nous menacent.

Est-ce l’Ami des hommes d’il y a cent ans, ou un publiciste d’aujourd’hui qui, effrayé du dépeuplement de la France, écrit dans sa langue bizarre et hardie :

« Le premier des biens, c’est d’avoir des hommes. Je voudrais que chaque fille mère reçût dix écus pour prix du présent fait à l’État…. Il est indifférent à la terre de produire des chèvres ou des hommes…. Les hommes multiplient comme des rats dans une grange, s’ils ont les moyens de subsister…. »

Est-ce dans l’Ami des hommes ou dans un journal d’hier qu’on lit des phrases comme celles-ci : « Le rentier est un oisif qui jouit…. La plupart des maux de la société lui sont dus…. Les grandes fortunes sont dans un État ce que sont les brochets dans un étang…. Je ne connive pas avec les idiots ou les gens de sac et de corde qui prétendent qu’il faut que le peuple soit misérable…. La colère du ciel ne fait magasin que des pleurs du pauvre opprimé…. »

Qui a prononcé, quarante ans avant les conventionnels, ce mot de Fraternité, que nos révolutions et nos haines d’un siècle rendent presque odieux aujourd’hui ? « Je me range devant le porteur d’eau qui passe, parce que le pauvre homme est chargé ; j’accepte le contact d’un mendiant dont l’odeur infecte et les haillons me reprochent une fraternité méconnue !… » Et à propos de la traite des nègres : « Il faut nous fraterniser dans le nouveau monde comme dans l’ancien ».

Et les vues sur le crédit public, encore tout meurtri des expériences de Law et des écueils du Mississipi ; et la théorie du libre-échange disputant aux règlements jaloux de Colbert le marché fermé de la France…. Et les pages superbes sur le défrichement des landes de Gascogne !… sans compter les traits d’esprit, les mots sanglants, les pastiches de La Bruyère ou de Saint-Simon, sur « les gens de plume et d’écritoire faisant place à tous les potirons que la haute faveur élève de toute part ! » Enfin cette apostrophe audacieuse adressée au Roi lui-même ; « Votre Majesté n’a-t-elle jamais pensé que l’air impératif et dédaigneux que l’on donne à ses statues est ou puéril ou fâcheux ?…  » Enfin ce pressentiment prophétique de la Révolution qui, s’avance : « Ceux qui ne voient pas le danger sont bien aveugles, car nous y touchons ». Tout cela jeté pêle-mêle, au hasard, sans points d’arrêt et de repère ; enveloppé, a dit Grimm, dans « un jargon sensible, onctueux et mystique », que traversent des éclairs de gaîté gauloise et de malice plébéienne ; sans que, d’ailleurs, l’orgueilleux marquis se relâche un instant de ses prétentions nobiliaires et de ses airs de grand seigneur. D’un mot juste et rapide, M. de Tocqueville a bien rendu la philosophie de ce chaos : « C’est l’invasion des idées démocratiques dans un esprit féodal ».

La publication de l’Ami des hommes souleva dans toute l’Europe des transports d’admiration. À Paris ce fut « une furie ». Aux enchantements de la renommée, la mode ajouta ses extravagantes faveurs. Bientôt découvert sous son pseudonyme philanthropique, le marquis fut pris au mot et faillit y perdre son vrai nom. On ne l’appelait que l’Ami des hommes ; on « faisait foule » pour le voir passer par les rues ; et, pendant toute une saison, il connut les derniers enivrements de la gloire. Des avocats fameux le citèrent en plaidant devant la grand’chambre ; elle titre de son livre servit d’enseigne aux boutiques.

Au plus fort de ses succès, ce publiciste déjà célèbre devint, par surcroît, économiste et physiocrate.

Vers 1750, dans un entresol de Versailles, au-dessus de la chambre à coucher de Mme de Pompadour, logeait un petit homme alerte et bizarre, audacieux et prudent, frondeur et rêveur ; savant sans renommée, qui avait tout appris et tout renfermé dans les compartiments étroits d’une intelligence puissante ; honnête homme sans vertus et sans vices, qui se piquait de rester fidèle à ses principes en les accommodant aux exigences de sa fortune, et de rester fidèle à ses amis sans se trop aventurer pour les défendre.

Le docteur Quesnay était chirurgien de son état. Fils d'un pauvre avocat de bailliage, poussé à la cour par une femme d’intrigue, il était devenu le médecin ordinaire de la maîtresse du roi, le domestique de sa santé, l’économe distrait de ses plaisirs ou de ses faveurs.

Témoin dangereux des manèges de la cour, mêlé, sans s’y trop salir, à de louches entremises, établi commodément au cœur des plus scandaleux abus, vivant de l’aisance et du crédit qu’il leur devait, il les regardait sans colère et les notait sans pitié.

Mais les petits appartements de Versailles et les cabinets du Roi n’étaient pas tout son horizon. Il avait été élevé à la campagne, au milieu des laboureurs ; travaillant avec eux à la métairie de sa mère ; et à douze ans, il avait appris à lire dans la Maison rustique de Liebault. Ce médecin de ruelles aimait la terre en paysan, le peuple en plébéien ; et, dans les loisirs de sa sinécure, c’est de ce côté que se portaient ses pensées. Peu à peu, sous l’étreinte d’un esprit durement trempé, elles prirent, comme tout ce qu’on y jetait, la forme raide et cassante d’un système.

C’était un édifice politique laborieux et symétrique, au-dessus duquel flottaient un vague déisme et un royalisme équivoque ; un ordre physique et social dont la nature elle-même lui avait livré le secret pour assurer à jamais la multiplication, le bonheur matériel du genre humain, pour en bannir la misère, et pour fonder, sur le bien-être de chacun, l’amélioration morale de tous.

Cette froide utopie s’appuyait sur des calculs infaillibles, sur des théorèmes abstraits, sur une algèbre mystique dont les initiés connaissaient seuls les formules.

Ce qu’en peut comprendre le vulgaire, et ce qu’il en faut retenir quand on n’est pas économiste en titre d’office, ce sont ces deux axiomes encore débattus aujourd’hui : La terre est pour une nation la source unique de toute richesse ; — L’impôt sur la terre est l’unique redevance due par les sujets au souverain.

On voit assez par quels endroits ces idées touchaient à celles de l’Ami des hommes. Quesnay en fut frappé. Il voulut voir le marquis de Mirabeau. L’abord fut orageux, mais dès la seconde rencontre le maître avait un disciple, le prophète avait un apôtre et bientôt, grâce à ce prosélyte ardent, une école.

L’intimité de ces deux hommes n’allait pas sans quelques révoltes. Le marquis était dompté plus que soumis, sous le joug plus que sous le charme ; et il ne cédait qu’en frémissant :

« Il me fallut courber le front sous la main crochue de l’homme le plus antipathique à ma chère et natale exubérance, le plus aigre aux disputes, le plus implacable à la résistance, le plus armé de sarcasmes et de dédain…. »

Les physiocrates ne voulaient rien devoir aux philosophes ; mais entre les esprits, sinon entre les écoles, une commune ardeur de nouveautés et de réformes avait établi des liaisons inévitables. Quesnay donnait des articles à l’Encyclopédie ; et, toutes les semaines, dit-on, son entresol réunissait aux voyants de l’ordre naturel et du produit net les pontifes laïques de la philosophie. Dans ces soupers, où Mme de Pompadour se laissait voir par instants, Dupont de Nemours, l’abbé Burgault et Menier de la Rivière devisaient amicalement avec Diderot, d’Alembert, Duclos, Helvétius, quelquefois avec Turgot et Buffon.

Rien, n’égalait l’orgueil de Quesnay et de ses élèves. Dans leurs écrits comme dans leurs discours, tout était irréfutable, tout était évident. Ils avaient ces airs déplaisants de certitude et d’autorité, d’enthousiasme niais et de crédulité présomptueuse qui font d’un érudit un pédant, d’un disciple un adepte, d’une école une secte, et d’une église une pagode. Mais, quoi qu’on en puisse penser, on ne saurait parler à la légère d’une doctrine dont Turgot a tiré le fond même de sa politique. Et quand on a fait le tour de toutes les idées que remuait ce petit cénacle, on reconnaît qu’il n’en est presque aucune qui n’ait bientôt après bouleversé le monde et qui ne le trouble encore aujourd’hui.

J’ai dit que Quesnay était prudent. Mirabeau ne l’était guère. Ses succès avaient enflé son audace. Pour laisser à la science le champ libre, pour faire donner à la terre tout son rendement, il fallait arracher d’abord les plantes parasites qui la dévoraient, c’est-à-dire détruire la compagnie puissante qui tenait dans ses mains la ferme des impôts. « Renversons la Ferme d’abord, et nous aurons assez fait pour la régénération. »

C’est de ce côté que le « tenace docteur » lança son lieutenant. Il y courut tête baissée. En quelques mois, il écrivit un gros livre qui avait pour titre : la Théorie de l’impôt, et pour conclusion pratique la suppression immédiate de la compagnie. Sans aller jusqu’au bout de la préface, on pouvait prévoir quel serait le sort de l’auteur et de l’ouvrage. Il y avait dans les vingt premières lignes le contrepoids de vingt lettres de cachet. Le 16 décembre 1760, l’Ami des hommes fut arrêté chez lui, le plus poliment du monde ; et, par un retour anticipé des choses d’ici-bas, emprisonné pendant huit jours dans le château de Vincennes, où, plus tard, il devait tenir son fils enfermé pendant quatre années. Au bout de la semaine, il fut invité à s’en aller au Bignon et à n’en point sortir sans un ordre du Roi.

L’exilé ne prit par son exil au tragique. Il était établi commodément, à vingt lieues de Paris, dans une terre qu’il aimait, au milieu de ses paysans qu’il « exhaussait jusqu’à lui en leur touchant dans la main et en baisant au front leurs enfants ».

Le paysage était charmant : « un petit panier d’herbes, si drôlement mélangé d’arbres, de bocages, d’eaux et de culture, qu’on dirait que tous les oiseaux de la contrée s’y sont donné rendez-vous ». On croit voir un trumeau de Lancret ou de Boucher.

Dans cette aimable retraite, les lettres et les compliments lui arrivaient par ballots ; les visites par carrossées. Enfin, une jeune dame de ses amies avait consenti à partager sa disgrâce ; et cette agréable intimité, dont Mme de Mirabeau ne pressentait pas alors le danger, donnait à l’heureux marquis tout ce que l’attrait d’une liaison naissante pouvait ajouter aux jouissances de sa bruyante célébrité, et au parfait contentement qu’il avait de lui-même.

Jamais l’Ami des hommes n’avait jeté sur l’humanité un regard plus satisfait. Jamais sa bonne humeur ne s’était répandue en propos plus hardis et plus fantasques. Il lui plaît d’être martyr à si bon compte. Il ne veut être rappelé ni trop vite ni par grâce. Et comme le bon duc de Nivernais lui conseille de se ménager un appui auprès d’un ministre roturier : « Un appui à la cour ! s’écrie-t-il dans un accès de verve campagnarde. L’appui d’un honnête homme est en la Providence, dans sa propre force, et dans les hommes qui toujours se rallieront à l’honnêteté comme les renards à l’odeur du hanneton. Appui à la cour ! Il faut que je fasse charbonner cette sentence sur la porte de mes privés…. »

C’est à cette époque y je crois, que, non content de s’être fait le législateur du genre humain, l’Ami des hommes voulut étendre sur la république des lettres sa juridiction paternelle, et couronner de ses propres mains le plus grand poète de son temps. Son choix tomba sur… Lefranc de Pompignan ! Il écrivit, en son honneur, « un vaste panégyrique qui tient, à lui seul, la moitié d’un gros in-4 ». S’il faut en croire Laharpe, qui n’avait pas la main légère, « c’est un chef-d’œuvre dans le genre de l’amphigouri, écrit par un homme qui n’avait de l’imagination méridionale que le degré d’exaltation qui touche à la folie ». Quant à Voltaire, il ne dit rien, mais il dut bien rire.

Le marquis de Mirabeau avait alors quarante-six ans. Il était dans toute sa gloire. Chef de famille obéi, sinon respecté, sa femme, qui n’était ni belle, ni bonne, ni aimable, lui avait donné, à défaut de tendresse, tout ce qu’il avait jamais souhaité d’elle : un héritier mâle qui devait continuer son nom et sa race. À ce fils qui avait douze ans, il n’avait encore à reprocher que sa laideur, et il avait quelque pressentiment de son génie.

C’est à ce moment unique de sa vie que je quitte, à regret, cet homme étrange, pour le retrouver bientôt, par échappées, accablé de chagrins, entouré de ruines, aussi décrié, aussi haï qu’il avait été populaire ; aux prises avec tous les siens révoltés ; trouvant dans son fils le châtiment et la satisfaction suprême de son orgueil. J’en ai dit assez pour faire connaître à peu près le terrible père de ce terrible fils.

C’était un politique très hardi, auquel le bon sens a souvent manqué ; un philosophe équivoque, dont l’esprit voyait droit et la conscience de travers ; un écrivain de génie, absolument dépourvu de goût et de mesure, qui s’est bien jugé lui-même : « Mon style, fait en écailles d’huîtres, dit-il, est si surchargé de différentes couches d’idées, qu’il aurait besoin d’une ponctuation particulière pour être débrouillé ». C’est bien cela ! — Mais, malgré tout, on ne peut lire dix lignes de ce fatras rugueux et superbe, sans que le nom de Saint-Simon vous vienne malgré vous à la pensée ; un Saint-Simon presque aussi grand peintre que l’autre, mais bien plus large, plus ouvert ; j’ose le dire, plus vivant ; aussi prodigue et dépensier de lui-même que l’autre est borné dans ses étroites visées ; plus obscur aussi et plus difficile à pénétrer, parce qu’au lieu d’une seule idée, il en a mille.