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Mirabeau (Rousse)/Partie 2/Chap VII

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 96-108).

CHAPITRE VII

Depuis ce procès mémorable, six années s’écoulent encore avant que la politique prenne Mirabeau tout entier. Mais chaque jour elle l’attire davantage et l’engage de plus près.

L’arrêt qui le séparait de sa femme avait brisé le dernier lien qui le retenait à la classe où il était né. À la barre du parlement d’Aix, les acclamations des petites gens, des clercs de la basoche, des « aboyeurs de la chicane », lui avaient fait entrevoir une force inconnue dont il s’était senti le maître, et qu’un jour peut-être il pourrait, sans trop d’effort, assujettir à sa fortune.

Entouré d’une clientèle recrutée d’avance dans les bas quartiers de la ville et sur le cours du roi René, il avait fait, dans ce prétoire tumultueux, l’apprentissage de la popularité ; popularité de province, clientèle de faubourgs et de Palais qui contentait, faute de mieux, cette âme bruyante, avide de louanges, presque aussi facile sur la qualité de ses succès que sur le choix de ses plaisirs.

Bientôt enfin, pour dépayser sa mauvaise renommée, peut-être aussi pour goûter sans contrainte les premières douceurs d’une liaison nouvelle, Mirabeau passait en Angleterre avec Mme de Nehra, la seule femme qui ait mis, pendant un temps, quelque dignité dans cette vie d’aventures, et qui ait fait pénétrer dans cette âme épaisse une lueur de tendresse et d’amour.

Là, pour la première fois, il eut sous les veux le spectacle d’un pays libre, où, malgré des préjugés séculaires et des privilèges de race auxquels la nation tout entière attachait son orgueil, le pouvoir appartenait, entre tous, aux plus hardis et aux plus habiles. Il ne paraît pas qu’il se soit épris autant que d’autres de cette constitution si vantée ; mais à la Chambre des communes, il vit un ministre de vingt-trois ans gouvernant, sous un roi sans grandeur, la politique de son pays, et débattant en maître, avec ses rivaux, les affaires du monde. En écoutant William Pitt, il dut sentir ce que, dans une démocratie patricienne, le prestige d’un nom célèbre ajoute au pouvoir de l’éloquence, tandis qu’aux acclamations qui saluaient les discours de Fox et de Sheridan, il pouvait mesurer le peu que pèsent les vertus ou les vices des hommes dans la morale aveugle et sourde des partis. Il n’en fallait pas tant pour rassurer une conscience moins robuste que la sienne et pour faire disparaître à ses yeux tous les obstacles qui, dans son passé, pouvaient gêner son avenir.

Maintenant, il a trouvé sa route. Il s’y engage d’un pas sûr.

Comme le père est l’ami des hommes, le fils est l’ami des peuples, le précepteur des rois, l’homme d’État désigné de toutes les républiques, le ministre consultant de toutes les monarchies. Il adresse des conseils à la Suisse, des avis aux Bataves, des enseignements aux Hessois, des avertissements aux Américains, des remontrances à l’empereur d’Autriche, et des leçons de politique au roi de Prusse. Mais c’est à la France qu’il garde le meilleur de son éloquence.

Politique, finances, guerre, commerce, agriculture, industrie ; depuis des plans de constitution jusqu’aux embellissements des villes et à l’architecture des théâtres, tout ce qui passe à portée de sa plume, il faut qu’il y touche, qu’il l’examine, le critique et le corrige ; que ce brouillon de génie dise sur tout son avis en maître. C’est la mouche colossale de ce coche vermoulu, qui bourdonne autour des chevaux, gourmande le cocher, harcèle l’équipage, pousse aux roues, « fait avancer la machine », et la fait verser enfin dans la fondrière d’où l’on verra ensuite à la tirer pour la remettre à neuf et la reconstruire de toutes pièces.

Dès son retour de Londres, il entre dans la lutte par les questions d’argent et d’affaires. Criblé de dettes, il croit avoir ses raisons pour s’y connaître. Le hasard lui vient en aide, et l’occasion semblait l’attendre.

Law était mort depuis cinquante ans, et le système avait sombré dans une épouvantable débâcle ; mais l’agitation qu’il avait fait naître avait survécu à ce désastre ; de tant de ruines était sortie cette force inconnue qui devait un jour fonder le crédit public et la fortune mobilière de la France.

Chassés de leur pays par les discordes de leur petite république, des banquiers genevois avaient apporté à Paris les secrets et les ressources de leur opulente industrie. Clavière, Panchaud, Necker, avec eux bien d’autres encore, propageaient autour d’eux, avec le crédit de leur bonne renommée, l’exemple contagieux des gains rapides.

Bien des gens ne voyaient pas sans défiance cette bande d’émigrés laborieux et corrects, sentencieux et durs, qui, non contents de s’enrichir honnêtement dans un temps où la misère publique était à son comble et où les coffres du Roi étaient vides, se poussaient peu à peu, par d’adroites entremises, dans les grands emplois de la politique, et dirigeaient vers le gouvernement de l’État l’ardeur austère de leur ambition calviniste.

Il se fit contre eux, dans de certains esprits, un mouvement semblable à celui qui s’est fait naguère contre des financiers d’une autre Église et des publicains d’une autre foi. Peut-être était-ce, seulement, l’irritation que fait naître dans une société dépensière, envieuse et gênée le spectacle déplaisant du travail, du succès et de la richesse. « Ne pouvant y atteindre, vengeons-nous à en médire », a dit Montaigne en parlant de la grandeur.

Peu à peu cependant, écu par écu, la vieille épargne française, casanière et défiante, entr’ouvrait ses cassettes à grosses serrures et ses tiroirs à secret. Tout conspirait contre sa prudence.

Tandis que l’État, à moitié ruiné par les gaspillages et les défaites du dernier règne, épuisé par les armements généreux de la guerre d’Amérique, multipliait les emprunts pour remplir au jour le jour ses caisses vides, des spéculateurs habiles tentaient le public par des annonces pleines de promesses, et par l’appât bruyant de leurs combinaisons infaillibles.

Dans ces temps d’innocence financière, on comptait jusqu’à trois banques par actions ! C’était plus qu’il n’en fallait pour faire sortir des coffres-forts des bourgeois de Paris les vieux louis d’or échappés, un demi-siècle auparavant, aux écueils du Mississipi. Mieux valait encore prêter son argent au Roi contre une rente que de le laisser prendre à fonds perdus par l’impôt. Mieux valaient les bons de la Caisse d’escompte, de la Société des Eaux, voire les actions de la Banque de Saint-Charles et de la Compagnie des Philippines, cautionnées par le patronage tranchant de M. de Calonne, que l’encaisse stérile et les lentes économies dont s’était contentée la sagesse étroite des gens d’autrefois.

C’étaient là du moins les amorces à l’aide desquelles des financiers et des publicistes sans scrupules attiraient l’argent du puplic. Mais bientôt après, comme aux plus beaux jours du système, un agiotage effréné enflait et dégonflait tour à tour les titres surmenés de ces aventureuses entreprises. Les actionnaires ruinés criaient vengeance ; et, comme toujours, la misère furieuse des petites gens s’en prenait au gouvernement des déceptions contre lesquelles il n’avait pas su les défendre.

Mirabeau, comme presque tous les prodigues, avait pour la fortune publique une irrésistible sollicitude. Il se précipita dans la mêlée. Il y apporta, avec la furie de son tempérament indomptable, le cynisme ingénu et l’intrépide admiration de soi-même qui était un des signes particuliers de sa race. « Quand on sait bien ses quatre règles, écrivait-il à Chamfort, qu’on peut conjuguer le verbe avoir, et qu’on est laborieux, on est un aigle en finances. »

Coup sur coup, en cinq mois, il publia cinq ouvrages dans lesquels, avec une vigueur sans égale, il combattait la hausse effrontée des actions et les agioteurs qui menaient cette campagne. « Je faisais fléchir à mon gré le balancier de la Bourse, écrit-il à son père ; j’ai déjoué l’agiotage sous toutes les formes, et j’ai fait rebrousser les Philippines. »

Est-ce de son chef, en enfant perdu de la morale publique, qu’il s’était jeté dans la bataille ? non pas. C’est M. de Calonne « qui l’a lancé ». Mirabeau le dit lui-même dans vingt endroits. Il écrivait sur des notes secrètes que lui faisait passer le ministre.

Était-ce un service payé qu’il rendait ainsi à l’État, et à des amis puissants engagés dans ces affaires ? Il s’en défend trop mal pour qu’il soit permis d’en douter. Était-il pour cela, comme l’en accusait son père, « taré de vénalité », et avait-il vendu sa conscience avec sa plume ? Je n’en crois rien. Sa conscience était d’accord avec son profit. Il soutenait, moyennant salaire, une cause qu’il croyait juste. Mais, même pour un homme politique, une mauvaise réputation est parfois un bagage incommode ; et c’est le malheur de Mirabeau qu’à chacun de ses actes, de ses écrits ou de ses discours, on soit obligé de se demander si ce gagiste éloquent ne sert pas à contre-cœur la cause qu’il plaide et le client qui l’emploie.

Parmi ses ouvrages financiers il y avait, en outre, des plagiats effrontés , ou plutôt des larcins véritables. Un de ces écrits apocryphes fut vendu deux fois sous deux noms différents : d’abord au ministre, sous le nom de Mirabeau ; ensuite à un libraire, sous le patronage posthume de Turgot. Ils ne l’avaient fait ni l’un ni l’autre. L’ouvrage était tout entier de Dupont de Nemours ! mais le hardi plagiaire ne sut pas prendre ses sûretés ; et les plaintes de l’auteur dépouillé n’ajoutèrent rien à sa gloire.

« Lancé » d’abord par M. de Calonne, bientôt après, l’aimable ministre l’immolait en souriant aux intérêts changeants de sa politique, supprimait, d’une main légère, les pamphlets qu’il lui avait lui-même commandés, et, pour défendre la Compagnie des Eaux, rentrée en grâce, « déchaînait contre lui ce saltimbanque de Beaumarchais ».

Mirabeau se promit une vengeance mémorable, et, prenant corps à corps le ministre qui l’avait ainsi « déserté », il lui écrivit une lettre véhémente où l’on trouve, au milieu de prolixités insupportables, le portrait le plus ressemblant qui ait jamais été tracé de cet homme d’État présomptueux, fuyant et frivole. « On croit trop aisément que vous savez ce que vous comprenez ; que vous comprenez ce que vous écoutez d’un œil spirituel et fin ; que l’on vous décidera facilement à ce qu’on vous a démontré. Ce sont autant d’erreurs. Uniquement occupé… d’échapper à la difficulté du moment, de trouver les moyens d’être ministre demain, sans savoir comment vous le serez dans huit jours, vous voulez des expédients et non pas des conseils, des prôneurs et non pas des amis, des louanges et non pas la vérité. Pourvu… que vos coteries vous encensent et que vos obsesseurs ne vous grondent pas, que votre inexprimable légèreté l’encontre des distractions, et que rien ne vous arrache à vos plaisirs, les affaires vont toujours assez. »

Voilà bien le portrait vivant de M. de Calonne ;… d’autres pourraient s’y reconnaître.

Ce qui gâte un peu cette verte semonce, d’abord c’est qu’elle est prudemment datée de Berlin ; ensuite, c’est que cette lettre ne parvint jamais à son adresse.

Comment Mirabeau se trouvait-il à Berlin au moment où le grand Frédéric allait mourir ? À quel titre put-il obtenir des audiences presque familières du vieux roi ? Comment enfin, quelques mois après, le voit-on revenir en Prusse, avec Mme de Nehra, chargé, sans nul doute, d’une mission secrète par le gouvernement français, et par « le Calonne » qu’il avait traité si durement ? Ses biographes ne sont pas d’accord sur ce point. Ce qui paraît certain, c’est que, tout en se plaignant très haut « de l’existence amphibie » qu’on lui faisait mener en Allemagne, il acceptait cette ambassade équivoque comme le stage de quelque grand emploi diplomatique dû à ses talents et aux services qu’il avait su rendre.

Le travail effrayant auquel il se livra pendant toute une année, les correspondances, les mémoires, les documents sans nombre qu’il fit passer en France justifiaient de reste cette ambition légitime, qu’il aurait été facile et prudent de satisfaire.

Quelques années après, ce diplomate d’aventure, faisant, à trois, une bonne affaire, vendait à un libraire dont la femme était sa maîtresse, sa correspondance de Berlin avec le duc de Lauzun et l’abbé de Périgord, c’est-à-dire les rapports que, sous ces prête-noms convenus, il avait adressés au ministre. Ce marché honteux, qui livrait des papiers d’État au commerce, excita partout l’indignation la plus vive. Aujourd’hui que la diplomatie se fait dans les gazettes et que les dépêches des ambassadeurs figurent dans les catalogues des libraires, on serait sans doute moins sévère.

Quoi qu’on pense d’un pareil trafic, on ne lira jamais assez cette correspondance curieuse. À travers des commérages de gazettes et de ruelles, à côté d’anecdotes scandaleuses qu’on croirait ramassées « dans le bourbier des folliculaires », on trouve, presque à chaque page, des vues politiques d’une incroyable portée dont, aujourd’hui, nous pouvons reconnaître, à nos dépens, la sagacité prophétique. Enfin, par endroits, et au courant de la plume, ce chroniqueur prolixe devient tout à coup un écrivain de premier ordre, un historien profond et concis. Après la mort du Dauphin racontée par Saint-Simon, je ne connais guère rien de plus saisissant que la mort du grand Frédéric racontée par Mirabeau. Ce beau récit tient dans une page. Il se termine par ces lignes curieuses, auxquelles de récentes ingratitudes prêtent un intérêt plus vivant encore : « Les deux tiers de Berlin s’évertuent aujourd’hui à prouver que Frédéric II fut un homme ordinaire, et presque au-dessous des autres…. Oh ! si ces grands yeux qui portaient, au gré de son âme héroïque, la séduction ou la terreur, se rouvraient un instant, auraient-ils le courage de mourir de honte, ces adulateurs imbéciles ? »

Chose étrange ! ce despote si peu regretté de son peuple n’a pas eu d’admirateur plus fervent que ce Français, apôtre fervent de la liberté. Sa grande mémoire si vite oubliée n’a pas eu de courtisan plus fidèle. En 1788, à la veille de la révolution où la monarchie française allait périr, Mirabeau écrivait sur la Monarchie prussienne un livre resté célèbre, qui n’est, à vrai dire, que l’apologie du pouvoir d’un seul sous la main d’un grand roi.

« Si en Turquie tout va mal, c’est peut-être uniquement parce que le despote est inepte. » Tous les défauts, sinon tous les vices de son héros, il les conteste ou les excuse. Presque toutes ses fautes, il les absout. Rien de plus curieux que certains de ces euphémismes. Si Frédéric a paru un peu dur, c’est qu’il lui a fallu faire violence à sa nature. « Il dompta son penchant à l’émotion et à la douceur, parce qu’il avait vu de combien d’écueils la sensibilité joncherait sa carrière de maître et de roi. »

S’il a quelque peu guerroyé, c’était pour conserver ses États plus que pour les agrandir.

S’il a pris son morceau de la Pologne, c’est que, à son refus, Marie-Thérèse et Catherine l’auraient gardé.

Enfin, qui le croirait ? s’il a interdit qu’on discutât aucun de ses actes, « c’est que le grand homme a su se méfier de lui-même et n’osa pas confier à l’impassibilité de son âme héroïque le dépôt sacré de la liberté de la Presse. Il en a détourné les yeux de peur d’y attenter ! « Si la phrase est laborieuse, c’est que l’idée n’était pas facile à rendre.

Puis, revenant au souvenir qui l’obsède, l’historien s’indigne encore une fois de l’ingratitude d’un peuple qui, « après tant de batailles gagnées, tant de gloire, un règne de près d’un demi-siècle, rempli d’une multitude de prodiges », avait oublié si vite un tel souverain. « Mon âme s’indigne au spectacle qu’offrit Berlin à mes yeux stupéfaits, le jour de la mort du héros. Tout était morne, personne n’était triste. Tout était occupé ; personne n’était affligé. Le seul général Mollendorf pleurait. Au serment des troupes, son regard profondément triste, ses larmes involontaires, sa contenance d’un héros blessé Ijrisaient l’âme de l’observateur sensible. Mais il était le seul. Pas un regret, pas un soupir, pas un éloge ! On en était fatigué jusqu’à la haine. »

On a dit que, là comme ailleurs, Mirabeau avait beaucoup pris à d’autres. C’est possible. Dans cet inventaire de la monarchie prussienne, dont il décompose et démonte avec patience tous les ressorts, il a, sans doute, emprunté à toutes mains les documents qu’il a mis en œuvre. Ses idées, il les a trouvées dans ce fonds commun d’opinions et de passions contemporaines que l’historien examine, laisse aller, rejette ou retient au passage. Mais ce qu’il n’a pris à personne — pas même au major Mauvillon, — c’est la sûreté des jugements, la gravité du langage, la profondeur des vues pénétrantes et lointaines ; enfin, malgré l’emphase incorrigible qui, par instants, fait sourire, des mouvements et des traits auxquels, sans méprise possible, un penseur et un écrivain se font connaître. « On en était fatigué jusqu’à la haine… » Si le mot n’est pas de Tacite, il est d’un écrivain qui lui ressemble.

Qu’on lise encore cette page, que ma main transcrit pour ainsi dire malgré moi. Personne ne trouvera cette citation inutile :

« S’il était un pays, objet de la jalousie, de l’envie de toute l’Europe ; qui eût de grandes conquêtes à conserver, de grandes victoires à expier, de grandes défaites à effacer, de grands intérêts à défendre ;… où l’on prît l’habitude de fronder pour la liberté ; l’opinion de la capitale et ses explosions verbeuses pour un gage de la restauration de l’État ; le faste sans exemple, le luxe effréné, les déprédations incalculables, le désordre et tous ses délires, pour la puissance ;… s’il était un tel pays, nous lui conseillerions de réfléchir sur la constitution de l’armée prussienne…. »

Cela était écrit en 1789.

Je ne sais pas si cet ouvrage où la Prusse est tant vantée a coûté quelque chose au patriotisme de Mirabeau (ce mot ne disait pas alors tout ce qu’il dit aujourd’hui) ; mais, certes, il ne coûte rien à notre honneur. Il nous relève des basses flatteries de Voltaire, de ses odieux petits vers, et de ses ambassades ridicules.