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Mirabeau (Rousse)/Partie 2/Chap VIII

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 109-119).

CHAPITRE VIII

Pendant que Mirabeau élait en Prusse, M. de Calonne, à bout d’expédients, faisait convoquer l’assemblée des Notables. À cette nouvelle, Mirabeau part en toute hâte et vient offrir au ministre un appui dont le prix lui paraît assuré d’avance : « c’est lui qui a eu le premier l’idée, l’occasion et le soin » de faire ordonner ce grand acte politique. Il le croit, du moins, ou il le dit. On va nommer le secrétaire de l’assemblée. « Il est bien difficile de ne pas lui donner cette place. » Si difficile que ce fût, elle est donnée à un autre. Il se rabat sur une ambassade.

Marchandé lourdement, puis maladroitement éconduit, il fera bien voir que « s’il était bon à prendre, il n’est pas bon à laisser ». À peine l’assemblée réunie, il adresse au Roi et aux Notables un long mémoire : « la dénonciation de l’agiotage », réquisitoire véhément contre les sociétés par actions, les banquiers qui les exploitent, et les ministres qui les protègent. Mais, sous ce litre d’occasion et sous ce nom de guerre, par delà ces questions d’affaires et par-dessus ces hommes d’argent, il laisse déborder, dans une improvisation impétueuse, toutes ses idées, tous ses projets, les plans qu’il a lentement mûris, les vastes réserves de son génie sans emploi et de sa politique en souffrance. Suivant l’accueil qui l’attend, son mémoire sera le programme d’un gouvernement ou le manifeste d’une révolution.

Bien que Calonne ne soit pas nommé une seule fois dans cet écrit, il peut, à chaque page, s’y reconnaître. Mais celui qu’attaque ouvertement Mirabeau, celui dont la popularité le gêne, dont la fatuité pédante l’exaspère, dont l’honnêteté pesante l’ennuie, c’est M. Necker. Il a contre lui une aversion de nature, qu’aggrave le ressentiment d’une supériorité dangereuse.

Jamais deux hommes ne furent dissemblables à ce point, aussi nécessairement antipathiques l’un à l’autre. Necker était, au dehors, aussi grave, aussi froid d’aspect, aussi discret et aussi décent que Mirabeau se montrait bruyant, incommode et désordonné. « Monsieur l’Ouragan », disait son père ; « le comte de la Bourrasque », disait son oncle. Honnête par tempérament, vertueux de naissance, le flegmatique Genevois tirait de sa vertu tout le revenu qu’elle lui pouvait rendre, dans un pays et dans un temps où la vertu semblait une curiosité imposante. Tandis que Mirabeau se dépensait en aventures scandaleuses, l’habile banquier administrait sa bonne renommée en père de famille économe. Tous deux, il est vrai, étaient également contents d’eux-mêmes, également convaincus de leur importance, mais chacun à sa façon. L’un avait en vanité tout ce que l’autre avait en orgueil. « Cicéron et Calilina », dit Mme de Staël ;… ni l’un ni l’autre : Cicéron avait autre chose que du talent ; Mirabeau avait autre chose que des vices.

Il est inutile de suivre plus loin ces intrigues financières et ces cabales politiques, cette mêlée de pamphlets impunis et de lettres de cachet dérisoires dans laquelle, après s’y être longtemps débattu, M. de Calonne disparut enfin sans retour. Après lui, l’incapable Brienne ne dura qu’une année, juste assez pour s’enrichir, pour hâter, par des coups de force impuissants suivis de défaillances funestes, la dislocation complète de l’État, et pour assurer le retour de M. Necker triomphant.

Quant à Mirabeau, l’année qui précéda la réunion des États généraux fut l’époque décisive de sa vie. Jamais intelligence humaine ne fit une aussi prodigieuse dépense de mouvement et d’énergie. Il est partout à la fois, partout en éveil et aux écoutes ; donnant chaque jour au public quelque surprise et quelque secousse. C’est un mémoire écrit en une semaine ; une brochure improvisée dans une nuit ; une lettre bâclée dans une heure. Sur les prisons d’État, sur les lettres de cachet, sur la liberté de la Presse, sur l’agiotage, sur ces questions qu’il a vingt fois remuées et tourmentées dans tous les sens, qui demain, d’ailleurs, vont se mêler, se dissoudre et se fondre dans l’immense creuset, il reprend ses anciens écrits, les resserre pour en augmenter la portée, les rajeunit et les ravive avec une infatigable dextérité.

Il s’agite pour qu’on le voie. Il écrit pour qu’on le discute. Il parle pour qu’on lui réponde. Quand les occasions se font attendre, il va les chercher. Quand les griefs lui manquent, il les invente. Un arrêt du Grand Conseil fixe la date de l’ouverture des États,… « c’est trop tard » ; et, pour le démontrer, il entreprend une correspondance retentissante avec le jésuite Cerutti qui lui donne obligeamment la réplique. Une ordonnance du Roi décide le doublement du Tiers,… soit ! mais le lendemain, à propos de je ne sais quelle mesure de finance, l’insatiable polémiste crie au scandale, et, sans plus s’occuper des ordonnances, ni des édits, ni des arrêts, ni du règlement libéral de Necker, qui assure au Tiers la prépondérance, il attaque avec plus de violence que jamais le ministre qui les a signés. Comme si personne, excepté lui, n’avait rien fait, et sans lui ne pouvait rien faire, il blâme, il presse, il commande, il tonne. Il enfonce à coups de canon des portes ouvertes. Son nom, redit par la cohue des importants, des nouvellistes et des politiques, court les cafés et les théâtres, emplit les journaux et les affiches, saute aux yeux, entre de vive force dans toutes les têtes, occupe tous les esprits, et, les accoutumant à cet homme nécessaire, les façonne à son inévitable avènement. « Il ne saurait laisser reposer son nom une semaine entière », écrit, à cette époque, le marquis de Mirabeau.

Enfin il découvre son ambition et son but qui, on peut bien le croire, n’étaient un secret pour personne. Il veut être député aux États généraux ; et cherchant partout des appuis, il s’adresse à son oncle, il écrit à son père. Cet adversaire ardent des ministres met dans son jeu Lamoignon et Montmorin. Il ne désespère même pas de M. Necker !! ! « Sans le secours, au moins secret, du gouvernement, je ne puis être aux États généraux », écrit-il sans vergogne à M. de Montmorin.

Éconduit en Alsace, il se tourne vers la Provence. Il aurait dû commencer par elle. Là, en effet, il va retrouver cette clientèle bruyante qui l’applaudissait naguère à la barre du Parlement ; la plébée d’Aix et de Marseille, éprise de ce gentilhomme qui a de si grands airs de roture ; de ce Provençal qui ressemble si bien à la Provence ; qui jure avec les portefaix, patoise avec ses métayers, et plaide en français mieux qu’un procureur. Tout en goûtant largement ces ovations de carrefour et cette popularité qui l’enchante, il n’entend pas laisser vide, dans l’assemblée de la noblesse, le siège auquel lui donne droit sa naissance. Il y est admis sans obstacle. Mais, dès le premier jour, entre lui et les gens de son Ordre, l’antipathie éclate et la lutte commence.

Il a devant lui les représentants respectables des plus anciennes familles de la Provence, les Grimaldi, les Galiffet, les Villeneuve, les d’Albertas, les Sabran, sortis la veille de leurs antiques hôtels de Grasse et de Fréjus, ou descendus de leurs bastides crénelées de Cagnes et de la Colle, de Tourette et de Vence ; — vieille aristocratie terrienne enracinée depuis des siècles dans le sol pierreux de ses campagnes ; qui compte ses richesses par les oliviers et les figuiers de ses métairies ; noblesse indigène, nourrie d’âge en âge dans les souvenirs et dans la superstition de son ancienne indépendance ; et que ni les édits de Richelieu, ni le prestige de Louis XIV, ni la longue domesticité de la cour n’ont pu assujettir à l’idée choquante d’un seul État sous un seul maître. Pour elle, il n’y a en Provence qu’un royaume, le royaume du roi René, pays ami, mais non sujet de la France ; « un Co-État », non pas une province.

« Si c’est un Co-État, leur dit durement Mirabeau, traitons donc de puissance à puissance. Au lieu de députés, envoyons des ambassadeurs. Et en cas de mécontentement, les possédants-fiefs provençaux combattront les légions françaises. Mais si nous sommes une province, obéissons à la loi commune ! Depuis quand le sujet fait-il la loi au souverain ? » Et dans cette assemblée quasi factieuse, qui jure de demeurer fidèle aux vieilles constitutions de son pays, qui proteste contre le Règlement de M. Necker, contre le vote par tête, et contre les nouveautés que lui prétendent imposer les ordres de la cour, ce champion inattendu de l’unité française et de la monarchie défend, seul, avec sa propre cause, la cause de la France et du roi.

Ce fut un grand scandale dans ce petit sénat, d’entendre un pareil langage tenu par un pareil homme, perdu de dettes et de débauches, interdit par arrêt de justice et deux fois contumace, qui cherchait dans les entreprises les plus dangereuses et dans la plus vile popularité la revanche du mépris public dont il se sentait accablé. Qu’avait-on à faire d’un tel compagnon, dont le seul voisinage mettait en péril l’honneur de la noblesse, et dont, il faut bien le dire, la supériorité trop manifeste semblait plus gênante encore que sa mauvaise renommée ? Ses titres même étaient-ils bien clairs ? Était-il, de son chef, détenteur d’un fief provençal ? Où était son contrat d’afflorinement ? — Et comme Mirabeau répondait avec dédain « qu’il n’avait pas ses archives dans sa poche », le syndic de robe, M. de Gassier, fut chargé d’éclaircir cette affaire avec M. l’abbé Decène, le généalogiste de la Provence. Mais en attendant qu’à eux deux ils eussent trouvé quelque expédient de procureur pour délivrer l’assemblée de cet orateur incommode, il lui fut fait défense provisoire d’entrer dans la salle des séances.

Si l’on espérait le faire taire pour si peu, c’était bien peine perdue. Ne pouvant plus discourir dans l’assemblée, Mirabeau fit, à la porte, un bruit terrible. Journaux, brochures, mémoires, pamphlets, ce fut, tous les jours et à toute heure un déluge d’écrits violents qui vint s’abattre sur ces malencontreux défenseurs des vieilles coutumes de la Provence. Ces âpres plaidoyers, ces discours véhéments que la noblesse avait refusé d’entendre, le peuple les lisait avec avidité et les applaudissait avec fureur. C’est dans un de ces écrits éphémères qu’on rencontre, jeté au courant de la plume, ce lieu commun superbe, devenu classique aujourd’hui : « Dans tous les pays, dans tous les âges, les aristocrates ont implacablement poursuivi les amis du peuple. Si, par je ne sais quelle combinaison de la Fortune, il s’en est élevé quelqu’un de leur sein, c’est celui-là surtout qu’ils ont frappé, avides qu’ils étaient d’inspirer la terreur par le choix de la victime. Ainsi périt le dernier des Gracques, de la main des patriciens. Mais, atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel, en attestant les dieux vengeurs, et de cette poussière naquit Marius ; Marius, moins grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour avoir abattu dans Rome l’aristocratie de la noblesse ! »

Marins et les Cimbres ! Rome et les Gracques ! C’étaient sans doute de bien grands noms ; et ces dignes magistrats du parlement de Provence, ces honnêtes gentilshommes d’Ollioules et de l’Esterelle, qui s’étaient montrés un peu durs pour Mirabeau, ne ressemblaient guère aux « Patriciens » ni aux Pères Conscrits de la grande République. Quant à lui, si l’on pouvait, de loin, lui trouver avec « le dernier des Gracques » un certain air de famille, personne, à Aix, ne parlait d’immoler « à l’aristocratie de la noblesse cette autre victime ».

Mais ces images grandioses et ces mots sonores, en passant sur la plèbe tumultueuse de la vieille Province romaine, y réveillaient les souvenirs confus de son antique origine, dont la tradition populaire et les légendes avitines avaient conservé vaguement la mémoire. Ils faisaient revivre dans ces têtes ardentes la vision soudaine des grands ancêtres d’Italie, dont tant de monuments encore debout dans les campagnes attestaient la puissance, et dont les filles d’Arles et de Beaucaire gardaient sur leurs traits l’inaltérable beauté. Dans la ville de Sextius, où l’on entrait par des arcs de triomphe, où le plus petit boutiquier du cours prenait des airs de citoyen romain, et où l’aubergiste de la Mule noire semblait un personnage consulaire, Gracchus était bien à sa place ; et ce peuple emphatique acclamait avec ivresse le tribun éloquent qui attestait contre la tyrannie les dieux vengeurs de la Liberté….

On sait par quelle chicane de procédure féodale cette noblesse respectable et bornée se débarrassa de Mirabeau, l’exclut sans retour de ses assemblées, et laissa les sénéchaussées d’Aix et de Marseille se disputer ce terrible élu. Ainsi finit, dans un délire de joie et de fureurs populaires, au milieu des illuminations, des feux d’artifice, des cavalcades, des aubades, des farandoles et des émeutes, la campagne triomphale qui, de cet aristocrate déclassé, faisait un tribun du peuple, le plus grand orateur de la révolution, et son plus sage politique.

Politique,… il l’était jusque dans les moelles ; politique de sang et de race, comme son père et tous les siens. Si quelque chose devait nous faire croire aux aïeux florentins dont ils se sont vantés, ce serait leur ressemblance avec les grands Italiens que l’Italie a prêtés à la France : les Médicis, les Gondi, les Mazarin, les Bonaparte. Le dernier Mirabeau a leur souplesse, leur audace, leur activité prodigieuse, leur mépris absolu des hommes ; et, avec cette conscience commode qui se plie sans effort à tous les hasards, cette physionomie changeante qui se prête d’elle-même à tous les rôles. Comediante ! disait le pape au plus grand d’entre eux….

Tribun,… à cette époque, et plus tard peut-être, Mirabeau ne l’est qu’à regret, à contre-cœur et à contre-sens, poussé par des politiques à courte vue qui ne savent ni contenter son orgueil ni se servir de son génie. Sa pente naturelle est ailleurs. Il hait le despotisme, parce que le despotisme n’est, en France, que la contrefaçon bâtarde de la Royauté. Il hait les privilèges « qui ne sont utiles que contre le Roi ». « Cherchons ce qu’il faut faire, dit-il, et n’entreprenons pas trop. Le consentement national à l’impôt et aux emprunts, la liberté civile, les assemblées périodiques : voilà les trois points capitaux. Le reste viendra assez vite. Voilà pourquoi nous devons rester et pourquoi je serai, moi personnellement, très monarchique… Eh ! de bonne foi, que serait une république composée de toutes les aristocraties qui nous rongent ? Le foyer de la plus active tyrannie. »

« Ces gens-là, disait-il encore en parlant de l’ordre de la noblesse, finiront par démonarchiser la France ! » Monarchique, monarchiste, constitution, la Nation et le Roi, ces mots reviennent sans cesse sous sa plume ; et, pour qui étudie de près sa vie, sa sincérité n’est pas douteuse. Constitutionnel et monarchiste, il finira sa carrière politique comme il l’a commencée. Il veut associer son père à son ambition et à ses desseins ; il le presse de se faire élire avec lui : « Vous serez à l’assemblée, lui écrit-il, un point de ralliement pour les bons citoyens, qui connaissent trop bien ce pays et cette nation pour y vouloir une Constitution républicaine ».

La république vient d’élever une statue à Mirabeau, et elle a bien fait ; mais, s’il reste une place libre sur le piédestal, entre les bas-reliefs et les emblèmes, il serait juste d’y graver ce qu’on vient de lire.