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Mirabeau (Rousse)/Partie 3/Chap III

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 148-155).

CHAPITRE III

Au mois de septembre 1789, la détresse du trésor public était à son comble. Les derniers emprunts avaient échoué. Il était trop tard pour tenter des combinaisons nouvelles. M. Necker, à bout d’expédients, avait devant lui des échéances écrasantes et des coffres vides. C’était, à quinze jours de vue, la banqueroute.

Dans de telles extrémités, il n’est habileté qui tienne. Il faut aller au plus court, droit à l’argent, et le prendre où on le trouve.

Depuis longtemps déjà cette question des finances publiques tourmentait Mirabeau. Il voyait bien que c’était de ce côté que penchait tout l’État et qu’il allait tomber ; et, comme l’Assemblée, distraite à chaque instant par quelque incident imprévu, ajournait sans cesse cet examen redoutable, l’orateur la gourmandait durement : « Il est certain que si nous ne consacrons jamais aux affaires de finances que des soirées remplies de rapports , occupées par des hommes rendus de fatigue, privés du temps nécessaire pour méditer et s’instruire, nous serons assaillis au dépourvu par les plus tristes événements. Il est certain que le premier ministre des finances viendra nous déclarer incessamment qu’il est forcé de nous rendre responsables de la banqueroute. »

Le ministre vint en effet. Cinq jours après cette facile prophétie, M. Necker, au nom du salut public, demandait à l’Assemblée de voter, d’urgence, une contribution du quart des revenus ; Necker, l’homme de France, on l’a vu, qui était le plus antipathique à Mirabeau ; celui dont la popularité le gênait le plus, dont le crédit et la renommée lui semblaient le plus insupportable des contresens…. Quelle occasion pour accabler l’adversaire détesté, le ministre tout-puissant et incapable qui, après un règne de près de deux années, avait acculé la nation à cet abîme ! Mirabeau ne songea pas un instant à cet indigne artifice. Necker seul savait le jour et l’heure où les créanciers de l’État allaient présenter leurs titres au Trésor ; Necker seul tenait les clefs de la caisse et en avait touché le fond ; Necker seul était assez populaire pour imposer au pays un sacrifice nécessaire. On n’avait ni le temps de vérifier ses calculs ni le loisir de contrôler ses projets. Il fallait agir, voter et payer.

Et aussitôt, comme s’il eût été l’allié le plus fidèle du ministère, l’ami le plus ardent du ministre, Mirabeau se jeta dans la lutte.

Jamais, devant les révoltes d’une assemblée tumultueuse, il ne devait montrer une plus ferme raison, un esprit politique plus sûr, une habileté plus consommée, une éloquence plus entraînante.

Pendant une journée tout entière , il fatigua la tribune de ses discours, de ses répliques, de ses adjurations pathétiques, de ses apostrophes enflammées.

« Votez donc ce subside extraordinaire, s’écrie-t-il en terminant, votez-le parce que, si vous avez des doutes sur les moyens, vous n’en avez pas sur sa nécessité et sur notre impuissance à le remplacer. Votez-le, parce que les circonstances publiques ne souffrent aucun retard et que nous serions comptables de tout délai. Gardez-vous de demander du temps ! Le malheur n’en accorde pas…. Eh ! messieurs, à propos d’une ridicule motion du Palais-Royal, d’une risible insurrection qui n’eut jamais d’importance que dans les imaginations faibles ou les desseins pervers de quelques hommes, vous avez entendu naguère ces mots forcenés : Catilina est aux portes de Rome et on délibère ! Et certes, il n’y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni faction, ni Rome ;… mais aujourd’hui, la banqueroute, la hideuse banqueroute est là ! Elle menace de consumer vous, vos propriétés, votre honneur,… et vous délibérez ! »

Bien des gens, à propos de ce discours, Mme de Staël elle-même, ont accusé Mirabeau « d’astuce et de perfidie ». S’il a soutenu, sans souffrir qu’on l’examinât , dit-elle, la demande de M. Necker, c’était pour laisser au ministre tout le risque d’une situation désespérée, et pour faire peser sur lui, quoi qu’il pût faire, tout le poids d’un désastre inévitable…. C’était mal connaître et mal entendre Mirabeau. Jamais cependant il n’a parlé plus clairement, avec plus de hardiesse et de franchise. Il a dit très haut qu’à tout prendre, si tout était désespéré, mieux valait encore compromettre le ministre en faisant voter un projet hasardeux, que l’Assemblée nationale en lui laissant repousser cet unique moyen de salut. C’était le langage d’un bon citoyen et d’un sage politique. Rien ne doit donc gâter cette belle œuvre qui reste, à bon droit, un monument de patriotisme et d’éloquence.

On vient d’entendre l’orateur. Si l’on veut connaître le politique ; si l’on veut considérer de près le moule puissant dans lequel sont venus se fondre, se souder ensemble, se condenser et se durcir en un bloc solide les matériaux épars qui forment les fondements de la « France contemporaine », c’est dans les travaux de l’Assemblée nationale qu’il faut suivre, jour par jour, Mirabeau ; dans l’enfantement laborieux de cette constitution tant attendue, sans cesse interrompue par de violentes secousses, reprise sans cesse avec une infatigable persévérance ; et qui, malgré ses défauts, ses malfaçons et ses lacunes, reste encore aujourd’hui la grande charte de la société nouvelle.

Chaque jour, à toute heure, Mirabeau est sur la brèche, prodiguant les conseils de sa haute raison, de son intrépide sagesse ; poussant et retenant tour à tour cette assemblée incertaine, téméraire et timide, pleine d’ardeur et d’inexpérience.

Au milieu de ces hommes nouveaux, de ces législateurs novices, il semble le vétéran d’une autre génération qui aurait vieilli dans les longs desseins de la politique, dans l’habitude tranquille et les traditions héréditaires de la liberté.

Quand des théoriciens impatients veulent faire voter d’urgence, avant même de discuter la Constitution, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Mirabeau modère leur ardeur. « L’homme d’État ne va pas si vite que le philosophe. Il ne livre des armes au peuple qu’en lui apprenant à s’en servir…. Une déclaration nue des droits de l’homme, applicable à tous les âges, à tous les peuples, à toutes les latitudes morales et géographiques du globe était sans doute une grande et belle idée ; mais il semble qu’avant de penser si généreusement au code des autres nations, il eût été bon que les bases du nôtre fussent, sinon posées, du moins convenues…. À chaque pas que vous ferez dans les droits de l’homme, vous serez frappés de l’abus que le citoyen en peut faire ! «

Quelques jours après, rapporteur d’un comité que, malgré lui, l’Assemblée avait nommé pour rédiger des projets de déclaration, Mirabeau insistait encore sur ces sages conseils ; et, présentant, comme à regret, à la tribune, l’œuvre ingrate qu’on lui avait imposée : « Voilà, disait-il, le projet que votre comité vous apporte avec une extrême méfiance, mais avec une docilité profonde…. Un écueil sur lequel toucheront toutes les déclarations des droits, c’est la presque impossibilité de n’y pas empiéter sur la législation, au moins par des maximes. » Et, prenant l’un après l’autre les articles les plus dangereux de ces projets, il demandait avec énergie que la Déclaration des droits de l’homme ne fût point « jetée en avant de la Constitution dont elle est la base, afin que les principes de la liberté, accompagnés des lois qui en dirigent l’exercice, soient un bienfait pour le peuple et non pas un piège ».

Comme Malouet, comme le sage Mounier, Mirabeau voulait voter la Déclaration ; mais ce qu’il voulait aussi, c’était qu’elle fût discutée seulement lorsqu’une loi positive en aurait précisé le sens, et aurait ajusté aux nécessités de la politique ces maximes abstraites dont les généralités philosophiques auraient pu, «jetées seules en avant », égarer les esprits et porter le trouble dans l’État.

Il avait deux fois raison, à mon sens ; et ces « grands principes de 89 », qu’il est de bon goût de railler aujourd’hui , doivent rester fort au-dessus de ces frivoles dédains. Ils étaient alors dans tous les cœurs et sur toutes les lèvres. Ils étaient écrits dans les cahiers de tous les bailliages, même dans les cahiers de la noblesse et du clergé. Ils formaient, avec quelques variantes, le préambule des constitutions que, tour à tour, chacun des États de l’Amérique affranchie venait de se donner. Plus tard, ils se retrouveront au fond de toutes les constitutions que, tour à tour, essaiera la France ; et la charte de 1814 n’en est guère que la paraphrase et le développement monarchique.

En 1789, il fallait que ces principes fussent proclamés solennellement. Car, on a beau dire, la force et le hasard ne mènent pas seuls les affaires de ce monde. Après une longue servitude, ou après une longue anarchie, il vient un temps où une nation a besoin de se recueillir, de se tâter et de se reprendre. Il faut qu’elle sache où elle en est, ce qu’elle croit, ce qu’elle sait, ce qu’elle veut, et qu’elle se le dise à elle-même. Ce ne sont là ni de vains discours ni une rhétorique inutile.

Il y a cent ans, en France, après deux siècles de gouvernement absolu, pendant lesquels « l’homme et le citoyen » n’avaient eu, à vrai dire, aucun droit bien assuré , « la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » était l’expression nécessaire d’un besoin légitime. J’ose prévoir que, par des routes très différentes et par un retour inévitable de la conscience nationale, la France en reviendra là dans quelques années. Après un siècle d’anarchie morale et politique, pendant lequel « l’homme et le citoyen » auront été flattés sans mesure, exaltés sans pudeur, rassasiés d’orgueil et de licence, un cri de lassitude et de dégoût sortira de tous les cœurs ; et, république ou monarchie, un gouvernement sage proclamera, devant la nation satisfaite, non plus les droits, mais « les devoirs de l’homme et du citoyen ». Ce jour-là, Dieu veuille que la France ait dans ses conseils un autre Mirabeau !