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Mirabeau (Rousse)/Partie 3/Chap IV

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 156-162).

CHAPITRE IV

Dans ce petit livre, qui n’a aucune visée documentaire, je ne peux ni rapporter ni analyser avec quelque étendue ses innombrables discours. Indiquer les plus importants, les noter d’un mot, les marquer d’un trait, c’est tout ce que peut faire un écrivain qui n’a, en politique, ni juridiction ni compétence. Mais j’ose dire qu’il n’est citoyen de France, aspirant à tenir sa place dans le gouvernement de son pays, qui n’ait le devoir d’étudier avec attention ces grandes œuvres. Les hommes de mon âge y verront le plan majestueux et bien ordonné de l’édifice politique à l’abri duquel la France a passé les années les plus heureuses de ce siècle qui va finir. Ils y retrouveront avec étonnement la plupart des grandes questions constitutionnelles qui, pendant plus de trente ans, ont agité nos assemblées. Quant aux jeunes gens, quel que puisse être leur dédain pour cette éloquence démodée et pour ces discours centenaires, qu’ils y regardent de près ! C’est, je crois, la plus forte école oratoire et politique à laquelle ils se puissent instruire.

Veut-on connaître comment, dans une monarchie constituée, les pouvoirs publics doivent se balancer, se faire contrepoids et se tenir en équilibre ? Qu’on lise le discours sur la sanction royale, sur ce veto fameux dans lequel la stupidité populaire croyait voir un être vivant, je ne sais quel fonctionnaire monstrueux de la cour ; ce veto dont les mensonges de la presse avaient fait l’épouvantail grotesque et le mannequin sanglant du despotisme. Je ne sache pas que, nulle part, la théorie du gouvernement représentatif dans un pays libre ait été plus clairement exposée ; je ne crois pas que jamais on ait mesuré d’une main plus sûre les garanties mutuelles que se doivent le pouvoir et la liberté.

Des citations écourtées ne donneraient aucune idée de cette discussion puissante. Mais Mirabeau l’avait résumée d’avance, lorsque, dans une des premières séances de l’Assemblée, couvrant généreusement M. Necker contre les outrages de ses ennemis, il leur jetait cette apostrophe : « Et moi, je crois le veto du Roi tellement nécessaire que j’aimerais mieux vivre à Constantinople qu’en France s’il ne l’avait pas. Oui, je le déclare, je ne connaîtrais rien de plus terrible que l’aristocratie souveraine de six cents personnes qui, demain, pourraient se rendre inamovibles, après-demain héréditaires, et finiraient, comme toutes les aristocraties du monde, par tout envahir. »

Il n’y a plus en France, aujourd’hui, ni roi, ni aristocratie, ni veto ; mais il y a toujours des Assemblées, et, fût-ce des assemblées républicaines, elles peuvent faire leur profit de cette prophétique leçon.

Même sagesse, même clairvoyance, lorsque, pressentant les conséquences d’une abdication qui devait être bientôt si funeste, Mirabeau demande vainement que les membres de l’Assemblée constituante puissent être élus aux Assemblées qui viendront après elle.

Et, à quelques jours de là, quand Blin et Lanjuinais proposent que le Roi ne puisse pas prendre ses ministres parmi les membres de la représentation nationale, avec quelle énergie il combat cette motion inconsidérée ! « Je ne puis croire… que la confiance accordée par la nation à un citoyen doive être un titre d’exclusion à la confiance du monarque… Je ne puis croire que l’on veuille faire cette injure au ministère de penser que quiconque en fait partie doit être suspect par cela seul à l’Assemblée. »

Des murmures l’interrompent : ce que plaide là Mirabeau, c’est sa propre cause ! Il veut, tout en restant député, devenir ministre ! Il négocie, dans ce but, avec la cour… Il veut assurer au gouvernement dont, demain, il sera le chef, le profit de sa parole et l’ascendant de son éloquence ! Eh ! qui le nie ? « Mais vaut-il donc mieux que le Roi choisisse ses ministres parmi ses courtisans que parmi les élus du peuples ? » Puis, impatienté de ces vains détours, allant droit à ses adversaires, sur de lui-même et se montrant bien en face : « Voici, messieurs, l’amendement que je vous propose : c’est de borner l’exclusion à monsieur de Mirabeau, député des communes de la sénéchaussée d’Aix ! »

« La loi fut portée, dit M. de Lamartine, Mirabeau ne fut pas ministre, et la France fut privée des services réparateurs du plus grand génie politique que les temps modernes aient enfanté. »

Qui ne connaît le discours et la réplique sur l’exercice du droit de paix et de guerre, cette action oratoire mémorable qui, pendant deux jours tout entiers, malgré les agitations du dedans et les clameurs du dehors, tint l’Assemblée sous le joug de cette irréfutable éloquence ?

Par l’importance du sujet, par l’ampleur du développement, c’est peut-être l’œuvre la plus considérable que Mirabeau ait portée à la tribune. On y trouve un traité superbe de philosophie politique ; l’exposé le plus saisissant du rôle que, vis-à-vis de l’étranger, la nation doit laisser à son souverain ; enfin la revendication énergique de la liberté, du droit et du pouvoir qui, en ces rencontres décisives, appartiennent au Roi et ne peuvent appartenir qu’à lui seul.

Vainement, avec un art infini, Barnave s’efforce de disjoindre ces raisonnements serrés et rivés l’un à l’autre dans une trame impénétrable ; vainement, il tâte les joints et cherche le défaut de l’armure. La réplique de Mirabeau met toutes ces habiletés en déroute. C’est un pur chef-d’œuvre. Pas un trou, pas un vide, pas une faute ; une discussion rapide qui va, qui marche, qui avance, qui se rassemble et se ramasse à chaque pas, poussant l’obstacle devant elle, avec la précision tranquille d’une machine que rien n’arrête. De temps en temps, une pause : « On ne me répond pas ? Je continue. » Et comme, pour son malheur, Barnave avait parlé de finesse et de piège, l’autre relève le mot, le redresse, le forge à sa main, et, pendant une demi-heure, on entend ce mot, toujours le même, qui scande la fin de chaque phrase comme le bruit d’un marteau retombant, à temps égaux, sur l’enclume : « Le piège : où est le piège ? où est le piège ? où est le piège ? »

Pendant que Mirabeau parlait ainsi, on l’accusait publiquement d’être acheté par la cour. En défendant avec tant d’ardeur les prérogatives du Roi, il ne faisait, disait-on, qu’exécuter les conditions de son marché. Le jour même où il allait répondre à Barnave, les injures et les pamphlets venaient l’atteindre jusqu’aux portes de l’Assemblée. Rien ne put ébranler sa constance : « Et moi aussi, dit-il au début de sa réplique, on voulait, il y a peu de jours, me porter en triomphe ; et maintenant on crie dans les rues : La grande trahison du comte de Mirabeau ! Je n’avais pas besoin de cette leçon pour savoir qu’il est peu de distance du Capitole à la roche Tarpéienne ;… mais ces coups de bas en haut ne m’arrêteront pas dans ma carrière. Répondez, si vous pouvez ; vous calomnierez ensuite tant que vous voudrez. »

On sait comment, dès cette époque, la justice du peuple punissait la trahison et les traîtres. « Citoyens, écrivait Marat dans l’Ami du Peuple, élevez huit cents potences. Pendez-y tous ces traîtres, et à leur tête, l’infâme Riqueti l’aîné !… » Mirabeau, dans ce grand débat, jouait donc plus que sa popularité. Il risquait sa vie ; et c’est son courage qu’il faut louer ici plus que son discours ; non pas seulement ce courage oratoire, cette bravoure un peu théâtrale qu’anime le bruit de la parole et que la fanfare des mots accompagne ; mais ce mépris du danger, cette intrépidité native, de tempérament et de race, qui faisait le fond de son éloquence parce qu’elle était le fond de toute sa vie.

« Je répondrai en homme que n’étonnent pas plus les battements de mains que les murmures », disait-il en tenant tête aux menaces des gens de la gauche. Et, quelques jours après, bravant les insultes de ses adversaires, faisant entendre aux représentants d’un peuple libre les paroles que, huit années auparavant, il adressait au plus dur des despotes, il adjurait l’Assemblée de rejeter, sur son titre seul, sans en permettre la lecture, un projet de loi contre les émigrés.

« L’homme ne tient pas par des racines à la terre ; ainsi, il n’appartient pas au sol. L’homme n’est pas un champ, un pré, un bétail ; ainsi il ne saurait être une propriété. L’homme a le sentiment intérieur de ces vérités simples ; ainsi, l’on ne saurait lui persuader que ses chefs aient le droit de l’enchaîner à la glèbe…. » Puis, se retournant vers les membres du comité qui proposait le projet de loi : « Je déclare que je me croirais délié de tout serment de fidélité envers ceux qui auraient l’infamie de nommer une commission dictatoriale…. La popularité que j’ai ambitionnée, et dont j’ai eu l’honneur de jouir comme un autre, n’est pas un faible roseau ; c’est dans la terre que je veux enfoncer ses racines, sur la base de la raison et de la liberté…. Si vous faites une loi contre les émigrants, je jure de n’y obéir jamais. »

Et comme les murmures redoublent à gauche, dans ce petit groupe de factieux où siègent Rewbell et Merlin, qui s’efforcent de maîtriser l’Assemblée par la crainte des violences populaires : « Silence aux trente voix ! » s’écrie l’orateur ; et, en quelques mots, il achève tranquillement son discours.

J’arrête là des citations déjà trop nombreuses. Elles ne seront pourtant pas inutiles si elles donnent à quelques lecteurs la curiosité de ces discours mal connus, que rien ne saurait faire oublier, pas même l’éloquence du temps où nous sommes.