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Molière (Lafenestre)/2

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II

LES PREMIÈRES BATAILLES
(1658-1664)

Le 24 octobre 1658 marque, dans la carrière du poète et dans l’histoire des lettres, une date décisive. Ce jour-là, dans la Grande Salle des Gardes, au Vieux Louvre, le comédien ambulant, avec sa troupe, débute devant Louis XIV. Le roi avait 20 ans. Ardent au plaisir, ardent au travail, il se préparait à saisir les rênes de l’État lorsque le vieux cardinal les laisserait tomber, et sa sagacité précoce choisissait déjà, en silence, autour de lui, les hommes qui lui pourraient servir en ses amusements comme en ses ambitions.

La première pièce représentée fut Nicomède, de Pierre Corneille. Le choix était habile ! Dans cette apologie de la royauté absolue et magnanime, plus d’une tirade, lancée par l’acteur principal, dut frapper au cœur le jeune souverain, comme un appel vers la gloire. Le gros succès, en apparence, fut pour les trois Grâces, la Béjart, la Du Parc et la De Brie. Mais, quand la tragédie fut achevée, Molière, « qui aimait la harangue », s’avança sur la scène « pour remercier Sa Majesté de la bonté qu’elle avait eue d’excuser ses défauts et ceux de la troupe ». Il ajouta que « l’envie qu’ils avaient eue de divertir le plus grand roi du monde leur avait fait oublier que Sa Majesté avait à son service d’excellents originaux, dont ils n’étaient que de très faibles copies, mais puisqu’Elle avait bien voulu souffrir leurs manières de campagne, il la suppliait très humblement d’avoir pour agréable qu’il lui donnât un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation et dont il régalait les provinces ».

Ce compliment, d’une modestie maligne, où l’orgueil naissant du roi et la vanité des Comédiens de la Troupe Royale, assistant aux débuts de leurs rivaux, devaient trouver leur compte, fut débité avec tant d’aisance et de grâce que les applaudissements retentirent. La farce annoncée, le Docteur amoureux, jouée encore par Molière, en déchaînant le rire, compléta la victoire.

Dès ce moment, y eut-il, entre l’humble fils du tapissier, inquiet et déclassé, mais « possédant et exerçant toutes les qualités d’un parfait galant homme », et le superbe héritier du trône de France, comme un pressentiment de l’alliance prochaine qu’allait nouer entre eux la communauté des goûts littéraires, des ambitions glorieuses, des instincts personnels ? Chez l’un et l’autre, monarque apprenti, comédien expert, même intelligence pratique de la vie, même promptitude à juger les hommes, estimer les circonstances et s’en servir. En tout cas, ils se comprirent vite et s’entendirent, franchement ou à demi-mot, le plus souvent. C’est bien à Louis XIV que la France doit Molière. Sans le roi, sans sa protection fidèle, nous n’aurions peut-être qu’un seul Molière, celui du rire, farceur incomparable, farceur unique, sans doute, mais enfin un Molière réduit, exclusivement comique et traditionnel. Nous n’aurions pas le grand Molière, si original et si personnel, à la fois satirique et moraliste, le vaillant poète, créateur des grands types humains de vice et de vertu, Tartufe, Don Juan, le Misanthrope.

Toujours est-il que le lendemain, avant de partir pour Lyon, le roi voulut témoigner à la troupe son contentement. Il mit à sa disposition la salle du Petit Bourbon, attenante au Louvre, et communiquant avec les appartements royaux. Les représentations, alternant avec celles de Scaramouche et de ses acteurs italiens, y commencèrent huit jours après. D’abord, rien que des tragédies, Héraclius, Cinna, Rodogune, le Cid, Pompée et peu de succès. L’accent plus simple que Molière et ses compagnons s’efforçaient d’introduire dans l’éloquence cornélienne, étonnait et scandalisait des oreilles accoutumées aux déclamations ronflantes des Grands Comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. Mais lorsque ce jeu naturel apparut dans les « deux Nouveautés », l’Étourdi puis le Dépit amoureux, que l’acteur-auteur se hâta de leur offrir, la surprise du Parterre tourna vite en joyeuse admiration. Le succès de Molière dans le rôle de Mascarille fut étourdissant, au dire même de ses plus violents détracteurs. Treize ans après, l’ignoble Boulanger de Chalussay, dans son Elomire Hypocondre, mettant Molière en scène, lui fera dire :

J’affiche, je harangue et fais tout de mon mieux,
Mais inutilement je tentai la fortune.
Après Héraclius on siffla Rodogune…
….Dans ce sensible affront, ne sachant où m’en prendre
Je me vis mille fois sur le point de me pendre..
…Où je devais périr, je rencontrai le port.
Je veux dire qu’au lieu des princes de Corneille,
Je jouai l’Étourdi, qui fut une merveille,
Car à peine on m’eut vu, la hallebarde au poing,
À peine on eut ouï mon plaisant baragouin,
Vu mon habit, ma toque, et ma barbe et ma fraise,
Que tous les spectateurs furent transportés d’aise…

Le roi, sur ces entrefaites, était rentré à Paris. Le Maréchal de la Meilleraye lui offrit une petite fête à son château de Chilly, le 28 avril. Molière, appelé, pour sa seconde rencontre avec le souverain, lui donne l’étrenne du Dépit amoureux. Quelques jours après, on demande au Louvre l’Étourdi, déjà applaudi au Petit-Bourbon. Comme les bourgeois et vilains de Paris, la noble assistance, mise en joie, réclame encore, réclame surtout d’autres farces. Le Médecin volant, Gros-René écolier (l’une retrouvée dans les papiers de Jean-Baptiste Rousseau, l’autre, en cinq actes, perdue), le Dépit amoureux, préparent la cour et la ville à l’éclat d’une prochaine escarmouche autrement hardie.

Le 18 novembre 1659, la Farce des Précieuses, déjà connue aussi dans le Midi, apparut sur la scène parisienne avec Cinna. Le succès fut aussi rapide qu’imprévu. Les acteurs, contre l’usage, n’avaient même osé doubler les prix pour la première représentation. On dut le faire dès la seconde, et l’on put le faire pendant longtemps. Cette première attaque contre le pédantisme et le maniérisme dont la littérature était empoisonnée depuis près d’un demisiècle, répondait trop à l’état général des esprits, après les folles équipées de la Fronde, pour n’être pas saluée, comme un bon présage, par la génération nouvelle. Après les régences agitées de Marie de Médicis et d’Anne d’Autriche, les luttes de Richelieu et Mazarin contre l’anarchie et l’insolence nobiliaires, l’écrasement de la littérature indépendante et populaire par le formalisme des grammairiens, la préciosité des salons, la sentimentalité factice des pastorales, l’emphase et la grossièreté des imbroglios tragi-comiques, c’était dans toute la nation, surtout à Paris, un besoin irrésistible d’ordre et de paix, de bon sens, de vérité, de raison et de gaieté, dans les plaisirs comme dans la vie. Descartes, par le Discours de la Méthode (1637) et le Traité des Passions (1649), avait puissamment orienté dans ce sens les esprits réfléchis. Pascal, par les Provinciales (1656-1657), venait de déclarer la guerre à toutes les hypocrisies et à tous les mensonges. Tous les espoirs se tournaient vers le jeune roi, qu’on sentait viril, impatient de briser les freins imposés à ses appétits de gloire et de popularité par les prétentions des courtisans et les chicanes des parlementaires.

Lorsque furent données les Précieuses, le roi et son frère étaient dans les Pyrénées. Si le premier jour ce fut la victoire, ce fut aussi le scandale. Tout l’Hôtel de Rambouillet était là ! Cette grosse pierre lancée brusquement dans le tranquille étang des vanités littéraires y souleva aussitôt un immense coassement de grenouilles. Un vieux bourgeois eut beau crier : « Courage, courage, Molière, voilà de la bonne comédie ! ». Précieux et Précieuses s’agitent, chuchottent, complotent. Par l’influence d’un alcôviste de qualité, les représentations sont suspendues. Sans perdre la tête, Molière envoie la pièce au roi. Lorsqu’elle lui revient avec l’approbation attendue, il la remet le 2 décembre sur l’affiche, avec un titre plus noble, mais déjà plus provocant : Les Précieuses Ridicules, Comédie. Le succès fut énorme et ne se ralentit pas durant quatre mois. Outre les trois représentations par semaine au Petit-Bourbon, il en fallut donner beaucoup d’autres durant le Carnaval et le Carême, en visite. « On est venu à Paris de vingt lieues à la ronde, dit Gui Patin, et ceux qui font profession de galanterie et n’avaient pas vu les Précieuses n’osaient l’avouer sans rougir. »

Dès que le roi fut rentré à Paris avec sa jeune femme, Marie-Thérèse, il se fit jouer la pièce discutée à Vincennes le 29 juillet, puis les 21 et 26 octobre, au Louvre et chez Mazarin. Le Cardinal était déjà très malade. On remarqua que le roi se tint, tout le temps, debout, respectueusement, comme un invité, derrière le fauteuil de son vieux ministre. On était alors en train de démolir l’Hôtel du Petit-Bourbon pour commencer la Colonnade du Louvre. La troupe allait se trouver sans gîte. Le Cardinal lui témoigna sa sympathie par un don de 3 000 écus, le roi par un ordre envoyé à M. de Ratabon, surintendant des bâtiments, très hostile aux comédiens, celui de mettre en état, pour eux, la Salle de Théâtre au Palais-Royal (ancien Palais-Cardinal), construite par Richelieu et abandonnée depuis sa mort.

Décidément, Molière était bien en cour. Sa renommée s’établissait, mais avec la renommée, s’amassait, grossissait, s’irritait, de tous côtés, contre lui, la meute d’ennemis qui ne cessera d’aboyer à ses trousses. La guerre ouverte par les Précieuses, n’était encore qu’une petite guerre, professionnelle et littéraire, à la fois contre les comédiens rivaux de l’Hôtel de Bourgogne et du Marais, les auteurs attardés des amphigouris et vociférations héroïques, les vanités du pédantisme féminin et de l’infatuation mondaine. Léger combat d’escarmouche, brève mêlée d’avant-garde ! Mais le beau lutteur est mis en train par ce premier avantage. On va bientôt le voir, par des attaques hardies, entrecoupées de retraites prudentes, s’avancer patiemment, opiniâtrement, vers un but, d’abord indécis peut-être, mais qui, peu à peu, s’éclaire, s’agrandit, se rapproche.

Avant d’être expulsés du Petit-Bourbon, les « Comédiens de Monsieur » y avaient causé un nouveau scandale par un nouveau succès. Le 28 mai 1660, Molière, pour répondre aux gémissements des pruderies précieuses, y avait donné et joué en personne le Cocu imaginaire. Pouvait-on plus franchement s’affirmer comme l’héritier conscient et heureux des ancêtres gaulois, conteurs libres et goguenards du Moyen âge, farceurs et paradistes de la foire ? Déjà, après les Précieuses on lui avait prêté ces paroles : « Je n’ai plus que faire d’étudier Plaute et Térence, je n’ai plus qu’à imiter le monde ». La saillie ne saurait être exacte dans ces termes absolus, car Molière ne cessa jamais de fréquenter les grands classiques ; mais la pensée en est juste. Désormais, Molière, sans hésitation, va suivre ses instincts naturels, et s’il étudie, traduit, imite les Latins comme les Espagnols, ce ne sera jamais qu’en remaniant et refondant, au creuset de son génie personnel, les éléments qu’il y recueille.

La nouvelle bravade vis-à-vis de la pruderie précieuse fut accueillie avec une joie bruyante. La plupart des gens de qualité, autant que les robins, marchands, artisans, applaudirent cette remontée de gaîté populaire et de libre langage, sur les tréteaux d’un Palais. Bien que le Cocu fût joué en plein été, durant les fêtes d’un mariage royal, il fallut le donner quarante fois de suite, devant une salle comble aussi bien clans les loges qu’au parterre. Parmi les applaudisseurs se trouvaient, sans doute, auprès du vieux Sorel, l’un des premiers adversaires du bel esprit et de la préciosité, quelques condisciples de Molière, Chapelle et Hesnault ; parmi les lettrés, La Fontaine, Maucroix, Furetière, ses contemporains, Boileau et Racine, ses cadets. Dès ce moment se formait l’avant-garde de ses défenseurs, de tous les dégoûtés à la fois par les excès de la préciosité et ceux du burlesque. Boileau entre en campagne avec sa première Satire. Racine soumet à Molière sa Théogène et Chariclée. Tout cela se prépare d’abord gaîment autour de la table, en de fréquentes réunions aux cabarets de « la Croix de Lorraine » et du « Mouton Blanc », d’où bientôt jaillira ce joyeux et irrévérentieux manifeste, le Chapelain décoiffé.

Lorsque le Cocu se présenta à la cour, il n’effaroucha pas davantage son noble auditoire. Le roi y prit grand plaisir. À son exemple cardinaux, princes, grands seigneurs, financiers, appellent à qui mieux mieux, dans leurs salons, l’étonnant farceur et poète, le Molière-Sganarelle. Comme les Précieuses, le Cocu est de suite imité, parodié, critiqué, accusé de plagiat, subit toutes les épreuves que la jalousie et la sottise infligent d’ordinaire aux révélations trop éclatantes d’un talent nouveau.

Molière, comme Shakespeare, homme de théâtre avant tout, sachant qu’une œuvre s’améliore, se complète, s’enrichit, à chaque représentation, par le jeu des acteurs et le contact avec le public, n’avait, en province, publié aucune de ses pièces. Les Précieuses avaient été imprimées, malgré lui, sur une copie dérobée, clandestinement vendue à un libraire : « C’est une chose étrange, écrit-il, qu’on imprime les gens malgré eux… J’avais résolu de ne faire voir ces Précieuses qu’à la chandelle pour ne pas faire mentir le proverbe (Elle est belle à la chandelle mais le grand jour gâte tout)… J’ai eu beau crier : temps, ô mœurs… » Toute sa vie, en noble artiste, il gardera cette peur de l’imprimerie qui fixe trop vite la pensée en pleine activité, et lorsqu’il publiera, ce ne sera que par nécessité, pour se défendre, presque toujours avec une incroyable négligence. Pour le Cocu, il avait évité la fuite des copies, mais inutilement. Un admirateur enthousiaste, M. de la Neufvillaine, suivit les représentations jusqu’à ce qu’il sut la pièce par cœur et la put livrer au libraire Jean Ribou. Quand Molière, averti, fit saisir le tirage de douze cents exemplaires, on n’en trouva plus que quatre.

Ce fut par le Cocu que s’inaugura, le 20 janvier 1661, la salle du Palais-Royal. On le donna plusieurs fois de suite avec les Précieuses. Amis ou ennemis, avec sympathie ou jalousie, tous s’accordent alors à reconnaître, dans le chef de la troupe, le plus désopilant des farceurs, mais un simple farceur. Cela pouvait-il suffire aux ambitions du poète ? Conscient des forces supérieures qui s’agitaient en lui, l’auteur du Dépit, en montant sur une plus grande scène, entendait bien aussi s’élever vers de plus hautes destinées. La tragi-comédie, l’intrigue courtoise, la pastorale même, qui avaient amusé sa jeunesse, conservaient toujours pour lui, comme pour le roi, pour la cour et les amateurs lettrés, par leurs libertés imaginatives, mélanges de rires et de larmes, de sentimentalité, raillerie et poésie, un légitime attrait. Dans ses tournées provinciales, où il jouait constamment des rôles héroïques, il s’était essayé, lui aussi, à des compositions du même genre. On lui en verra, plus tard, sortir de ses tiroirs, en toute occasion, des canevas auxquels il donnera des formes nouvelles. Pour le moment, trompé peut-être par les efforts de labeurs que lui avait imposés cette ambition juvénile, inopportune ou prématurée, il crut frapper un grand coup en donnant Don Garcie de Navarre ou le Prince jaloux.

Le contraste de cette étude passionnelle, sérieuse, héroïque, élégiaque, avec les fines railleries et franches gauloiseries des Précieuses et du Cocu était vraiment trop violent. Le public parisien, dérouté, n’y reconnut plus son amuseur déjà classé, et, par ses succès même, condamné au rire continu. Ce fut la chute à plat, complète. Mauvaise joie chez les envieux et les rivaux, consternation inquiète chez les amis. La mode n’était plus, décidément, à ces mélanges des genres, où la vie se présentait sous toutes ses variétés d’aspect. Nos vieux instincts, incurablement formalistes et doctrinaires, réveillés par la puérile et bruyante querelle des unités, exigeaient de l’unité apparente à tout prix, non seulement dans le temps, le lieu, l’action, mais encore dans la suite et la nature de l’émotion théâtrale. Quelques années auparavant le grand Corneille, rivé, lui aussi, par l’admiration, à la formule victorieuse, n’avait pu faire accepter son beau drame de Don Sanche d’Aragon par le préjugé public. Don Garcie, d’une exécution très inférieure, devait, à plus forte raison, subir le même sort. N’oublions pas, néanmoins, qu’avant les tragédies de Racine ce fut le plus sérieux acheminement vers le drame psychologique, uniquement fondé sur le jeu des passions.

Ce n’est pas un tel four (le mot est du bon Lagrange) qui pouvait, d’ailleurs, démonter un homme de ressources tel que Molière. D’abord, il en appela de la ville à la Cour, qui cette fois, protesta contre la ville, mais inutilement. Recommandé par Versailles et par Chantilly, Don Garcie essaiera bien de reparaître à Paris deux ans après, mais la froideur y restera la même, et la pièce ne sera imprimée qu’après la mort de Molière. Celui-ci, dans l’intervalle de ces deux chutes, n’avait pas, on le pense bien, perdu son temps. Pour satisfaire à la fois tous ses spectateurs, courtisans et bourgeois, nobles et vilains, il leur avait servi un plat composite, mélange de farce et de morale, d’amusants quiproquos et de saines pensées, à l’usage du petit et du grand monde, L’École des Maris, jouée à Paris le 24 juin 1661, avait, en deux heures, fait regagner à l’auteur de Don Garcie tout le terrain perdu pour sa popularité. Elle avait fait mieux encore, elle avait fait regagner, suivant les bons juges, à l’art de la comédie, tout le terrain abandonné par la pensée humaine depuis l’antiquité gréco-romaine. Ménandre, Plaute, Térence avaient enfin un successeur qui, en s’inspirant d’eux, manifestait hardiment l’intention de les dépasser. La pièce fut représentée, sans relâche, au Palais-Royal, du 24 juin au 11 septembre, applaudie, avec la même chaleur, à Vaux et à Fontainebleau, par la Reine d’Angleterre, Monsieur et Madame, récemment mariés, le Roi, la Reine et toute la cour. Malgré sa répugnance pour l’impression, Molière dut se décider à la publier. Il la dédia au duc d’Orléans, son protecteur, en s’excusant de lui offrir « par nécessité absolue » cette « bagatelle ».

C’était, comme on l’a dit justement, une pièce à thèse. Deux frères, d’âge mûr, d’humeurs diverses, l’un jaloux et tyrannique, l’autre aimable et indulgent, sont tous deux à la fois tuteurs et amoureux, malgré la différence d’âge, de deux jeunes sœurs qu’ils veulent épouser. Lequel, par l’éducation qu’il leur a donnée, s’est mieux assuré leur affection et son bonheur ? La réponse, on la connaît. C’est Ariste, le souriant, qui remporte sur Sganarelle, le grognon. Or, à ce moment, chez les comédiens et les lettrés, on n’ignorait point que Molière, à quarante ans, se proposait d’épouser Armande Béjart, âgée de dix-neuf. L’occasion était belle de trouver sur la scène des allusions à la réalité, et d’autant plus piquantes que le futur mari, en Sganarelle, s’était réservé le rôle ridicule et antipathique. On n’y manqua pas. Dès lors, presque à chaque nouvelle comédie, se posa la question, comme elle se pose encore, de la part de sentiments personnels introduite par Molière en ses figures théâtrales, d’une apparence si impersonnelle.

Question inévitable et légitime, question complexe et, le plus souvent, insoluble, si l’on veut une réponse précise. Qui déterminera jamais, dans les créations du génie et de l’art, la quantité d’éléments que les créateurs ont tiré fatalement d’eux-mêmes, de leurs passions et de leur vie, et ce qu’ils ont extrait du monde et des êtres extérieurs par l’observation et l’expérience ? Il n’est point d’œuvre, si personnelle ou impersonnelle qu’elle veuille ou puisse paraître, qui ne soit un amalgame de ces divers éléments dans des proportions infiniment diverses. La gestation d’un poème ou d’un roman s’accomplit dans le cerveau producteur par une suite d’opérations plus mystérieuses et involontaires encore que la gestation de l’enfant dans les entrailles de sa mère. L’homme de génie est incapable de s’analyser lui-même avec précision et certitude. S’il est impossible d’éviter l’attrait de semblables problèmes et d’en contester l’intérêt et l’utilité, on ne saurait donc apporter dans leur étude trop de prudence pour les hypothèses, trop de réserves pour les conclusions.

Que Molière, avec l’ardeur de son tempérament, la vivacité de ses sentiments, la franchise de son caractère, la hardiesse de sa pensée, ait dû mettre, sciemment ou inconsciemment, beaucoup de lui-même dans son œuvre, qui donc en pourrait douter ? Combien de ses contemporains nous l’ont affirmé ! Par Lagrange et Vinot, ses premiers éditeurs, par Baron, inspirateur de Grimarest, témoins et compagnons de sa vie, ne connaissons-nous pas bien sa façon de travailler ?

Quoiqu’il fût très agréable en conversations lorsque les gens lui plaisaient, il ne parlait guère en compagnie… Cela faisait dire qu’il était rêveur et mélancolique, mais s’il parlait peu, il parlait juste… Il observait les manières de tout le monde, il trouvait ensuite moyen d’en faire des applications admirables dans ses comédies, où on peut dire qu’il y a joué tout le monde, puisqu’il s’y est joué le premier sur des affaires de sa famille et qui regardaient ce qui se passait dans son domestique. C’est ce que ses plus particuliers amis ont observé bien des fois.

On peut donc croire qu’en composant ou achevant l’École des Maris, durant la crise qui précéda la célébration de cette union disproportionnée, Molière dut, plus d’une fois, songer à lui-même, aux difficultés de son présent, aux incertitudes de son avenir, et se faire répéter, par Ariste, les conseils d’indulgence, de tendresse, de douceur qu’il se donnait à lui-même in petto, dans l’espoir d’assurer son bonheur. Que de vers optimistes ou pessimistes, désespérés ou attendris, que de mots charmants ou douloureux, retentissent, comme les échos alternants d’un cœur agité, dans les dialogues contradictoires des deux barbons et de leurs pupilles !

À peine l’École des Maris avait elle paru, le succès battait son plein, quand le roi fit demander, d’urgence, à l’auteur une fantaisie quelconque, ce qu’il voudrait, pourvu qu’il y eût des intermèdes, et qu’on y put intercaler des ballets. Les Fâcheux furent joués, le 17 août 1661, au château de Vaux, lors des fêtes magnifiques données à la cour par le surintendant Fouquet, qui devait être emprisonné quelques jours après. « Jamais entreprise, dit la Préface, ne fut si précipitée que celle-ci ; c’est une chose, je crois, toute nouvelle, qu’une comédie ait été conçue, faite, apprise, représentée en quinze jours. » Malgré l’extraordinaire virtuosité dont Molière fît preuve en d’autres occasions, on peut penser, qu’en la circonstance, il se vantait un peu. Si la façon de présenter et d’encadrer les divers portraits, si vrais et si amusants, qui font de cette pièce à tiroirs une délicieuse galerie de peintures vivantes, fut rapidement improvisée, en fut-il de même pour chaque épisode en particulier ? C’est à ce propos que Grimarest-Baron fait cette observation :

Quoiqu’il dise qu’il ait fait cette pièce en quinze jours, j’ai de la peine à le croire. C’était l’homme qui travaillait avec le plus de difficulté, et il s’est trouvé que des divertissements qu’on lui demandait étaient faits plus d’un an auparavant… On ne lui a jamais donne de sujets. Il en avait un magasin d’ébauches, par la quantité de petites farces qu’il avait hasardées dans les provinces ; et la Cour et la Ville lui présentaient tous les jours des originaux de tant de façons, qu’il ne pouvait s’empêcher de travailler de lui-même sur ceux qui le frappaient le plus.

Rien de plus vraisemblable que cette habitude, pour un notateur infatigable, de puiser dans ses réserves et de se trouver ainsi prêt à toute réquisition.

Quoi qu’il en soit, et comme le temps ne fait rien à l’affaire, plus ou moins improvisés, les Fâcheux offraient un admirable défilé de types et de caractères, avec une verve endiablée d’esprit et de style. C’était tout l’entrain satirique, descriptif, bouffon de Mathurin Régnier, Saint-xmant, Desmarets, Scarron, avec une intensité de précision, une profondeur d’analyse, une sûreté de goût bien supérieures. Ce ne fut qu’un long éclat de rire. S’il ne s’y reconnaissait pas lui-même, chacun y croyait reconnaître un voisin. Le roi, victime obligatoire chaque jour de tant de fâcheux, voulut collaborer à la vengeance des amants toujours troublés dans leurs rendez-vous ; il fournit, pour la seconde représentation, un type d’importun supplémentaire, celui du chasseur. Les applaudisseurs du poète grandissant ne se tiennent pas d’aise. On sait ce, jour-là, avec quelle joie d’allié, dans la campagne menée contre le maniérisme romanesque et la naïveté artificielle, La Fontaine écrivait le soir même à l’ami Maucroix :

C’est un ouvrage de Molière.
Cet écrivain, par sa manière
Charme à présent toute la Cour.
De la façon dont son nom court
Il doit être par delà Rome :
J’en suis ravi, car c’est mon homme.
Te souvient-il bien qu’autrefois
Nous avons conclu d’une voix
Qu’il allait ramener en France
Le bon goût et l’air de Térence ?

Plaute n’est plus qu’un plat bouffon,
Et jamais il ne lit si bon
Se trouver à la Comédie :
Car ne pense pas qu’on y rie
De maint trait jadis admiré
Et bon in illo tempore ;
Nous avons changé de méthode,
Jodelet n’est plus à la mode
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la Nature d’un pas.

Les Fâcheux, revus et augmentés, reparaissent quelques jours après, devant la cour, à Fontainebleau. À l’hiver, au Palais-Royal, ils font la joie du grand public. Ce seront les Fâcheux, farce aristocratique, qui, avec le Cocu, gauloiserie populaire, tiendront le plus souvent l’affiche du vivant de Molière.

Il va sans dire que tant de portraits comiques, où se pouvaient reconnaître tant de spectateurs, allaient déchaîner contre « le Peintre » de nouvelles rancunes et de nouvelles attaques. Et, cependant, les Fâcheux n’avaient encore été qu’une opération de sondage dans l’esprit du roi. Jusqu’à quel point la raillerie, jusqu’alors limitée aux précieuses et aux valets parés des plumes des marquis, pourrait-elle directement s’adressera leurs maîtres ? Louis XIV avait répondu sans tarder. En offrant lui-même aux coups du satirique son grand-veneur, il lui donnait le champ libre. Dès lors, tous les marquis allaient y passer, du petit au grand. Trop spirituels, il est vrai, trop bons courtisans, la plupart, pour ne pas faire de nécessité vertu, ou trop suffisants et trop sots pour se vouloir reconnaître tout en reconnaissant leurs voisins, ils vont, d’ailleurs, s’empresser autour du favori royal, afin de s’assurer ses bonnes grâces. Molière n’avait-il pas, lui aussi, un office à la cour ? N’était-il pas « Valet de Chambre du Roi » en survivance de son père ? Il devenait donc un homme à la mode et jouait ce rôle, comme tous les autres, avec tact et dignité. « Ces messieurs lui donnent souvent à dîner, mais il rend tous les repas qu’il reçoit, son esprit le faisant aller de pair avec beaucoup de gens qui sont beaucoup au-dessus de lui ».

Le 20 février 1662 fut célébré, à Saint-Germain l’Auxerrois, le mariage de J.-B. Poquelin, et d’Armande-Grésinde Béjart. Les témoins étaient Jean Poquelin, père du marié, A. Boudet, son beau-frère, la dame Hervé, Louis Béjart, Madeleine Béjart, frère et sœur de la mariée Armande. Celle-ci, âgée de quelques mois lors de la fondation de l’« Illustre Théâtre », avait été élevée par sa sœur et par Molière, dans la troupe. Il semble même qu’elle ait joué, de bonne heure, quelques rôles enfantins sous le nom de Mlle Menou. De bonne heure aussi, par sa gentillesse et son intelligence, elle avait inspiré à son éducateur une tendresse d’affection qui changea de caractère à mesure que la jeune fille grandissait et s’embellissait. Dès 1659, une réponse de l’ami Chapelle à l’imprésario se plaignant des chagrins continuels que lui donnent ses Trois Déesses, Pallas-Béjart, Junon-Du Parc, Cypris-De Brie, pour la distribution des rôles, révèle, sous forme allégorique, l’état déjà douloureux de son âme inquiète. Mlle Menou y est comparée à un jeune arbrisseau qui n’a pas

Encor la vigueur et la force
De pénétrer la tendre écorce

Du Saule qui lui tend les bras.
…La branche amoureuse et fleurie
Dans cinq ou six jours se promet
De l’attirer à son sommet.

« Vous montrerez ces beaux vers à Mlle Menou seulement ; aussi bien sont-ils la figure d’elle et de vous ».

Quatre mois après son mariage, Mlle Molière (le titre de Madame était réservé aux femmes de qualité) entrait dans la troupe avec une part de sociétaire, réservée, d’ailleurs, pour elle depuis un an. Toutefois, elle ne devait débuter que l’année suivante, après son premier accouchement. En attendant, durant la lune de miel, le poète laborieux n’avait point perdu son temps. Sous l’action d’une idée fixe, celle d’être heureux dans son ménage, de l’être par sa tendresse et son indulgence, il avait repris l’École des Maris pour en faire l’École des Femmes. En fait, c’est la même thèse, avec mêmes contrastes dans les caractères et les sentiments, aboutissant aux mêmes conclusions, mais avec une force d’analyse et de pensée toujours grandissante, une verve de plus en plus abondante et communicative, une perfection plus soutenue de style théâtral, vif, clair, souple, coloré, vibrant dans l’amertume comme dans la gaîté.

À l’heure où l’on commençait à l’accuser de s’endormir dans les félicités ou de se laisser accabler par les désillusions du mariage, il reparaissait donc sur la scène, le 26 décembre 1662, plus militant que jamais. Amis et ennemis, ce jour-là, purent se compter, se mesurer, aiguiser leurs armes, On n’avait jamais vu tant de visages souriants, ni tant de mines déconfites, ni tel triomphe, ni tel tumulte. L’École des Femmes, sans désemparer, allait tenir chaque soir, de Noël jusqu’à Pâques, l’affiche du Palais-Royal et, presque tous les autres jours, se transporter en ville. Mais à travers quelles protestations, quels orages, quels échanges violents de paroles et d’écritures !

Les attaques par le livre ou le théâtre ne pouvaient alors se produire aussi vite qu’aujourd’hui, à cause des lenteurs et difficultés du permis d’imprimer ou déjouer. Tandis que les adversaires jasaient, complotaient, griffonnaient dans l’ombre, les amis n’hésitèrent pas à se déclarer. Quatre jours après la première représentation, le jeune Boileau, connu seulement, dans le petit cénacle, par quelques satires non imprimées, envoyait son salut de nouvel an « à M. Molière » :

Ta muse avec utilité
Dit plaisamment la vérité,
Chacun profite à ton école ;
Tout en est beau, tout en est bon,
Et ta plus burlesque parole
Vaut souvent un docte sermon.

Nature, Vérité, Moralité, voilà décidément ce que réclament, avec les précurseurs, La Fontaine, Sorel, Furetière, Chapelle, les nouveaux combattants, Boileau et Racine. C’est le temps où les réunions de ces Jeunes-France, soit au cabaret, soit chez Boileau, rue du Vieux-Colombier, furent les plus fréquentes, cordiales et fécondes pour l’avenir.

Boileau terminait ses stances par le conseil de laisser « gronder les envieux ». Ils allaient gronder, en effet. Dès le mois de février, un jeune arriviste, Donneau de Visé, le futur journaliste, fondateur du Mercure galant, ouvrit le feu dans ses Nouvelles Nouvelles contre « cette pièce que tout le monde a trouvée méchante, mais où tout le monde a couru… le sujet le plus mal conduit qui fût jamais… » Il se déclarait « prêt à soutenir qu’il n’y a point de scène où l’on ne puisse faire voir une infinité de fautes ». Force lui est bien, pourtant, d’avouer que « jamais comédie ne fut si bien représentée ; chaque acteur sait combien il doit faire de pas, et toutes ses œillades sont comptées ». Aveu naïf et intéressant des qualités exceptionnelles de Molière comme metteur en scène, instructeur des comédiens, acteur lui-même. Donneau terminait son pamphlet par l’éloge de l’Hôtel de Bourgogne « où l’on préparait une pièce pleine de ces tableaux du temps qui sont présentement en si grande estime… Elle est, à ce que l’on assure, de celui qui a fait les Nouvelles Nouvelles ». Cet « à ce que l’on assure » est charmant et d’une saveur de réclame assez moderne.

Aux environs de Pâques, le dépit des jaloux et des envieux dut s’exaspérer à l’annonce d’une nouvelle faveur royale. Molière, recevait pension « en qualité de bel esprit ». Il était couché sur l’état pour la somme de 1 000 livres « comme excellent poète comique » à côté du vieux Pierre Corneille « premier poète dramatique du monde » pour 2 000 livres, et du jeune Racine pour 800 livres. Parmi les autres portes, un seul était plus favorisé que Corneille, « le sieur Chapelain, le plus grand poète français qui ait jamais été et du plus solide jugement ». C’était Chapelain, sans modestie comme sans rancune, qui avait dressé les listes et rédigé les notes.

Molière « s’empressa de remercier le roi en vers ». Avec quelle joie il semble avoir saisi l’occasion de pousser une nouvelle pointe, légère encore, mais droite et franche, contre ces Marquis, dont il avait trop souvent essuyé les mépris plus ou moins dissimulés ! Avec quelle verve d’ironie, en vers libres, d’un tour libre, costumant la Muse en Marquis, il lui enseigne les façons de s’habiller à la mode, de se pousser au lever du roi, parmi la cohue des courtisans, de s’y faire valoir, par sa jactance et son impertinence !

Vous savez ce qu’il faut pour paraître Marquis,
N’oubliez rien de l’air ni des habits…
Arborez un chapeau chargé de trente plumes
Sur une perruque de prix,
Que le rabat soit des plus grands volumes
Et le pourpoint des plus petits.
Jetez-vous dans la foule et tranchez du notable :
Coudoyez un chacun, pas du tout de quartier :
Poussez, poussez, faites le diable
Pour vous mettre le premier.

Quelques jours après, l’École était reprise avec mêmes applaudissements. De tous côtés aussi grondaient de nouvelles menaces d’hostilité. Mais avant même que Donneau de Visé, Boursault, Robinet, Montfleury et d’autres aient eu le temps de démasquer leurs batteries souterraines, Molière, ouvrant le feu, avait forcé les assaillants à se découvrir. La Critique de l’École des Femmes éclate au Palais-Royal, le vendredi 1er juin 1663. La pieuse reine-mère, Anne d’Autriche, en accepte la dédicace. « Elle qui prouve si bien que la véritable dévotion n’est point contraire aux honnêtes divertissements, Elle qui, de ses hautes pensées et de ses importantes occupations, descend si humainement dans le plaisir de nos spectacles et ne dédaigne pas de rire, de cette même bouche qui prie si bien Dieu… »

C’est alors que toutes les rancunes se déchaînent. Nombre de gens se crurent visés, quelques-uns avec raison, dans ces portraits, gravés à la pointe sèche, de poètereaux envieux, de critiques aigres, d’amateurs prétentieux et ignorants. Le duc de la Feuillade, l’homme du « Tarte a la crème, morbleu ! tarte à la crème », rencontrant Molière dans une galerie de Versailles, « l’aborde avec les démonstrations d’un homme qui voulait lui faire caresse », lui frotte le visage contrôles boutons de son pourpoint « fort durs et fort tranchants », et lui met tout le visage en sang. Une pareille insulte ne pouvait, naturellement, qu’exciter l’indignation du roi. Nous ignorons comment le duc fut réprimandé, mais il le fut, et peu de temps après, Racine écrivait à l’abbé Le Vasseur : « Je n’ai pas trouvé aujourd’hui le comte de Saint-Aignan au lever du roi, mais j’y ai trouvé Molière, à qui le roi a donné assez de louanges, et j’en ai été bien aise pour lui ; il a été bien aise aussi que j’y fusse présent. » La publicité de cette faveur lui devenait, en effet, de plus en plus nécessaire.

La Zélinde par Donneau de Visé n’avait pu, il est vrai, être représentée, mais sa venimeuse brochure courait partout, et l’on annonçait la représentation du Portrait du Peintre ou Contre-Critique de l’École des Femmes, par Boursault. Encore une fois, Molière n’attend pas l’attaque. L’Impromptu de Versailles, joué à Versailles, le 14 octobre, riposte d’avance au coup monté par l’Hôtel de Bourgogne, où l’on ne fut prêt que le 17 novembre. C’est en vain que, sous cette cinglante volée d’une bastonnade impitoyable, Visé s’efforce encore de regimber par la Vengeance des Marquis, Robinet, par le Panégyrique de l’École des Femmes, Montfleury par l’Impromptu de l’Hôtel de Condé. La bataille du bon sens, la cause de la liberté satirique est définitivement gagnée. Les vaincus, aux abois, en sont réduits à se servir d’armes empoisonnées. Visé accuse hypocritement le souverain de trahir sa fidèle noblesse, et le vieux Montfleury adresse au roi une requête où il accuse Molière d’avoir épousé la fille de sa maîtresse. « Mais Montfleury, dit Racine, n’est pas écouté à la Cour. »

Quelques jours après, en effet, Louis XIV saisit l’occasion de prouver à son comédien quel cas il pouvait faire de toutes ces vilenies. Le 28 février 1664, Mlle Molière ayant mis au monde un second fils, Louis XIV s’en déclare le parrain, en prenant pour commère sa belle-sœur, Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans, la charmante Madame depuis si longtemps bienveillante au poète. Le roi se fait représenter, à Saint-Germain-l’Auxerrois, par le duc de Créqui, ambassadeur à Rome, la duchesse par la maréchale de Choiseul.